Bruxelles ou le pardon.

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Lors d'un incendie, Bruxelles perdit ses parents dans la maison familiale. Elle s’en voulait et s’en réclamait en être la cause ; cet épisode tragique revenait la hanter, quand des profondeurs de son inconscient, remontait, rigoriste et lucide, cette petite voix harcelante : « Voilà ce qui arrive quand on veut jouer les grandes, les rebelles et les je-sais-tout. Tes parents t’avaient mise en garde contre la drogue et la cigarette. Mais non, toi, tu te défendais de ton âge. Tu étais majeure, tu savais ce que tu faisais et des « fichez-moi la paix » se cognaient contre les murs. Qu’est-il advenu par la suite, causé par ton immaturité ? Veux-tu que je te le rappelle, alors qu’un soir tu fumais cette cigarette devant la fenêtre ? Où avais-tu la tête quand tu la laissas se consumer sous les rideaux pour aller rejoindre ton ami au bout de la rue ? Si tes parents ne sont pas morts brûlés par les flammes qui auraient détruit la maison, la fumée, elle, les a trouvés dans leur sommeil ».

Le psychologue, qui avait été conseillé par le juge, déclarant un non-lieu, puis une relaxe, tenta, en vain, de lui faire reconnaître son irresponsabilité : son acte ne dépendait nullement d’un geste caché, refoulé, voire prémédité dans un accès inconscient. Bruxelles réfuta cette analyse, parce que dans son for intérieur des scénarios de meurtres couraient dans son esprit et qu'elle haïssait aussi simplement les psychologues. Ils représentaient à sa vue des démons suceurs d’âmes, des hommes et des femmes, effarouchés par leurs propres désirs, quels qu’ils soient. Mais il y avait une autre raison, la vraie, celle qui était enfouie dans les profondeurs de son être, où sa conscience ne descendait pas ; Bruxelles ne le saurait jamais. Elle s'agitait comme tous ces êtres humains, conscients de leur normalité une partie de leur vie et inconscients, perdus, au bord du précipice, le jour où l’irréparable est commis. La folie de l’homme n’a d’égal qu’à Dieu qui usa de son intelligence pour créer le monde et la traitrise du diable, aussi, autour de ses affaires.

Un matin de Juin 1975, Bruxelles se rendit devant la maison. Elle n’y était plus retournée depuis deux ans, l’année de ses dix-huit ans. Son regard se perdit dans les cendres du rez-de-chaussée ; elle les devinait encore chaudes, quand une voix la ramena à la réalité.

— C’est une terrible tragédie qui s’est déroulée, ici.

— Je sais, et tout ça c’est de ma faute, répondit-elle sans se tourner.

— Sans aucun doute, c’est de ta faute. Mais les fautes sont les pierres noires du chemin de l’homme qui se croit impardonnable. Il suffirait de les peindre en blanc pour que le chemin s’éclaire de lumière.

Bruxelles voulut incliner la tête vers la voix, mais incapable d’éloigner le regard de la maison, elle demanda :

– Pensez-vous que l’homme qui se croit impardonnable mérite un amour, une compréhension du monde et la lumière, quand il se sait fautif ? Bien sûr que non. Au terme de deux ans, la culpabilité l’a rongé ; c’est un monstre impalpable qui s’immisce en lui et poursuit son œuvre jusqu’à la folie.

Bruxelles fit volte-face vers la voix. L’individu portait un bob noir et une paire de lunettes de la même couleur. Sa très longue barbe blanchie par l’âge lui donnait un air de philosophe. Se tenant droit, les lunettes face à la maison sans bouger, il s’aidait d’une canne blanche. D’un coup sec, il tourna la tête à droite, vers le ciel, par-dessus le visage de la jeune fille.

Après l’avoir jaugé de haut en bas, elle regarda à nouveau la maison et poursuivit :

— Qui me rendra la paix intérieure ? Qui me pardonnera maintenant qu’il n’y a plus personne ?

Un corbeau freux se posa à ce moment-là sur la cabine téléphonique et le vieil homme qui l’avait attendu sourit au nouveau venu. Il pencha la tête vers la jeune fille.

— Toi-même, Bruxelles. La paix et le bonheur sont au fond de toi, il suffit juste d’apprendre à taire ta souffrance, et viendra, en temps et en heure, le pardon que tu attends des autres.

Elle écarquilla les yeux.

— Comment connaissez-vous mon nom ? Qui êtes-vous ?

— Tout le monde, ici, connaît celle qui a mis le feu à cette maison. Je me nomme René Diteleu pour répondre à ta deuxième question et aveugle depuis que le monde est devenu sourd.

Bruxelles eut un léger doute ; un aveugle ne peut voir un corbeau et lui sourire. Elle passa sa main devant les lunettes du vieillard. Ce dernier ajouta :

— Mes yeux ne voient pas, mais mes oreilles entendent.

— Ah ! Eh bien, M. René Diteleu, vous qui semblez connaître beaucoup de choses sur le cœur humain, comment fait-on pour se pardonner ?

— Il n’y a rien à faire, il faut juste le croire dans son cœur. Si tu désires chasser tes démons, va dans la maison et affronte-les ; monte dans ta chambre, mais souviens-toi de cette planche grinçante, dans l’escalier.

Le regard tourné vers la maison, elle s’arrêta sur la fenêtre de son ancienne chambre. Des rires enfantins s’en échappaient comme un bouquet de bonheur.

La folle idée de René comportait des risques de remords irréversibles aux êtres faibles de caractère. Bruxelles pensait que ça valait le coup d’essayer, mais pas la voix de sa conscience : « Serais-tu devenue folle ? Naïve de croire un vieillard ? Vas-tu sérieusement rentrer là-dedans ? Regarde-la, l’ancienne bicoque de tes parents, elle est sur le point de s’écrouler. Ne l’écoute pas. N’y va pas ! Il ment ; il est comme tous ces psychiatres qui ont peur d’eux-mêmes. C’est un démon, un esprit mauvais, puni par la vie. Regarde-le, Bruxelles, cet aveugle, il ne voit rien, il joue avec toi. Il est jaloux de tes yeux… »

— Assez ! Tais-toi, tais-toi ! hurla-t-elle en tombant à genoux, les mains plaquées sur les oreilles. Elle ne supportait plus d’entendre cette voix qui la poursuivait depuis l’incendie. Celle de sa mauvaise conscience. Celle qui guidait sa vie, volait ses pensées, nourrissait ses mensonges, encourageait sa solitude.

Reprenant enfin ses esprits, son regard se porta sur René, mais le vieillard avait disparu. Le corbeau freux quitta son perchoir et s’envola vers les champs.

Décidée, elle sauta le pas et pénétra dans la maison. Son allure, son cœur et sa vraie conscience avançaient dans l’incertitude. Le canapé, où s’étaient prélassés ses parents, toujours intact, semblait triste dans sa nouvelle tenue cendrée. Bruxelles monta l’escalier en bois. La cinquième marche grinça, et avec elle surgit une fillette de huit ans, grimpant à pas feutrés ce même escalier. Son cœur, à chaque pas, battait plus vite ; la peur d’être découverte envahissait tout son corps. Et soudain, quand la planche craqua, un homme apparut de derrière un mur en s’exclamant d’une forte voix : « trouvée ! » La fillette, surprise, bondit et détala, mais l'homme l'avait déja soulevée au-dessus de ses épaules. L'enfant se débattit en vain, puis éclata de rire dans les bras de son père. Sa mère, complice, applaudissait, le visage heureux. À ce souvenir les yeux de Bruxelles s’embuèrent de larmes. Elle resta là, sur cette marche. Un déferlement de vieilles pensées força la porte de sa mémoire, jaillissant en un bouquet de feux d’artifice ; elle ne pleura pas ou presque, et finalement la plus dure, la plus impardonnable, celle qui causa le décès de ses parents, apparut avec étrangeté, libératrice. Et tout ce fardeau qui avait semblé sans fin, enfermé, transporté tout ce temps dans la boite à culpabilité, s’envola de son âme malingre. Bruxelles, apaisée, soulagée, s'agenouilla et ferma les yeux un instant. Enfin, elle comprenait les paroles du psychologue : « Vous n'avez pas à subir ce fardeau. Vous n'êtes pas responsable... Faites ressurgir de votre mémoire la cause de l'embrasement des rideaux... Comment pouviez-vous savoir que le vernis de votre mère provoquerait une flamme ? Comment votre mère aurait-elle pu prévoir que vous laisseriez se consummer votre cigarette ? Vous vous en voulez, c'est un sentiment que tout un chacun ressent après un décès. On cherche dans ses souvenirs, même les plus lointains, une cause qui aurait déclenché la mort : une dispute ; des mots injurieux ; une colère subite, etc.»

Elle regarda le palier, s’interrogea sur le choix de monter jusque dans sa chambre, quand soudain, une ombre furtive, à demi-bossue, du moins l’avait-elle vue ainsi, flirta dans le couloir. Elle grimpa le reste des marches et entendit une porte se fermer ; Bruxelles ne ressentait aucune peur. Elle s’approcha de l’entrée de sa chambre d’où s’échappait une lumière bleue et tourna la poignée. La lueur bleutée disparut quand elle ouvrit la porte sur une pièce peuplée de peluches. Elles semblaient la regarder, installées sur le lit, sur l’armoire et sur l’étagère en compagnie de quelques livres poussiéreux. Les posters croqués de The Doors, The Jacksons (Five), Pink Floyd, Queen, David Bowie, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Simon and Garfunkel, Janis Joplin étaient encore scotchés aux papiers peints floraux. Bizarrement les chanteurs et groupes français brillaient par leur absence. Bruxelles se dirigea vers l’armoire, puis l’ouvrit sur des chemises à fleurs et des pantalons à pattes d’éléphant. Elle balaya du regard la chambre et une note sur le lit attira son attention. Le papier ressemblait à un papyrus et les initiales de chaque mot étaient enluminées. Quand elle le prit entre ses soigts, les phrases étaient rédigées d'une écriture brouillonne : Les portes de la sérénité ne s’ouvrent pas si on ne se pardonne pas soi-même et si on n’accepte pas ses fautes. Si tu reconnais tes péchés, je te suis fidèle et juste et, par conséquent, je te pardonnerai de tes péchés et te purifierai de tout le mal que tu as commis. Va en paix, maintenant, ta colère et tes démons sont vaincus. Elle ne put s’empêcher d'imaginer que Dieu lui-même avait signé ces phrases. Impossible, tout comme l'existence des anges et pourtant... pensa-t-elle. Et pourtant ce qu'elle avait vu, cette lueur et ces initiales dignes d'une écriture d'un moine issu du XVe siècle étaient bien réelles.

Bruxelles lut la note plusieurs fois, même si l'auteur lui était inconnu. Soudain, elle se rappela ce vieil homme barbu, René Diteleu. Et si c’était lui l’auteur du mot. À quel jeu jouait-il ? Fatiguée de penser, elle s’assit sur le lit et, par la fenêtre, distingua une silhouette bossue qui se tourna vers elle. Elle reconnut alors le vieillard, son bob vissé sur la tête se diriger vers les champs, accompagné du corbeau freux.

Un an et demi plus tard, le 24 décembre 1976, Bruxelles était en paix avec elle-même. Elle avait retrouvé au fond de sa mémoire la véritable raison de sa haine contre les psychologues : la peur de connaître la vérité. Elle avait pris rendez-vous chez celui qui avait tenté de l'aider pour présenter ses excuses, voir la vérité en face et faire son deuil. Le psychanalyste, heureux de ce changement, l’avait encouragée à poursuivre dans cette voie.

Bien qu’elle fût toujours seule, son visage rayonnait de bonheur. Bruxelles s’apprêtait à passer le réveillon dans un état d’esprit harmonieux. Les murs de son appartement, décorés de guirlandes lumineuses, les vitres peintes de bonhommes de neige, de pères Noël dans leur traineau, de sapins et toutes sortes de décorations, représentaient là un changement dans l'âme de Bruxelles. Seule la neige dans la ville était absente.

Elle retira sa jupe et passa une robe bleu-nuit, quand on sonna à la porte. Qui pouvait bien venir, le soir du réveillon ? La pendule du salon affichait 23h58. Elle ouvrit la porte tout étonnée devant un paquet cadeau gisant sur le paillasson. D'un seul mouvement, elle courut à la fenêtre pour démasquer le poseur du présent. C’était René, le vieillard aveugle.

— René ? appela-t-elle surprise.

— Joyeux Noël, Bruxelles ! répondit-il. Souviens-toi de ce que je t’avais dit : le pardon des autres vient en temps et en heure.

Il disparut au coin de la rue. Bruxelles referma la fenêtre puis ouvrit le paquet, au même moment oû les cloches de l’église sonnèrent les douze coups de minuit. L’intérieur de la boîte contenait un ourson. Aussitôt, un chant de Noël, surgissant des entrailles de l’église s’éleva dans la nuit froide. Bruxelles reconnut le petit ourson que ses parents lui avaient offert pour ses 5 ans, le 25 décembre 1960. Mais ce n’était pas tout, il y avait aussi une photo récente de ses parents avec ces quelques mots, au verso:

Sois en paix, chérie. Nous t’aimons et nous pensons très fort à toi !

Joyeux Noël !

Papa et Maman.

Avec des larmes de bonheur qui roulaient sur ses joues, Bruxelles s’approcha de la vitre et regarda, l’âme de plus en plus apaisée, les premiers flocons de neige qui commençaient à tomber sur la ville...

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