(Réponse à "Mots en folie bis") Valentine.
Au-dessus du village et de la ferme, des cumulus glissaient au gré du vent ; bientôt un bleu azur inonderait cette commune imaginaire du sud de la France.
Valentine se leva, enfila une robe de chambre et entra dans la cuisine. Son perroquet, juché sur le meuble, répétait à intervalles réguliers : « Cochon, cochon, cochon, cochon… »
La fermière se mit à la fenêtre et vit le porc, d’habitude, jouant avec sa balle, les pattes sur le grillage de la basse-cour.
— Qu’est-ce qui lui prend à ce bestiau ? demanda-t-elle à Donald, l’ara macao.
Atteint d’une espèce d’écholalie, le perroquet n’entendait pas. Valentine attendait, le regard fixé sur le volatile. Finalement, sans mots nouveaux, elle résolut de clarifier sa propre pensée :
— Tu es bien un perroquet américain, prompt à l’alerte, mais cependant indicible.
En regardant la grosse pendule contre le mur, elle se rendit compte qu’elle devait se hâter de nourrir la ribambelle de volailles. Elle petit-déjeuna en vitesse, s’habilla et puis prépara des épluchures de pommes, de légumes, des restes de poissons, de graines...
Dans la cour, Léon, le cochon, toujours les pattes sur le grillage, grognait et s’agitait de plus en plus.
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ? T’es devenu sénile ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.
Léon se retourna à la voix de sa maîtresse. Il remua sa queue en tirebouchon et vint se frotter contre sa cuisse. Valentine caressa son groin humide et frais, puis d’un geste coutumier ouvrit la porte de la basse-cour. Les oies, les dindes, les dindons, les canards, les poules et les lapins semblaient excités eux aussi ; toute la volaille et le gibier à quatre pattes couraient en tous sens, affolés et poussant des cris inhumains.
Sachant pertinemment que cette initiative lui serait reprochée, Léon s’engouffra dans l’ouverture. Il courut à l’opposé du grillage, s’arrêta net et renifla un petit corps brun. Valentine jetait du seau les épluchures à chacun de ses pas, rejoignit Léon et découvrit avec stupeur, une hermine, mal-en-point. Son flanc, entre le brun et le blanc, accusait une ouverture qui s’élargissait sous l’effet d’une respiration lente, entrecoupée d’un léger râle. La fermière plaça sa main sous son museau ; une langue tiède, fiévreuse, râpeuse et faible lécha sa paume. Elle devait agir vite, très vite, cette bête souffrait, et le temps, cousin de la mort, ne prévoyait aucune guérison sans des soins.
Léon, entretemps, parti dans la maison, était revenu avec une couverture, arrachée du lit de Valentine. L’idée lui avait paru judicieuse, pleine de bon sens. Sa maîtresse pourrait en avoir l’utilité. Sous les cris admiratifs de la volaille, venue se rendre compte de la situation, elle remercia le cochon en lui caressant le groin. L’hermine fut enveloppée délicatement et transportée dans la 4L. Léon, convié à suivre sa maîtresse, monta lui aussi dans la voiture. Ils partirent tous trois un dimanche matin sur les traces du docteur des animaux.
La clinique vétérinaire se trouvait à un kilomètre de la ferme. Aucun client, dans cette bâtisse de plain-pied et ultramoderne, ne déplorait nuls maux en tout genre de leurs compagnons à quatre pattes, seuls le tôlier et sa secrétaire campaient dans cet emplacement, tel un couple indéfectible.
L’assistante vétérinaire qui reconnut le carrosse de Valentine héla le docteur de derrière son comptoir. Ce dernier arriva en même temps que la fermière entra dans la clinique. Il sourit à la vue du cochon et le flatta d’une caresse.
— Tu m’as l’air en pleine forme, Léon…, dit-il sans se soucier de Valentine qui fonça tout droit dans le cabinet pour y déposer la couverture.
— S’il te plaît, René, il y a plus urgent, l’interrompit-elle en revenant dans la salle d’attente.
Le vétérinaire se désintéressa de Léon, leva les yeux sur Valentine qui l’attrapa par l’avant-bras et l’entraîna vers l’hermine. Quand le vétérinaire remarqua la couverture sur la table de consultation, il s’attendait à un corps mort d’un volatile, si non pourquoi confectionner un linceul de fortune ? Tout en jetant un œil plein de questions à la fermière, il s’approcha et, dépliant le linge, il eut un recul instinctif devant cette bestiole, n'étant plus habitué à ce genre de rencontre depuis qu’il avait pris la succession de la clinique. René regarda Valentine, honteux, mais dubitatif quant à l’expression sérieuse du visage de la fermière. La surprise passée, il examina la blessure. Bien que celle-ci fût quand même impressionnante, il rassura la vieille femme. La plaie ne représentait pas de réel danger pour l'hermine : il l’endormirait, la recoudrait, et pratiquerait sur elle une série d’analyses, afin de déterminer si elle ne porte aucun germe bactériologique infectieux susceptible de contaminer les gens du village.
La vieille dame de 70 ans ressortit du bâtiment, soulagée, puis se rendit à pied chez la fleuriste. Sur le trottoir elle rencontra Jérôme, un vieillard de 45 ans valétudinaire, qui passait les trois quarts de la semaine chez le médecin. C’était un homme maigre, au teint cireux, pratiquant le métier des mots : un écrivain connu qui abusait de la bibine, des clichés, des lieux communs et des expressions vieillottes ; un mauvais écrivain en somme. Valentine, grande lectrice, surtout le soir avant de s’endormir, s’était interrogée sur la raison de la publication de ses œuvres. Elle salua l’homme courtoisement de la tête, suivie d’un sourire, et pénétra chez Asphodhelle, vieille fille un peu étrange qui faisait pousser des clochettes d’Irlande dans un cercueil, dans l’arrière-boutique.
— Comment va, ce matin, Catherine ?
— Tant que la Mort ne traîne pas sous mes chaussons, tout va bien. Et toi donc, Valentine, comment vas-tu en ce jour dominical et ossuaire ? Ah, mais je vois que Léon est de sortie !
— Oui. Il a trouvé une hermine blessée dans le poulailler ; nous venons de la déposer chez René Variti.
— Une hermine ? C’est pas un animal courant dans la garrigue. Elle a dû faire un sacré chemin pour arriver chez toi, répondit la fleuriste.
— Oui, sans doute. Je sais même pas où ça vit ces bestioles.
— Eh ben, d’après Fleurs de France, il y en a dans le Larzac. En parlant d’autre chose, tu es au courant du mariage de Gertrude, samedi prochain ?
— Quoi ? Cette salope qui n’assiste même pas à la messe du dimanche et qui se permet de snober tout le village parce qu’elle est riche ? Et elle se marie où ?
— À la chapelle, pardine.
Valentine s’étonna, comme si un peuple extraterrestre avait volé leur Soleil.
— Et c'est le curé qui va la marier, non ?
— Ça se pose pas ce genre de question.
— Eh ben moi je la pose, parce que le curé Germain qui a baissé dans mon estime, je suis sûre qu’il ne l’a jamais vue, cette vieille dinde. Je te jure, le serviteur de Dieu est parfois injuste avec ses ouailles.
— De quelles ouailles tu parles ?
— De nous autres, pardine, qui nous farcissons tous ses sermons sur l’évangile ! Et des vas-y « de nous aimer les uns les autres et de pardonner à ceux qui nous font du mal ». Quand je pense qu’il m’a fait tout un discours sur la fidélité, à confesse, quand je lui ai avoué que j’avais un amant.
— Quel rapport Valentine ? Tout le village savait que tu te rendais le soir chez Ernest, quand ton mari était ensuqué de sommeil.
— Le rapport, il est que cette trainée drague tous les jeunes hommes de la ville de Nîmes. Je suis presque sûre qu’ils ne dépassent pas la trentaine.
— Que veux-tu ma chère, la passion première chez l’être humain, c’est l’argent. Les sentiments passent au deuxième plan. Et comme dit le curé, on ne peut adorer deux maîtres à la fois : Mammon et Dieu.
— Bien d’accord avec toi Asphodhelle. Sauf que le bon Dieu devrait regarder d’un peu plus près ses serviteurs et leur commander de faire un effort sur la tolérance.
— T’es à côté de la plaque, ma chère amie. Notre bon curé Germain ne fait-il pas preuve de tolérance en célébrant le mariage de la Gertrude ?
— Évidemment, puisqu’il ne la connaît pas.
— Tu as toujours réponse à tout, hein ? Mais c’est un peu contradictoire ce que tu dis. S’il ne la connait pas il ne peut pas faire d’intolérance.
— Peu importe, du moment qu’il marie ce cadavre, il tombe en désuétude dans mon estime, répliqua Valentine.
— Dit comme ça, c’est plus de l’amertume que de la haine. Moi je l’aime bien notre bon curé, il n’est pas non plus pédophile, comme le disent les médias. Mais, pour en revenir à la mère Gertrude, elle avait cru bon se soustraire au mariage civil.
— C’est-à-dire ?
— Elle ne voulait pas passer devant le maire, non, mais tu le crois ça ?
— Oui, je le crois, parce que c’est une sombre idiote qui ne sait pas réfléchir sans remuer des billets. Je te le dis sans complaisance : c’est un roseau non-pensant.
— J’aime beaucoup la comparaison, même si l’image est abstraite, confessa la fleuriste.
À ce moment précis, une clochette tinta et la porte de la boutique s’ouvrit.
— Bien le bonjour les commères, s’exclama Jérôme, l’écrivain valétudinaire.
Les deux femmes ne se formalisèrent pas sous cette appellation ironique. Elles avaient l’intelligence de rire d’elles-mêmes et le courage d’accepter ce trait de caractère qui leur convenait à juste titre.
— Comment allez-vous monsieur Acrivine ? Vous aussi vous vous rendez au cimetière ? Vous avez perdu quelqu’un ces temps-ci ? demanda Asphodhelle.
— Non, fort heureusement. J’aurais voulu un bouquet de roses à offrir pour un mariage…Tenez, vous qui êtes une experte en fleurs, que me conseilleriez-vous ? demanda-t-il après un instant de réfexion.
— Le vôtre ? s'enquit la fleuriste.
— Je sais ! C’est pour l’autre cinglée de Gertrude ! Elle en a de la chance cette garce ! s’exclama Valentine.
— Non, pas pour cette femme désagréable et misanthrope. C’est pour un vieux couple d’amis. Ils ont décidé de matérialiser leur amour, non officialisé depuis 40 ans.
— Matérialiser… ? Voyez-vous ça. Vous employez un drôle de terme. Bref, je voulais vous demander, tout à l’heure vous aviez dit : misanthrope. Qu’est-ce donc cela ? interrogea Valentine.
— Une personne qui n’aime personne, pour simplifier ce drôle de mot.
Et puis se tournant vers la fleuriste :
— Alors, le verdict pour le cadeau ?
— Offrez leur un olivier en pot. Si ils ont un jardin, c’est idéal ; il pourront le dépoter et le replanter.
— Excellente idée, et en effet ils ont un jardin. Allez, c’est parti pour un cadeau à la Athéna. Croyez-moi ma chère Asphodhelle, on dit : s’ils ont un jardin et non si ils ont un jardin.
— Si vous le dites, docteur des mots, répondit Asphodhelle.
En attendant sa plante, Jérôme interpella Léon :
— Eh bien alors, mon grand Léon, comment vas-tu en ce dimanche qui s’annonce lumineux ?
— Vous êtes au courant qu’il ne comprend pas votre langage sophistiqué, intervint Valentine en prenant son bouquet de roses préparé tous les dimanches.
— Qu’est-ce que vous voulez, c’est mon côté romancier, avec un fort imaginaire qui ressort, répondit l’écrivain maladroitement.
Qu’est-ce qu’il faut pas entendre comme connerie, pensa la fermière.
Mais Léon le cochon appréciait le contact et remuait la queue face à cet étrange humain qui s’intéressait à lui, contrairement aux autres natifs du village.
Ils sortirent tous trois de la boutique fleurie. L’écrivain se dirigea du côté de la mairie. Valentine et Léon montèrent dans la 4L et roulèrent jusqu’au cimetière sous un ciel à présent azur, où le soleil, depuis une heure, resplendissait, fier et glorieux, comme un guerrier victorieux de la nuit.
Les branches des pins, ombrant les tombes, dansaient avec la brise, et parfumaient de leurs sèves les morts recroquevillés dans leur dernière demeure.
Valentine remplaça les fleurs asphyxiées dans le vase par de vivifiantes roses rouges. Elle resta là avec Léon, pensifs tous les deux, comme si le mort allait sortir de sa léthargie et venir se joindre à eux. Une heure après le recueillement, ils désertèrent le cimetière, dérangés par un couple, le même, tous les dimanches.
À la ferme, Léon retrouva sa balle et joua jusqu’à épuisement. Les jours se succédèrent uniformément, bleus et routiniers. Mais un mercredi matin, après avoir donné à grainer à la basse-cour, Valentine reçut un coup de fil du vétérinaire, lui informant le prompt rétablissement de l’hermine et qu’elle pouvait venir la récupérer, si tel était son souhait.
Tout à la joie d’une telle nouvelle, Valentine se précipita chez le doc-animal. Elle se renseigna sur la nourriture à donner auprès du toubib, avant de retourner chez elle.
La vieille femme laissa le mammifère sous la protection de Léon. Au fil des jours et de leurs jeux quotidiens, le perroquet comprit qu’un amour-animal naissait entre le cochon et l’hermine.
— Léon amoureux ! Cochon amoureux ! Léon amoureux ! Cochon amoureux…répétait-t-il en boucle.
Dans cette histoire un peu bancale et décousue, il y eut un soir, et puis il y eut un matin dans la ferme, où Valentine oublia de se réveiller, empêtrée dans un rêve sans fin ; son âme heureuse se blottissait contre l’âme d’Ernest, son amant retrouvé.
Bien des jours plus tard, après le décès de la fermière, le curé intolérant — selon les dires de Valentine — célébra le mariage de Léon et de l’hermine — qu’il baptisa Hermione — dans la chapelle, et tous deux furent recueillis par Asphodhelle.
Donald, l’Ara Macao, vola chez l’écrivain et coula des jours heureux grâce aux mots inconnus, appris sur le tard.
Quant à la volaille de la basse-cour, elle se réfugia dans le jardin de la misanthrope et, bizarrement, Gertrude commença à aimer son prochain. Et comme le disait ce bon curé Germain du sud de la France au cours de la messe du dimanche :
— Les miracles n’opèrent pas sur tous ceux qui croient en Dieu, mais sur tous les êtres humains, telle est la loi de l’amour divin.
Tous les dimanches, peuchère, Asphodhelle, Léon et Hermione se rendaient au cimetière, où Valentine demeurait désormais auprès de son mari et de son amant.
Annotations