Murphy
Pour se rendre chez Christian, il faut emprunter la route qui sinue le long des Collines sur quelques kilomètres. De part et d’autre de la vallée s’étalent les villas huppées, pareilles à de gros champignons exotiques dans un jardin immense et magnifique. Sur la route, nous croisons quelques cyclistes, et beaucoup, beaucoup de voitures au prix exorbitant. Au loin, le château de l’Hospitalet en pleine rénovation et ses quatre tours massives semblent protéger les habitants de la vallée.
Un peu plus tôt, vers quatorze heures, Christian et Bob, son « tuteur » (c’est ce qu’il m’a dit, même si on dirait plus un domestique), sont venus me prendre en voiture pour m’amener dans la villa des Descartes. La veille, j’ai prévenu mon oncle Balthazar et tante Cathy que je passerais l’après-midi chez Christian. Pour qu’il me laisse partir, j’ai dit à mon oncle que Christian était juste un ami. Cathy a semblé deviner la vérité mais n’a rien dit, elle a esquissé un sourire avant de reprendre contenance quand mon oncle Balthazar lui a demandé ce qui « n’allait pas ».
Christian m’a envoyé un message, « Je suis devant chez toi. » avec un petit cœur rouge mignon et je suis descendue prendre mes affaires. À la porte, mon oncle m’a barré le chemin et a plongé son regard cadavérique dans le mien :
— Tu rentres avant sept heures. Pas une minute après. Sinon…
J’ai hoché la tête. Il a ajouté, sinistre :
— Je t’accompagne. Je veux voir la gueule de ce type.
Nous sommes sortis et j’ai observé les alentours à la recherche de Christian, en priant pour qu’il ne se soit pas trompé d’adresse (j’avais envie de m’éloigner le plus possible de mon oncle).
— Il n’est pas là, a constaté Balthazar, presque avec joie.
— Si… je le vois, il vient de sortir de sa voiture !
J’ai pointé du doigt le véhicule garé à vingt mètres de nous, une sorte de Rolls Royce ou quelque chose qui s’en approchait. Christian s’est avancé vers moi en jetant un regard méfiant à mon oncle, dont le visage s’est décomposé quand il a constaté qu’effectivement, c’était bien mon ami qui venait de sortir du luxueux engin.
— C’est Christian ? a-t-il demandé, un peu hébété.
— Oui. Salut, ai-je répondu en me précipitant vers Christian, qui m’a attrapé l’épaule, un peu gêné.
Nous sommes montés sur la banquette arrière, Bob m’a appelée « Madame » et nous sommes partis. Pendant tout le trajet, nous n’avons pas échangé un mot, rendus timides par la présence pesante de Bob à l’avant et ses regards appuyés dans notre direction.
La villa Descartes comporte deux entrées, un grand portail automatique ouvert en grand et une longue allée de pins qui mène au garage, où Bob range la voiture (une Bentley, en réalité, comme me l’a appris Christian quand je lui ai demandé), à côté de deux autres berlines noires du même genre. Je me sens impressionnée, comme un poisson rouge qu’on aurait sorti de son bocal pour le plonger dans un lac. Je savais que les parents de Christian étaient riches, qu’ils étaient dans les affaires (Christian n’a pas voulu s’étendre à ce sujet, comme s’il ne savait pas lui-même l’emploi réel de ses géniteurs), mais pas à ce point.
Bob m’ouvre la portière. J’ai l’impression d’être une princesse. C’est une sensation étrange, mais agréable. Christian sort et lance un regard appuyé à Bob, comme pour lui suggérer de dégager. Bob hésite une ou deux secondes et disparaît à l’intérieur. Alors nous restons plantés là, Christian et moi, sans trop savoir quoi faire ni quoi dire.
— Hum… (je me racle la gorge, cherche désespérément un sujet quelconque de conversation, alors que lui ne semble pas gêné le moins du monde par la situation, il me regarde en souriant) Tu… tu as un chien ?
Il fronce les sourcils (ses sourcils sont bruns et au tracé parfait, comme le logo Nike en moins courbé), apparemment dérouté par ma question.
— Non. Pourquoi ?
Je hausse les épaules un peu trop brusquement.
— Pour savoir. Je vois bien un chien dans cette… grande maison.
— Ma famille n’est pas très chien, en fait.
Il attend ma réaction, comme s’il était responsable des goûts de sa famille.
— Oh… c’est pas grave.
Il me fait visiter certaines pièces de l’intérieur, vaste, immense, sans fin. Il me montre son salon, canapés d’angle en cuir, table basse en onyx, écran plat fiché dans le mur en pierre ; sa mini-salle de cinéma remplie de LED ; une grande salle à manger que je trouve froide (il m’emmène vite ailleurs) ; le long couloir avec le grand miroir, les tableaux (il me cite leurs auteurs, visiblement connus et réputés) et à la fin, il me fait monter à l’étage, dans sa chambre.
Sa chambre ressemble à celle d’un catalogue de déco : parfaite mais impersonnelle, hormis un tiroir où il range des photos : un ours en peluche perché sur un fauteuil roulant, un dressing rempli de chemises, de dizaines de chemises, avec une ombre (celle de Christian?) qui se dessine dans le couloir, un château en ruine, une chouette ou un hibou, un élastique cassé, une haltère, une poche plastique fichée sur un poteau et gonflée par un courant d’air, un ours en peluche éventré…
— Pourquoi… toutes ces photos ?
— Elles me rappellent certaines choses, explique-t-il.
J’en attrape une au hasard : le Mont Saint-Michel.
— Celle-là, elle t’évoque quoi ?
Il réfléchit quelques instants (il rayonne presque, quand il réfléchit) et explique, énigmatique :
— Une issue incertaine.
— D’accord, Monsieur Mystère, dis-je avec un sourire. Pourquoi il n’y a pas de gens sur ces photos ?
Il secoue la tête.
— Les gens mentent. Seuls les objets sont sincères.
— C’est profond…
Il rit légèrement et j’ai soudain très, très envie de l’embrasser. Je le pousse sans crier gare sur le lit, il s’affaisse en souriant et je grimpe sur lui pour le plaquer, le forcer à rester immobile, bien que je sache qu’il pourrait me repousser aisément, comme une poupée de chiffon. Nous nous embrassons pendant quelques minutes, puis je lui caresse les cheveux en poussant des sortes de ronronnements. Christian, lui, semble paisible et heureux.
(chapitre coupé en deux pour faciliter la relecture)
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