La cible

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Lorsqu’ils arrivèrent en classe, madame Massimelli avait déjà commencé le cours. Ils attendirent tous les trois près de la porte, trempés, qu’elle finisse de les sermonner. Éveline leva les yeux et vit le regard interrogatif d’Augustin. Aucun des élèves de la classe ne semblait touché par la pluie.

Ils n’avaient pas d’excuse.

Mince.

Au moins, la libellule avait rendu normale sa réapparition au lycée en ’93. Maintenant, c’était à elle de gérer les maths…

Ils durent passer tous au tableau pendant le cours. Eveline faisait des efforts si désespérés de suivre, que même Zoé s’était mis à lui chuchoter des bribes de réponse. Pas très glorieux.

Anne-Lise n’était pas au meilleur de sa forme, non plus, la prof la regarda un moment par ses lunettes en fond de bouteille, puis par-dessus les lunettes, et décida de la laisser tranquille pour le reste du cours.

Le seul en mesure à sauver les apparences était Oskar : posé, sa voix d’homme revenant de temps en temps. Il semblait aussi que ce qu’il disait était juste, Éveline n’aurait pas pu se prononcer.

Le reste de la journée ils essayèrent de faire profil bas, autant que possible. Zoé bombarda Anne-Lise de questions dès la première pause, et lorsqu’Eveline essaya de répondre pour elle, elle se retrouva la cible de drôles de regards. Quelle était cette amitié fulgurante avec Anne-Lise ? Profil bas, donc.

Elle dut rester en retrait et surveiller…

Mais à part quelques difficultés scolaires, car la journée était remplie de maths, physique, chimie… tout se déroulait conformément à leur plan. La sœur d’Oskar avait pu déplacer la vente sur leur rue, Éveline resta avec Anne-Lise à travailler sur les devoir des maths jusqu’à tard le soir… En fait, c’était plutôt Éveline qui travaillait sur ses devoirs, Anne-Lise était perdue dans ses pensées.

Le temps s’était éclairci après l’orage et l’air était rempli de l’odeur des fleurs de marronnier. En sortant du bâtiment presque vide, Éveline aurait pu se croire en vacances. La rue était si paisible, le soir si doux, que toute la violence autour d’Anne-Lise semblait plus éloignée que jamais.

Oskar les attendait à la porte du lycée pour les accompagner à la maison. Mais derrière lui, comme une mauvaise ombre, Éveline vit la silhouette nerveuse d’Alicia.

Mince. Cette femme.

Éveline eut un mouvement de recul en la voyant.

Elle prit le bras de son amie et commença à rigoler comme après une bonne blague. Anne-Lise la regarda surprise, mais Éveline lui fit un clin d’œil et continua à rigoler. Ils partirent sur le boulevard avec Anne-Lise au milieu, en se forçant à être drôles, comme pour conjurer le danger.

En arrivant sur la place centrale, Éveline s’arrêta pour enlever un caillou dans sa sandale. Alicia ne se voyait nulle part. A sa place, elle remarqua une autre silhouette dans la lumière blafarde du réverbère, attendant devant la banque : le chasseur qui avait arraché son sac.

Il était habillé comme le premier soir sur la rue de la Mairie, marinière en banc et bleu et pantalons de couleur claire, en complet contraste avec l’époque dans laquelle il se trouvait.

Éveline était sure. C’était bien le voleur.

Elle sentait la rage monter dans la gorge, mais continua le chemin avec ses amis.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée de leur rue, la fête de l’association battait son plein. Anne-Lise avança au milieu des gens, incrédule, comme pour s’assurer qu’ils étaient vraiment là.

-Je dois retourner, dit Éveline à Oskar en baissant la voix.

Regard interrogatif.

-Je te laisse rester avec elle… je rentre plus tard.

-Tu es sure ?

C’était elle le voleur de temps et elle avait une affaire personnelle avec ce chasseur qui l’avait bloquée ici. En plus, les voir rôder autour d’eux ne la mettait pas tout à fait à l’aise. Qui étaient ces gens ? C’était quoi leur problème ?

Elle partit sans répondre et arriva en courant dans la place centrale. Il y avait quelques passants encore, mais devant la banque elle ne vit plus personne.

Mince.

Elle fit le tour de la place.

A côté de la mairie, collé au bâtiment, il y avait un petit jardin ouvert, avec quelques bancs. En passant à côté, elle reconnut une voix. Une voix de femme. Il n’y avait plus de faux velours, cette fois elle était furieuse.

Éveline frissonna : Alicia.

Elle se glissa dans l’ombre du premier arbre et écouta.

- Eh bien, ton plan est insensé ! disait la femme.

Elle était debout et pointait le doigt vers l’autre chasseur, assis devant elle.

Ils étaient bien de mèche. Deux misérables qui travaillaient ensemble. Éveline sentit la rage revenir, mélangée avec une sorte de dégoût, comme un haut le cœur. Elle se colla à l’arbre.

- Ma chère, rigola l’homme, c’est Madame qui veut cette gamine vivante… Tu sais comment elle est.

Voix grave, enveloppante, terriblement belle si ce n’était pour le son métallique caché dedans, comme un couteau. Éveline eut une sensation étrange : cet homme aux regards et voix si beaux, l’attirait et lui répugnait en même temps.

Mais de qui parlaient-ils ?

- J’aurai pu en finir avec tous les trois, plus l’abruti de Gilles, dix fois déjà ! dit Alicia avec dégoût.

Sans ses faux airs de dame comme-il-le-faut, la violence était presque palpable. Éveline frissonna. Les trois, ça l’incluait elle et Oskar.

- Tu as déjà dépassé la mesure, dit-il froidement. Tu n’étais pas censée effrayer la trace. D’autant moins la blesser. C’était quoi cette histoire hier ?! Nous l’aurons de toute manière demain soir, comme prévu.

La voix de l’homme s’était fait plus dure, métallique.

- C’est toi qui parles ? C’est moi qui l’ai traquée je te rappelle, j’ai accepté de monter l’appât pour la voleuse, de jouer la petite copine de ce gros porc de Gilles… Et pendant tout ce temps, toi ?

- J’ai la libellule, moi, pas la peine de me remercier, la voleuse est à notre disposition autant de temps qu’il faudra à Madame.

- Qu’il lui faudra pour… ? Quel est son plan ?

Il ricana.

- Marcus !

L’homme rigola de nouveau.

- Tu es jalouse ! Toi et moi nous sommes pareil, mais elle, elle est au-dessus. Tu n’as pas à être jalouse, elle est bien au-delà de tout cela.

Éveline s’appuya sur l’arbre. Cette Madame mystérieuse avait un plan pour elle, peu importe lequel et peu importe qui étaient ces personnes, cela n’annonçait rien de bon.

Ce n’était pas Anne-Lise la cible d’Alicia, elle était juste l’appât. Depuis le début, c’était elle, la petite voleuse de temps, qui était leur cible.

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