Chapitre 2
— Ah…
Maëlyne replaça une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Je m’en doutais, mais je ne pensais pas que ce serait si rapide… On espérait être plus discrètes et qu’ils ne se rendent compte de la disparition de Damien qu’au réveil.
Elle jeta un regard inquiet en direction d’Arganthaëlle. Celle-ci haussa les épaules.
— Me regarde pas comme ça… C’est fait, c’est fait !
— … êtes totalement malades ! vociférait toujours Hugues dans le combiné. Imagine qu’ils vous retrouvent… Ils ont la description de ta voiture, ils ont vu que vous étiez quatre femmes ! Où êtes-vous ?
— Chez Arganthaëlle. Marie et Esther sont en route pour Ys avec le petit. Sur Morvar'ch.
Le Grand Druide soupira.
— C’est déjà ça. Tu sais que tu ne pourras plus revenir dans le monde humain après ça. Arganthaëlle aussi…
— Nous sommes au courant. On vivait déjà sur Ys de toute façon.
Elles l’avaient fait en toute connaissance.
— Je comprends pas pourquoi vous n’avez pas attendu… J’avais dit que je trouverais une solution légale. Il fallait juste qu’on obtienne des papiers d’identité pour Esther. En un an, ça aurait été réglé. Sans alerte enlèvement…
— C’était beaucoup trop long pour Esther. Tu te rends pas compte.
— Non, peut-être. Mais vous auriez pu la tempérer au lieu de la soutenir dans sa folie. À la rigueur, Esther et Marie n’ont pas conscience des problèmes de notre monde. Mais Arganthaëlle et toi…
— De toute façon, on avait prévu de rester sur Ys. Notre installation est définitive.
— Bah j’espère que tu t’y plairas vraiment… lâcha Hugues.
Et il raccrocha. Maëlyne tripota sa gorge avec anxiété.
— Ton plan cul avait l’air remonté, dis donc !
— Oh, arrête de l’appeler comme ça…
— C’est bien ce qu’il est, non ?
Maëlyne mordilla sa lèvre et étudia les lueurs de l’aube à travers la fenêtre avant de répondre.
— Je sais pas vraiment ce qu’il est. Depuis que je vis sur Ys, on se voit moins souvent… Et quand on se voit, on n’a pas vraiment le temps pour ça…
— Hummph, marmonna la tante.
— Et puis, je crois qu’il est souvent inquiet pour moi.
— Inquiet ?
Maëlyne hocha la tête.
— Un peu trop… Enfin, je crois qu’il s’attache.
— Je t’avais prévenu que ce type d’histoire ne dure qu’un temps !
— Tant pis. C’est ce dont j’avais besoin à une période. Peut-être plus maintenant…
Même si les caresses avides de l’homme et les moments d’oubli lui manquaient, elle n’était pas prête à s’engager dans quoi que ce soit de sérieux. Elle scruta Arganthaëlle avec attention.
— Mais t’as l’air de t’y intéresser vraiment à mes histoires ?
La vieille femme esquissa un sourire mystérieux.
— J’ai été jeune moi aussi… Et naïve…
— Vraiment ?
Arganthaëlle hocha la tête.
— À l’époque, un druide m’a séduite. Il avait l’air d’adhérer à mes idées. Je voulais intégrer l’Ordre des druides.
La bouche de Maëlyne s’ouvrit de surprise. On lui avait tellement seriné que seuls les hommes pouvaient intégrer l’Ordre. Dans son esprit, une jeune Arganthaëlle aux cheveux longs et au regard déterminé s’avançait au centre d’un cercle de druides.
— Il m’a enseigné quelques trucs. Les runes, leurs significations, leur écriture. Assez pour que je puisse lancer quelques sortilèges.
Elle secoua la tête d’un air désabusé.
— J’étais si stupide. Il m’avait enseigné si peu finalement. Juste de quoi m’appâter. Puis quand il a eu ce qu’il voulait, il est parti. Il a sali ma réputation et s’est arrangé pour que je ne le dénonce pas au sein des druides. Mon rêve de devenir druidesse s’est envolé en fumée.
— C’est triste, commenta Maëlyne sans savoir quoi dire d’autre.
Elle posa sa main sur celle de la vieille femme en signe de soutien.
— Avec le temps, on s’en remet.
— Mais, du coup, pourquoi il n’y a pas de femmes druides ? Si c’est possible ? C’est juste une histoire de machisme ?
— Je sais même pas s’ils sont conscients que les femmes qui prennent le rôle de vates peuvent sûrement toutes utiliser leur magie. Ils pensent tellement qu’ils sont uniques… À mon avis, pas beaucoup d’entre nous ont eu accès aux runes. Ils en font un tel secret.
Maëlyne se rappela de la façon dont Erwan avait dissimulé les runes lors du premier sort qu’il avait jeté devant elle. Gaël et Hugues étaient moins vigilants, mais ils n’en laissaient pour autant jamais trainer derrière eux. Ce n’était guère surprenant d’apprendre qu’ils ne dévoilaient rien aux vates. Pourtant, elle avait vu la magie de la tante à l’œuvre. Sa capacité à guérir les gens d’un simple contact était impressionnante, ainsi que ses connaissances en remèdes naturels. Les druides n’étaient pas prêts à évoluer. Maëlyne songea qu’ils allaient pourtant devoir le faire s’ils voulaient cohabiter sur Ys. Il était temps qu’ils se rendent compte que leur patriarcat ancestral était ridicule. Sinon, elle leur rappellerait qui avait fait ressurgir l’ile.
— Tu n’as jamais dit aux druides que tu pouvais faire la même chose qu’eux ?
Le visage d’Arganthaëlle s’éteignit.
— Tristan savait. Il en aurait pas fait une priorité, mais s’il était devenu Grand Druide, je pense qu’il aurait parlé de la place des vates. Les autres nous prennent pour de vulgaires guérisseuses. Alors même qu’ils sont incapables de soigner une écorchure…
Maëlyne souffla.
— La société magique n’a pas l’air d’avoir beaucoup évolué avec le reste du monde… Sur la place des femmes.
— Par les korrigans, c’est le moins qu’on puisse dire. Parfois, je comprends Dahut. Même si elle est folle à lier, elle a quelques idées intéressantes envers les hommes.
Maëlyne écarquilla les yeux.
— Elle est extrémiste tout de même.
Arganthaëlle haussa les épaules.
— Oui c’est sûr. Mais les druides sont pas extrémistes dans leur genre ? Regarde Erwan qui voulait te forcer à faire ressurgir Ys… Enfin, c’est dommage pour lui, il n’aurait eu qu’à attendre un peu. T’aurais fini par le faire…
Elle donna un coup de coude dans les côtes de Maëlyne et s’esclaffa. La jeune femme ne put s’empêcher de sourire.
Une sonnerie de téléphone les interrompit. Le vieux combiné de la tante reposait sur le carrelage.
— Tu l’as laissé là ?
— Bah, qu’est-ce que tu veux que j’en fasse sur Ys ? Qui peut bien m’appeler à c’t’heure-là ? Si c’est un marchand de tapis, je vais l’envoyer paitre !
— Allo, lança-t-elle d’un air revêche.
…
— Liliane ? Calme-toi, qu’est-ce qui se passe ?
Maëlyne tendit l’oreille, mais ne parvint pas à entendre la voix étouffée de l’amie d’Arganthaëlle.
— Qu’est-ce que tu crois ? Que la fiancée de Tristan est mêlée à un enlèvement d’enfant ? N’importe quoi, c’est une simple coïncidence. C’est juste sa mère qui a dû regretter et qu’est venue récupérer le petit. T’inquiète pas ! Ma bru n’a rien à faire là-dedans. Elle avait juste été offrir quelques vêtements au petit, c’est tout !
Des chuchotis s’échappèrent encore du combiné.
— Mais non, je me suis embarquée dans aucune histoire louche. Je suis juste venue récupérer quelques affaires ce matin, mais je retourne en ville après. Je suis loin de tout, ici. Je suis bien à côté de chez mes cousins, à Brest. Je suis plus toute jeune, tu sais…
Elles parlèrent encore quelques minutes. Lorsqu’elle raccrocha, Maëlyne l’interrogea :
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle a entendu parler de l’alerte à la radio. Elle a eu peur qu’on y soit mêlée. Comme elle en avait parlé à sa petite-fille.
Maëlyne tritura une mèche de cheveux.
— J’avais laissé un faux nom et un faux numéro de téléphone. C’est pas par moi qu’ils pourront remonter jusqu’à elle, en tout cas.
— Fiou !
Un coup résonna sur la porte. Elles se figèrent toutes les deux.
— Tu as entendu une voiture ? murmura Maëlyne.
La tante secoua la tête. Elles se dirigèrent sur la pointe des pieds vers la porte. Arganthaëlle pencha la tête au niveau de la fenêtre quand un hennissement retentit. Elles éclatèrent aussitôt de rire. Maëlyne s’empressa d’ouvrir la porte et serra la tête de l’étalon contre elle.
— Tu nous as fait peur !
Une vision emplit l’esprit de Maëlyne dès qu’elle toucha Morvar’ch. Marie et Esther grimpaient péniblement l’échelle qui permettait d’accéder à Ys.
— Elles sont bien arrivées, commenta-t-elle pour la tante. Tu es prête ?
Arganthaëlle soupira.
— Jamais. À mon âge, c’est difficile de monter à cheval. Mais puisqu’on a pas trouvé plus rapide. Rentrons à la maison !
Elle s’approcha de Morvarc'ch qui se pencha de sorte qu’il soit à la hauteur des premières marches de la maison. La tante enjamba le dos et s’installa maladroitement. Maëlyne vient se poster derrière elle.
— En route, mon beau !
Elle jeta un dernier regard vers la maison qui avait accueilli Tristan enfant. S’il avait su qu’un jour sa tante la quitterait pour s’installer sur Ys sans que la vie de Maëlyne ne soit en danger… Peut-être auraient-ils pu trouver une solution s’il lui avait confié la vérité sur sa magie. Sans avoir à mourir pour la protéger.
Pendant les six mois qu’il avait fallu aux korrigans pour bâtir sa maison, elle avait pris le temps d’y réfléchir. Si elle ne doutait plus des sentiments de Tristan à son égard, elle lui en voulait d’avoir fait tant de mystères. Ils auraient dû travailler en équipe. Son cœur était déchiré en deux : une partie d’elle lui en voulait encore alors qu’une autre partie l’aimait toujours. Une des raisons pour laquelle elle fuyait Hugues et ses approches. Un soupir lui échappa. S’il avait été capable de se cantonner à une histoire de sexe aussi…
Devant eux, l’île fortifiée se dessinait déjà grâce au rythme effréné de l’étalon. Les hautes murailles qui protégeaient la ville les surplombèrent. Morvar'ch s’arrêta près d’une échelle qui montait jusqu’au sommet des digues. Arganthaëlle marmonna :
— J’aime pas la technologie, mais les korrigans auraient pu installer un ascenseur quand même. Heureusement que je repars pas de sitôt !
Et elle gravit les barreaux. Maëlyne en profita pour enlacer une dernière fois l’étalon.
— Je viendrai te voir demain, promit-elle.
Ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de faire pénétrer le cheval à l’intérieur. Elle s’attaqua ensuite à la longue ascension. Le vent marin glaçait son dos. En passant par-dessus la muraille, elle sentit la protection magique s’activer autour d’elle comme si elle passait dans une nappe de brouillard. Lorsqu’elle posa enfin le pied sur le sol, elle se retrouva nez à nez avec un Hugues furieux.
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