Le poids des étoiles éteintes
Je suis allongée, là, bien par terre, à même le bitume trempé par la pluie torrentielle, à écouter Voilà dans mon casque audio. Je crois bien que je ne me suis jamais autant reconnue dans un texte que dans ce dernier. Je sais bien que je ne vais pas pouvoir rester encore des heures dans cette position mais laissez-moi respirer rien que deux secondes, s'il vous plaît. Pour la première fois depuis trois semaines je me sens quelque peu apaisée. J’arrive presque à oublier cette douleur constante de mon cœur, cette oppression dans ma poitrine, cette envie incessante d’éclater en sanglots alors que mon corps n’a plus de larmes à fournir. Mon esprit se met sur pause rien que l’espace de deux secondes et enfin je peux reprendre mon souffle.
Un. Deux. Trois. Pause. Trois. Deux. Un. Pause. Un. Deux. Trois. Quatre. Pause. Quatre. Trois. Deux. Un. Il faut que tu respires Manon.
Je me relève et regarde la maison devant moi. Ma mère me regarde inquiète à la fenêtre. Je vois bien qu’elle ne sait plus comment me parler. Elle n’ose plus rien dire par crainte de me blesser encore plus, d’agrandir les blessures qui me hantent. Je ne sais pas ce qui est le pire. Que l’on vous parle mais que l’on vous blesse ou qu’on ne vous parle plus par peur de vous faire mal.
En fait, le problème est que je n’ai rien demandé. J’ai bien supplié Lucas de ne pas partir. Je suis restée à son chevet jour et nuit et pour autant me voilà, ici, seule, perdue au milieu de cette foule qui m’observe et qui guette quand je vais craquer. Sauf que je ne compte pas m’effondrer. Je ne peux pas parce qu’il m’est impossible de tomber plus bas.
J’ai dû dire adieu à mon étoile, ma moitié et donc j’ai aussi perdu l’étoile que j’ai été un jour. Elles sont éteintes et leur poids est bien trop lourd pour une seule personne. Je suis donc là, étendue sur le sol, dans mon pull rouge préféré, à essayer de faire rentrer un peu d’air au sein de mon corps, enfin ce qu’il en reste et de reprendre goût à la vie. Seulement, jamais je ne vais pouvoir le faire avec Maman qui me regarde comme si elle craignait que je m’enlève la vie à tout moment. Je n’en peux plus.
Non seulement le 12 juillet 2021 j’ai perdu ma moitié mais aussi la carrière qui m’étais destinée depuis toujours : la course à pied. « Pauvre Manon, vingt-quatre ans, veuve et se voit son avenir arraché brutalement. » « Quel tragique nouvelle pour Manon, non seulement elle perd la seule chose dans laquelle elle était bonne mais aussi la seule personne qui l’aimait. » Au moins, eux non pas peur d’écrire.
Depuis petite je suis habituée à ce que l’on parle de moi dans les médias « Manon Reynolds, l’espoir féminin français. » « Manon Reynolds, la perle française de la course à pied. »… Seulement à cette époque ça ne me dérangeait pas vraiment. Les gens s’intéressaient au moi sportif, à la fille qui courait bien. Mais depuis quelques mois ça a changé. Maintenant je suis incapable d’aller sur internet par peur de ce que les gens vont dire. Je n’allume plus mon téléphone. De toute façon la seule personne qui me contactait n’est plus de ce monde… Je ne vois même pas ce qui me retient ici en fait. Je ne peux plus courir, je suis seule avec mon chien, Starlight. Je ne vois pas là, comme ça, ce qui pourrait me retenir de partir avec lui en van en Suède dans le Sarek. Je crois même que c’est plus simple. Je ne trouve pas ce qui m’empêche de le faire car rien ne me retient ici. Maman ne va plus me parler et je deviens clairement un fardeau pour elle. Lucas n’est plus là. Et Thomas est en Irlande. Alors je crois que je vais m’écouter pour la première fois depuis trois semaines et que je vais partir en van avec Starlight dans les pays nordiques. Je vais aller au cercle polaire jeter les cendres de Lucas.
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