L’art de la médiocratie
Bernard et Stéphane, deux amis d’enfance, s’étaient connus par un doux après-midi d’avril ; le printemps, déjà, embrassait de ses lèvres les roses amoureuses du jardin d’enfants, non loin de la maison de Bernard. Les parents de Stéphane, vivant dans l’immeuble à côté étaient venus diner pour le réveillon du nouvel an. Ce soir-là, et avant que l’année 1998 ne s'achevât, Stéphane et Bernard jouissaient de la fraîcheur de l’innocence, l’insouciance du danger, leurs six années d’existence semblaient narguer les vagues d’une société capricieuse.
Les années passèrent, Bernard travaillait dans une entreprise d'informatique et Stéphane enseignait le français dans un lycée. Célibataires, ils se retrouvaient tous les soirs dans un local, éloigné de Paris, pour se défouler sur des guitares, après avoir bu une bière au bar.
Un soir, alors qu’il sirotait sa mousse, Bernard, le plus entreprenant et le plus indépendant des deux, proposa à Stéphane :
– Si on faisait un album ? Qu’en penses-tu ?... Tu écris une dizaine de chansons, on les met sur une jolie mélodie et le tour est joué.
L’exaltation de Bernard surprit son ami, qui cala son dos contre la chaise. Il croisa les bras, ouvrit de grands yeux pour marquer son étonnement. Il s’inquiéta, aussi, pour sa santé mentale, car ce jeune homme en face de lui était très sérieux.
– Quel genre de chansons et quels thèmes aborderons-nous ? demanda Stéphane après un court silence.
Un mutisme teinté de doute quant à la réalisation d’un album. Trouver une mélodie différente sur chaque chanson demandait une connaissance approfondie en musique. Ils jouaient en amateurs pour se défouler. Stéphane pensait connaître la cause de ce désir aussi spontané que farfelu de son ami : un ras-le-bol d’un boulot continuel et monotone. La musique rap se prêterait avec plus d'aisance à l’exécution du projet, avec son tempo uniforme, quoiqu’il fallût en connaître les codes, et elle ne représentait pas leur musique de prédilection ; ils n’en avaient jamais écouté.
– N’importe quoi comme thème, le tout est de gagner de la thune ! Il faut écrire des textes complètement nuls qui ne veulent rien dire, ajouta Bernard, le teint pivoine et parcouru, de la tête aux pieds, d’une frénésie excessive.
– Qu’est-ce que tu racontes, je peux pas écrire des textes sans queue ni tête. Je ne sais pas écrire de la merde.
— Tu te sous-estimes, dit Bernard. Écrire de la poésie n’a plus de sens à l’aube du vingt et unième siècle. Les Baudelaire, les Rimbaud, les Victor Hugo et tous ces bouffons qui croupissent sous une tonne de poussière dans leur tombeau, c’est terminé. Nous sommes dans l’ère du neuf, du renouveau… Du n’importe quoi, je te l’accorde, mais tu ne peux pas nier la réalité, le monde artistique est devenu une médiocratie. Il faut s’adapter et prendre le TGV en marche…
— Ta gueule ! cria Stéphane. Je ne te permets pas de traiter ces poètes de bouffons.
— Excuse-moi, vieux. Je reconnais que j’ai grillé un feu rouge. Mais tu conviendras, si tu veux faire l’effort d’une réflexion, qu’on ne chante plus de la poésie... La nourriture intellectuelle a le roman pour garde-manger.
Stéphane applaudit en riant aux éclats.
– Tu es en train de me dire que tous les artistes écrivent de la merde ? Et plus on écrit de la bouse, plus on est célèbre ?
— Exactement ! Écoute les artistes d’aujourd’hui, épluche les écrivains d’aujourd’hui, aucun ne s’embarrasse de tourner des phrases ou de faire de belles mélodies – elles se ressemblent toutes d’ailleurs. Crois-tu que leurs fans s’en soucient ? Je te le dis comme je le pense : tous ces artistes transforment de la merde en or.
— Je peux pas écrire des choses qui ne me touchent pas, répondit Stéphane, tentant d’apaiser la frénésie de son ami.
— C’est quoi qui te touche ? demanda Bernard, qui voulait s'assurer de ses idées et qu’il ne se gourrait pas de monde dans lequel ils vivaient tous les deux.
Stéphane sourit, s’approcha de lui, prit une gorgée de bière et lui répondit tout bas :
— La souffrance des autres, la société d’aujourd’hui, la politique, les migrants, les SDF… enfin, tout ce qui fait le monde.
— Merde, Steph, on s’en fout de tout ça ! Tu crois que ton prochain te ramassera quand tu agoniseras sur un trottoir ? Réveille-toi, bordel ! Tout le monde s’en fout ! Il n’y a que l’argent qui soit ton ami, et moi bien sûr. Imagine tout ce que tu feras avec un compte en banque aussi gros qu’une baleine. Sans compter aussi le passage à la télé. C’est la vie mon pote, c’est comme ça qu’elle doit être vécue.
— Je ne le crois pas. Chaque être humain a ses propres idéaux.
— Sérieux gars, tu plaisantes là. Les hommes et les femmes suivent le troupeau, ils ont les mêmes idées : le fric, le sexe, l’amour, la mode, la consommation superflue, l’abrutissement de la télé et j’en passe. C’est comme ça que vivent tous ces gens. Le genre humain est un mouton et rien ne pourra le détourner de son objectif, celui de suivre la horde. Qu’est-ce que tu crois ? Tu crois que les quelques artistes qui, disons-le, se démarquent de la société en criant haut et fort les travers du monde, n’aspirent pas à la gloire, à passer à la télé, remplir leur portefeuille et être adulés par leurs fans ? On sait tout ça, les gens ne sont pas dupes. Mais tout le peuple du monde recherche qu’une chose : l’argent, qu’il soit nommé dollar, euro, lire ou autres. On sait que le monde fonce tout droit dans le mur avec vélocité et un excès d’orgueil. Le mythe de Don Quichotte est fini depuis belle lurette. Les gens ont compris qu’il ne servait à rien de croire à l’utopie. S’il te plait, mon frère, pour l’amour de notre amitié, cesse de croire à un monde idéal. Les artistes incompris n’existent plus, ou du moins, on ne parle pas d’eux. Les gens ont besoin de savoir si tu es connu, quelle est ta vie, tes amours, tes scandales et te voir en première page dans la presse people.
— Mais moi, je suis pour ceux qui ne pensent pas comme des moutons.
— Évidemment, je te connais trop bien, je sais tout ça. Mais tous ceux qui pensent comme la majorité n’achèteront jamais ton disque. La minorité, ceux qui pensent l’inverse sont des frustrés, et bien que ces moutons aient une laine noire, ils suivent également un troupeau qui se dresse contre une société consumériste et un pouvoir dictatorial. Les moutons blancs, ceux qui ne se posent pas de questions, qui aiment la joie, l’espérance du bonheur, l’achat compulsif, qui se lèvent chaque matin pour accomplir leur devoir de citoyen, qui votent aux élections, qui aiment la télé et les animateurs télé, qui achètent la presse people, c’est eux, notre manne. On s’en fout qu’ils soient aveugles de ne pas voir qu’un petit bonhomme de président leur vomit dessus ou ne les écoute pas. Ils ne le voient pas, tout ça. Ils sont éblouis par des promesses qui leur garantissent que le bonheur est pour demain. Mais nous, mon ami, que faisons-nous, ici, au milieu ? Prenons notre part sans nous soucier des autres. Touchons la cime d’or de la pyramide comme l’ont fait d’autres avant nous.
– D’accord. De toute façon, ça ne coûte rien d’essayer. Je dois t’avouer que cette vie monotone me pèse un peu.
– À la bonne heure. Allez, trinquons à une autre vie.
Stéphane et Bernard quittèrent le bar et rejoignirent le reste du groupe au local de musique.
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