Chapitre 1
Marc
Février 1898
Il paraît qu'en ce temps-là, le tout Paris se pressait dans les cabarets pour admirer les cocottes qui levaient la jambe. C'était tout du moins ce qui se racontait dans l’Écho de Paris que lisait Marc chaque matin en ingurgitant un café un peu rance. Au fil des articles, on apprenait qu'on célébrait de somptueuses soirées au Chabanais, qu'il fallait être vu à la Closerie des Lilas, qu'au détour des rues, l'on pouvait rencontrer toute l'élite artistique et intellectuelle, de Zola à Toulouse-Lautrec.
La presse s'esbaudissait de l’érection de la Tour métallique de Gustave Eiffel, et des histoires de cuisses légères de la IIIe République. Les revues n'avaient de mots que pour les grandes horizontales comme Hortense Schneider, Apollonie Sabatier ou Jeanne Demarsy. Et que dire de la grande Sarah Bernhardt ! Tout pour oublier la guerre que l’on craignait de voir arriver. Mais de tout cela, Marc n’en connaissait que les échos de la presse. Son quotidien était bien plus sombre.
Ce jour-là était comme tous les autres jours. Tours et ses faubourgs s'étaient agités sous un soleil de plomb, entre labeur et divertissements populaires. Les vieux quartiers surpeuplés s'étaient mis à brailler, puis s’étaient calmés tandis que la nuit apportait un peu de fraîcheur sur les nuques malmenées.
Cette ancienne capitale royale ne dormait plus vraiment lorsque venait le soir. Elle avait vécu tant de bouleversements, tant de révoltes, tant de misères et de splendeurs ! Elle essayait tant bien que mal de rejoindre la modernité, un peu à marche forcée à vrai dire tandis que ses alentours, essentiellement ruraux, cultivaient encore le blé et le lin.
Marc, lui, travaillait de nuit dans ce lieu connu à travers toute la ville et la campagne par les gens de sa « condition. » Il exerçait le plus vieux métier du monde. Et les rituels de ce temple païen n'avaient guère changés depuis l'Antiquité.
Dissimulée derrière une sobre porte ornée d'une étoile incisée à même le bois, l’Étoile Bleue était de ces maisons de perditions que les femmes maudissaient dans leurs prières tandis que leurs drôles de maris saluaient d'un petit sourire en coin lorsqu'ils évoquaient son nom. Il en avait toujours été ainsi.
Ce n'était pas vraiment une Maison de luxe, mais ici, l'on pouvait croiser le riche entrepreneur venu s'encanailler dans les bas quartiers comme l'intellectuel désœuvré. Tous, en tout cas, respectaient une même loi : pour le monde extérieur, cette Maison n'existait pas. Il convenait donc de se taire, et de ne jamais en parler car il n'y avait en effet pas de femmes pour satisfaire ces messieurs dans cette Maison. C'était un petit secret entre ses clients. Qu'y avait-il de mal à ça ?
Oh, si les meubles là-bas pouvaient parler, ils en auraient des choses à dire ! Le pauvre mobilier avait, en effet, été le témoin silencieux de drôles de choses dans cette Maison. Ils vous parleraient très certainement de ces Messieurs qui n'osaient pas se regarder, de ces bourgeois qui discutaient, les mains dans les poches, qui évoquaient ce que faisait « celui-ci » ou « celui-là. »
- Moi j'préfère voir l'Oiseau, assurait ce banquier. Parce qu'il se laisse faire ! Avec lui, c'est pas comme avec ma femme, voyez-vous ? Vous pouvez faire tout ce que vous voulez !
- Ah ! Non, à choisir je préfère Coco ! Il a de la conversation !
- Drôle d'idée de se payer une putain pour juste parler.
Et pourtant, il arrivait très souvent qu'il ne se passe rien dans les chambres. Rien de sexuel, du moins. Mais, ici, on ne jugeait pas les clients. S'ils avaient besoin d'une épaule pour parler, très bien. S'ils voulaient juste jouer les voyeurs, ils le pouvaient. S'ils avaient juste besoin d'un peu de chaleur, on leur en donnait à la simple condition qu'ils payent. Cette formalité réglée, les clients devenaient des rois, et obtenaient tout ce qu'ils désiraient.
Ces braves Messieurs qui se vantaient de leurs exploits dans le hall d'entrée ne faisaient pas autant les fiers une fois dans la chambre. Ils se retrouvaient bien souvent les bras ballants en se demandant ce qu'ils faisaient là. Au Garçon de le rassurer d'un sourire, de lui prendre la main pour l'asseoir à ses côtés sur le lit, d'anticiper ses demandes et de lui faire perdre la raison l'espace d'une heure ou de toute une nuit.
Voici ce qui conduisait les hommes de Paris entre ces murs. Voici ce qui les amenait à pousser les portes de l’Étoile Bleue, à délaisser leurs acariâtres épouses, ces mariages par pure convention sociale, pour s'abandonner contre un corps vigoureux, une peau d'un blanc de porcelaine où au contraire d'un miel si exotique, à en payer le prix fort, à jouir de cette capacité à s'offrir cet homme, à profiter de son expérience dans les arts subtils de l'Amour.
La flamme de la bougie vacilla. Deux heures s'étaient enfin écoulée. Avec un sourire provoquant, Marc se redressa, et, désireux de ne pas frustrer son amant, il s'employa à le faire jouir d'un baiser interdit. Lorsque la besogne fut achevée, il quitta le lit grinçant, et passa une chemise sur son corps encore tremblant.
Ses gestes étaient délibérément sensuels. Il se devait de faire durer le plaisir. Cet homme qu'il venait de combler était le dernier client de la soirée, le plus riche surtout. Il avait été donc absolument nécessaire de satisfaire au moindre de ses désirs.
Ainsi, et ce durant deux heures, ne pas le décevoir était devenu sa priorité. Marc avait, en outre, parfaitement conscience que ce très bon client l'appréciait au-delà du raisonnable. C'était dès lors avec beaucoup de zèle qu'il s'était consacré à le combler, s'autorisant des gourmandises qui avaient arraché à son invité des soupirs d'aise...
Comme un chirurgien, il avait fait glisser ses doigts pour ausculter son corps, avant de pratiquer quelques incisions de ses ongles, pétrissant cette chair offerte pour le panser de baisers. Ce fut ensuite avec son propre corps qu'il était intervenu, devenant tout à la fois le scalpel et l'aide-soignant, et l'orgasme qu'il avait prodigué, le remède à toute solitude.
L'opération s'était déroulée sans qu'il y eût le moindre incident, et le médecin, une fois dignement vêtu, se laissa retomber contre le matelas poisseux, épuisé.
Mais lui-même ? Y avait-il pris du plaisir ? Il ne saurait le dire. Sans doute, puisqu'il avait joui sans pourtant atteindre l'extase. Avec le temps, la honte était passée pour ne laisser place qu'à une lassitude routinière...
- Merci, le Duc, sourit le client en lui caressant tendrement la nuque.
- Ah ! Non ! Ne commence pas, rétorqua Marc avec véhémence en repoussant la main câline. Deux heures, c'est deux heures !
- Tu pourrais au moins me faire croire durant quelques minutes encore que je compte un peu pour toi ! s'offusqua le chaland dans un rire.
- Pas pour vingt sous dont je ne verrai même pas la couleur !
L'homme, grand et sec, rit de nouveau avant de glisser sa main dans sa veste, abandonnée sur la tête de lit. Affichant un sourire goguenard, le riche galant agita sous le nez de son prestataire quelques billets froissés, tout en mordillant le lobe de son oreille.
- Et pour six de plus, rien que pour toi, le Duc, ai-je le droit à un dernier baiser ?
Souriant, Marc se tourna vers son client et, redevenant soudain une créature ô combien sensuelle, il se pencha pour lui accorder la faveur d'une dernière attention. Il suçota un instant la lèvre inférieure dans un gémissement érotique, avant que ne se mêlent leurs langues brûlantes de passion...
Le client sentit son désir revenir, et préféra mettre fin à cet échange, songeant qu'il n'avait pas sur lui de quoi s'offrir une troisième heure avec son amant.
- Pour ce prix-là, se moqua « le Duc » en s'installant à califourchon sur ses cuisses, je t'accorde même le droit d'être l'unique amour de ma vie pour quelques minutes encore, mon cher Monsieur Chaband, mais juste le temps de te rhabiller, cela va sans dire...
Gaspard Chaband, juriste et grand fumeur d'opium devant l'Éternel, se rallongea sur les draps avec volupté, entraînant son amant dans sa chute. Dans un rire léger, le Duc – puisqu'il était d'usage de taire son vrai nom dans ce genre de Maison – se cala alors contre le torse trop gras de son bienfaiteur sans rechigner, accompagnant le geste d'une légère caresse sur son bas-ventre, créant encore et toujours le désir afin que jamais le client ne se lasse…
La frustration participait d'un jeu galant. Le client devait se sentir aimé, et attendu, sans quoi, il ne revenait pas. Ces quelques caresses permettaient à Marc de s'assurer sa fidélité. La consommation du corps en tant que tel ne représentait pour lui qu'un intérêt mineur. L'amitié d'un client régulier était pour lui un bien plus précieux et lucratif.
Cependant, il n'avait pas prévu que cette affection allait s’étendre au-delà de la simple relation charnelle occasionnelle, pour se transformer en une obsession que Marc ne parvenait plus à contrôler. Monsieur Chaband venait presque chaque soir. Il lui était arrivé plusieurs fois de se battre avec un autre client, jusqu'à ce que la Matrone finisse par céder. D'une certaine façon, Monsieur Chaband avait acheté son exclusivité.
- Ne veux-tu pas que je rachète ta dette ? s'enquit justement l'homme de loi en glissant sa main sur sa joue. Ou que je détruise tous les renseignements sur toi dans nos bureaux ? Ce serait très facile, tu sais, ajouta-t-il dans un ronronnement, de te faire disparaître. Plus de numéro, plus de carte, plus rien. Tu serais libre…
Il ne prononça pas les mots, mais Marc devina bien le « libre d'être à moi » que cette proposition sous-entendait.
- Et t'appartenir ? rétorqua-t-il, sincèrement outré. T'être redevable de ma liberté ? C'est hors de question ! siffla-t-il en se soustrayant à ses cajoleries. Je ne veux plus rien devoir à personne ! Regarde où ça m'a mené !
- Ne le prends pas comme ça, soupira son client en essayant de glisser une main dans sa longue chevelure brune.
- Arrête de me toucher ! Je ne suis à personne !
Si ce n'était à Catherine, à tout le moins tant qu'il n'aurait pas racheté sa dette. Chaband s'autorisa un soupire, avant de lever les mains en signe d'apaisement.
- D'accord, d'accord. C'était une simple idée en l'air. Promis, on n'en parlera plus. Je viens pas te voir pour qu'on se dispute, tu sais ?
Marc entendit bien la menace sous-jacente qui se dissimulait derrière ce faux armistice. S'il continuait à se montrer revêche, il le perdrait. Se forçant alors à sourire, il replaça sa tignasse en arrière dans un geste éminemment sensuel, avant de s'alanguir aux pieds du lit. Gaspard Chaband eut alors tout loisir de contempler celui qui lui avait offert tant de joie.
Le Duc n’était pas vraiment le genre d'homme pour lequel toutes les femmes du pays étaient prêtes à se battre. L'homme avait tout juste trente ans, et pourtant, son visage était déjà bien marqué par les épreuves. Son regard était aussi sombre que sa chevelure, ses joues mangées par une barbe parfaitement travaillée, la cuisse molle, son ventre rond...
Il avait pourtant ce quelque chose qu'on ne retrouvait pas parmi le commun des mortels, un « je-ne-sais-quoi » qui enivrait inexorablement, un charme qui vous rendait fou, et qui autorisait toutes les folies. Sans doute était-ce son sourire large, sa façon de s'alanguir dans un lit ou de glisser une main dans sa crinière…
- Tu ne m'as jamais dit comment tu t'es retrouvé en ces lieux, remarqua Chaband.
- Mon histoire ne t'intéresserait pas, sourit Marc, radouci. Mais ne t'en fais pas, souffla-t-il, je préfère encore être ici plutôt que d'être dehors. Et je ne veux devoir ma liberté à un autre que moi !
- Contrairement à Coco, n'est-ce pas ?
Marc approuva d'un signe de tête. Effectivement, Baptiste, dit, « Coco », allait quitter la Maison à la tombée du jour. Un client qui l'aimait sans doute trop, avait racheté sa dette.
Marc avait vaguement compris qu'il s'agissait d'une sorte d'artiste de cette nouvelle génération, ceux qui cherchaient le « sujet moderne ». Pour eux, les filles de joies et les hommes de plaisirs étaient des sujets aussi « nobles » que les mythes antiques ou les tableaux d'Histoire, et ils entendaient faire d'eux des modèles.
Voilà pourquoi Pierre Carrot, ce prétendu artiste, avait demandé à Baptiste de s’alanguir sur un lit aux draps de soie durant des heures, observant la lumière qui tombait sur son corps avec minutie pour en faire des œuvres… plus que discutables aux yeux de Marc, m’enfin ! Il n’était pas peintre, n’est-ce pas ?
Ainsi, sous le prétexte d'en faire son modèle, l'artiste – qui n’avait pour lui que son argent – avait racheté la dette de Baptiste, et devait venir le chercher le lendemain. Tous les deux avaient pour projet de quitter la France pour se rendre à Bruxelles. On y disait les Salons de plus en plus réceptifs à l'art moderne. En outre, un galeriste serait d'ores et déjà intéressé par son travail…
Marc ne pouvait cependant cesser de penser que c’était une très mauvaise idée. La fortune d’un artiste était par définition fugace. Et puis, leur amour ne serait jamais accepté en dehors de ces murs ! Il n’avait cependant pas osé lui faire part de ses doutes. Qui était-il pour briser les espoirs fous de son ami ? Au moins, il serait libre… lui.
- À ce propos il est temps que tu t'en ailles, soupira Marc en se relevant et en ramassant son pantalon. Comme tu viens de le faire remarquer, c'est la dernière nuit de notre Coco, c'est un départ qui se fête !
- J'aime bien ce garçon, avoua Gaspard Chaband en s'étirant comme un chat. J'espère qu'il ne remettra jamais les pieds ici, si ce n'est par courtoisie !
Marc gloussa. Il l’espérait aussi.
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