Chapitre 4
Marc
Soir du 19 Février 1898
Marc, avec un sourire, s’abandonna un instant aux bras réconfortants qui s’étaient refermées sur son épais poitrail. Il inspira profondément, savourant l’odeur boisée du parfum d’Azzeddine qui lui coûtait si cher, mais qui plaisait tant à ses clients. Il ferma les yeux, savourant ses caresses tendres et lèvres charnues qui se perdaient dans son cou.
- Tu m’as entendu arriver ? rit son amant.
- Bien obligé, avec tes maudites perles !
Le cliquetis d’un immense et ridicule collier l’avait en effet trahi.
- C’est Monsieur Hautcoeur qui me les réclame, s’excusa Azzeddine, devançant sa pensée.
Marc détestait ces perles, comme tout ce que l’on imposait à son compagnon pour faire plus « oriental. » Toutes les bonnes Maisons se devaient d’offrir à leurs clientèles un soupçon d’exotisme. Pourtant, Azzeddine était un pur berrichon, quand bien ne pouvait dissimuler ses origines algériennes. Elles venaient de sa mère. Le reste n’était que bâtardise.
Il soupira. L’important n’était pas d’être authentique, n’est-ce pas ? Ni l’un ni l’autre n’avaient leur mot à dire. C’était au client de choisir. Qu’importe qu’on le mente, pourvu qu’ils croient à ce mensonge ! Après tout, ils venaient voir « Zazou » pour y chercher une note d’Ailleurs. Et puisqu’ils appréciaient ce burnous ridicule, ce khôl et cette parure immonde…
Ils n’avaient d’autre choix que de faire ce qu’on attendait d’eux.
- Arrête donc tes freudaines (1) ! T’as l’air d’avoir oublié t’as p’tite tenue de matelot !
- Nous étions d’accord pour ne plus jamais en parler !
Le sang colora les joues de Marc. Non sans une certaine honte, se rappela cette maudite soirée où un client lui avait demandé de jouer le batelier. Comme il s’était senti ridicule avec ce petit foulard rouge noué autour de son cou et cette uniforme rapiécé trop petite dans laquelle il avait eut tant de mal à se glisser.
La langue d’Azzeddine taquina son oreille, lui arrachant un soupir d’aise. Il s’abandonna tout contre son corps avec un sourire, se délectant de ses petites caresses et attentions. Ils avaient encore un peu de temps. La Maison n’ouvrait qu’à la tombée de la nuit, et personne ne viendrait les chercher ici, dans la Pièce du Curé. C’est leur petite cachette entre chiens et loups…
Se retrouver dans cette alcôve quelques minutes avant que l'on ouvre les portes était devenu pour eux un rituel. Ils avaient besoin d'un moment à eux, pour se retrouver, pour se réapproprier à la fois leur propre corps et le corps de l’autre. Ils puisaient, dans ces quelques minutes de répit hors du temps, assez de force pour pouvoir poser un masque sur leurs visages fatigués. Pour se donner du courage, ils se disaient que ce n’était qu’un jeu, qu'ils se retrouveraient à l'issue de cette nuit, que ce n’était que quelques heures…
- Tu sens bon, remarqua Azzeddine en plongeant son long nez dans son cou.
Un mélange de lavande et de vanilline qu’il avait imprégné sur sa veste. Un cadeau de l’un de ses bons clients.
- Si seulement je pouvais être le seul à le sentir ce soir, se désespéra son amant en l’embrassant dans son cou.
Marc réprima un rire désabusé. Tout ça ce n’était que des mensonges. Inlassablement, la réalité venait briser leur refuge. Ils n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes.
- Azz’, souffla-t-il en essayant de se soustraire à la caresse. On nous attend.
- Et bien qu’ils attendent alors ! J’ai le bien le droit de t’avoir rien qu’à moi pour quelques minutes !
- Si seulement tu daignais m’écouter... Je n’en peux plus de te voir monter, mentir, tricher et te coucher le soir en faisant semblant que tout va bien. Ça te tue, mon amour, et ça me tue aussi. Nous sommes sur une pente glissante, et j’ai peur de ne pas pouvoir te retenir…
- Ce que tu fais est dangereux, Marc.
- Ne t’en fais pas. Je sais ce que je fais.
Azzeddine laissa un rire triste s’échapper d’entre ses lèvres.
- Comme tu savais ce que tu faisais, pas vrai, quand tu as laissé Chaband s’amouracher de toi !
- Pitié, Azzeddine, ne parle pas de lui quand on est tous les deux, supplia Marc en se retournant pour lui faire face.
Marc caressa tendrement sa barbe légère, avant de se pencher pour souffler contre ses lèvres :
- Ne prononce plus son nom. Je le supporte déjà assez pour ne pas l’entendre dans ta bouche.
Azzeddine cella la promesse d’un baiser tremblant. Marc l’étreignit alors avec force, et se perdit un instant dans sa chaleur…
...lorsqu’un intrus écarta les rideaux de velours rouge qui les protégeaient des regards indiscrets. Surpris, ils retournèrent vivement, les yeux écarquillés, piégés comme lapins en garenne. Heureusement pour eux, ce n'était qu’un Paul furibond. Ils préféraient encore ses sermons plutôt que les poings de Quentin.
- Vous êtes vraiment deux beaux crétins tous les deux ! s'énerva justement leur ami, le rouge aux joues. La Patronne nous attend ! Vous voulez qu'elle vous fasse payer cher votre retard parce que vous avez le pantalon en feu ?!
- Merci pour ta sollicitude, pesta Azzeddine. On te fera demander quand on aura besoin d’un chaperon !
Paul leva ses bras trop longs au-dessus de sa tête, leva les yeux au ciel et s'en retourna vers le salon. Marc sourit, incapable de lui en vouloir. Il était comme ça, le Paul : il faisait des manières, se donnait un genre d’homme toujours en colère, mais s’il était aussi rude et piquant, c’était qu’il tenait à eux. Il était entré à l’Étoile Bleue le premier. Il connaissait bien Catherine pour avoir souffert de ses humeurs depuis bien trop longtemps. Ceux, dont elle craignait la rébellion étaient sévèrement corrigés sans autre forme de procès ! Coupables avant d'être innocents, telle était sa justice !
- Il faut qu'on sorte d'ici, souffla-t-il en regardant Paul s'éloigner. Je n'en peux plus ! Je ne supporterai pas une année de plus entre ces murs !
- Et on irait où ? maugréa Azzeddine. Avec quel argent ?
- On fera.
- Ah ! Diable ! Parce que tu crois qu'on pourra vivre une vie normale après avoir vécu ici ? Qu’on aura belle maison à la campagne, avec de belles fenêtres, le coq, le chien et l’âne ?
Il eut un rire désabusé qui brisa le cœur de son amant.
- Tu vis un rêve éveillé mon pauvre Marc. Redescends des nuages où tu t’trouves ! C'est ça notre réalité, gloussa-t-il amèrement en désignant les murs à la mosaïque obscène. Il va bien falloir qu'on s'en accommode ! Je serais toujours le « Zazou » et tu seras toujours le « Duc ».
(1) Freudaine : patois berrichon signifiant « plaisanterie, farce ».
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