La princesse Laura (défi)
La guerre contre les démons dura dix ans. Laura, seize ans, princesse et cadette de la famille royale du pays Romancier, s’apprêtait à rejoindre la bibliothèque quand son smartphone vibra dans la poche du jean. Son frère, héritier successif du trône, l’invita à le rejoindre sans le grand salon.
Ce fainéant de prince Charles n’arrêtait pas de zapper les chaines de la télévision entre chaque pub ou de jouer à des jeux vidéo, ce qui inquiétait Laura quant à la succession du royaume. D’autant plus que Charles avait triché à tous ses examens pendant sa période lycéenne.
– Qu’est-ce qu’il y a, tête vide ? demanda Laura en se mettant entre Charles et la télé.
Après avoir soupiré de mécontentement à cause de sa sœur, l’empêchant de voir les images télévisées, il éteignit la télé à contre-cœur et se leva du canapé. Laura sourit intérieurement à la pensée d’avoir dérangé son frère. Si elle avait pu lui mettre une claque sur la joue, elle ne s’en serait pas privée. Mais la violence physique n’était pas de mise dans un palais royal. Et toute règle transgressée valait un confinement dans ses appartements, protocole affiché sur la porte du palais, prince et princesse y compris. Ce qui était amusant – et même Laura avait souri en lisant la fin du formulaire – l’annotation écrite par Charles, au feutre noir : ON EST PAS DES BÊTES NON PLUS
– Suis-moi, je vais te montrer quelque chose.
Charles traîna sa sœur dans le jardin royal très bien entretenu par le jardinier et sa femme. Il erra avec Laura entre les buissons et les pins vers un coin caché à la vue de tous. Comme cela prenait une éternité, la princesse commença à se lasser et pensa que son frère se foutait de sa gueule quand, soudain, Charles s'arrêta, main levée et poing fermé, comme l’aurait fait un militaire américain pour signifier un danger potentiel.
– Ne fais aucun bruit, dit-il. Tu vas être surprise par ce que j’ai découvert et fait, hier.
– Je trouve que ça sent la merde, dit Laura, un peu étonnée et méfiante.
Charles dégagea une branche d’un buisson, et Laura eut la désagréable surprise de rencontrer un étron blond que son frère avait fait la veille.
Laura laissa échapper un rire nerveux, vexée de s’être fait berner de la sorte. Elle regarda son frère, dépitée, et leva les yeux au ciel, en soufflant.
– Tu es vraiment un gamin et le prince des cons, non, tu es le roi des cons. Tu n’as que ça à foutre de tes journées ? À me faire chier, grand malade ? Putain, je plains la succession du trône.
– Calme-toi, l’intello. C'est pas parce que la vie est dure pour nous et nos sujets qu’il n’est pas interdit de rire un peu.
– Nos sujets ? Non, mais, tu t’écoutes quand tu parles ? On ne règne pas sur des sujets, mais sur des gens. Ils ont une vie, un travail et des responsabilités autres que les nôtres, qui nous échappent. Des fois, je me demande si tu seras un roi pas trop débile. J’espère que non, et crois-moi je serai toujours là pour que tu prennes les décisions les plus adaptées pour les rendre heureux, nos « sujets ».
– Bon, allez, je me casse, mademoiselle Morale, je dois finir « Assassin’s Creed Valhalla ».
– C’est ça, débile profond, casse-toi… Mais quel con, ce type. Parfois je me demande pourquoi Dieu nous en veut.
En retournant au palais, Laura s’arrêta devant la baraque du jardinier pour lui signifier l’étron que son frère avait posé, et comme à son habitude, elle s’excusa de la tâche désagréable qu’il allait effectuer.
– Bonjour, Altesse, dit subitement la femme du jardinier. Rentrez chez nous. Il y a longtemps que nous n’avons eu votre visite et ce jour qui est la date de votre naissance, j’ai préparé une tarte aux myrtilles, comme vous l’aimiez quand vous étiez petite. À vrai dire, je fais une tarte aux myrtilles à chaque jour de votre naissance. Vous êtes une personne responsable et intelligente, contrairement à votre frère, mais je ne devrais pas le dire, sinon il m’en cuirait... Oups, la gaffe. Désolée, princesse.
– Ne soyez ni inquiète ni désolée, votre ressenti ne sortira pas de cette maison. Mais, vous, comment allez-vous ? N’avez-vous aucun souci, même d'argent ? Sinon, je peux y remédier. Vous savez que je vous ai toujours considérée comme ma grand-mère et je suis désolée de ne pas être réapparue depuis mes treize ans. Mais la vie au château est soumise à des règles un peu strictes qui ont été instaurées par le roi et la reine.
– Ne vous excusez pas, princesse, nous sommes au courant de tout ce qui se passe au-delà de notre maisonnée. Les murs du château ont des oreilles et nous savons, mon mari et moi, que vous avez un don…
La vieille dame chercha le mot qui n’aurait aucune incidence sur une telle révélation qui devait rester cachée. Seule la reine détenait ce secret. Ni le roi, ni le prince, ni le royaume ne devaient en connaître l’existence, sinon le don retournerait aux déesses, prêté afin de prévoir les attaques des démons. Même si ces derniers avaient subi une défaite lors de la précédente guerre, ils reviendraient à la charge.
Pourquoi la vieille dame connaissait-elle l’aptitude qui habitait Laura ? Les épaisses murailles du palais n’avaient pas d’oreilles ; la femme du jardinier mentait, mais savait aussi que cette révélation ne compromettrait pas le don attaché à l’adolescente. Était-elle une sorcière ? Et elle-même une déesse ? Mais Laura ne se posait pas ces questions. Encore eût-il fallu qu’elle se les posât en connaissance de cause. Elle ignorait tout cela.
– … le don de prévoir la prochaine attaque des démons.
– Tu yoyotes, Jacqueline. Cela fait quatre ans qu’on n’a plus entendu parler d’eux.
– Non, je ne déraisonne pas, Hubert. Et puis ce n’est pas le sujet dont je parle. Je lui dis juste qu’elle possède ce don. Je ne parle pas d’une attaque de démons. Encore une fois, mon cher mari, tu déformes mes paroles.
– Bah, tu m’énerves ! Je vais retirer la crotte, dit-il vexé, sachant qu’il avait tort.
– Je ne comprends pas, intervint Laura. Si j’ai un don comme vous le prétendez, pourquoi je ne le ressens pas ?
– Tu dois le lui expliquer dans les moindres détails, parce que la reine se contentera des grandes lignes quand elle sera en âge de l’apprendre.
– Occupe-toi du jardin et laisse-nous seules, vieil emmerdeur. Ne vous inquiétez pas , princesse, avec l’âge, les vieux couples se chamaillent sans cesse.
– Je vous préviens, princesse, ce qu’elle va vous dire vous paraîtra utopique, puisque vous n’y êtes pas initiée. Attendez-vous à ce que votre perception de la réalité soit déboussolée.
– Ouste, hors d’ici !
Hubert sortit de la barraque, tout sourire, sachant que Jacqueline allait raconter l’histoire des déesses et des dieux.
La vieille femme, avant d’entrer dans le vif du sujet, donna à la jeune fille une part de tarte aux myrtilles, fruits appréciés et bénis des dieux.
– Ce qu’il vous faut savoir avant toute initiation, mademoiselle, le don qui va se déclarer à vos dix-huit ans est un concentré de tous les pouvoirs différents de chaque déesse. Ce qui veut dire que vous n’utiliserez qu'un seul don, mais selon les circonstances de la guerre et du combat à mener. Le premier don est marqué de la déesse Evyonca, la plus ancienne. Au fur et à mesure de l'avancée du combat, d’autres dons vous seront alloués par-dessus, il y en a sept en tout. Ces dons que vous recevrez ne serviront que pour contrer les démons. Il faut vous faire à l’idée que les dieux ne sont plus présents dans le nouveau monde où nous vivons. Ils préfèrent rester cachés depuis que l’humanité a choisi de ne plus croire en eux et de ne plus répandre des libations.
– Et vous, dame Jacqueline, quel est le don que vous m’allouerez ? demanda, malicieusement Laura.
– Vous êtes une jeune fille intelligente et votre question le prouve. Mais je sens en vous, aussi, comme une réticence, un refus de votre esprit… Un peu comme si je vous révélais l’œuvre de Thomas More L’utopie, alors que cela est une réalité… Pour répondre à votre question vous aurez le don de l’invisibilité. Puis-je vous proposer une autre part de tarte ?
– Non, merci. Votre tarte me fait perdre le sens des réalités. Je ne sais plus quoi… penser. Ma tête me tourne.
– Ne vous inquiétez pas. Dans quelques instants, vous ne ressentirez plus aucun effet.
– Racontez-moi cette histoire de don, demanda Laura qui clignait des yeux plus que d’ordinaire.
– En principe, j’aurais dû commencer par la première transmission du don. Les dieux et déesses en avaient assez de faire la guerre contre les humains (oui, les humains devenus démons) et les légions démoniaques. Il se concrétisa une guerre des dieux où les dieux déchus furent précipités sur la terre. Ils s’en prenaient aux humains par toutes voies physiques et psychologiques. L’oracle avait appelé cela dans le livre sacré, « la chute du serpent »
– Je connais tout ça. C’est « La chute de Satan », un poème de Victor Hugo. Mais c’est juste un poème, qui relate l’existence d’une entité monothéiste, alors que vous m’avez parlé de dieux au pluriel. Je ne comprends pas vos entités. Pour moi, elles sont inexistantes, tout comme Allah, Dieu ou l’Éternel. Je ne crois ni en Dieu ni aux dieux et cela va de pair avec les déesses.
– Comme je vous comprends, Laura. Il y a énormément de temps que ces divinités ne se sont montrées. Mais vous ne pouvez nier la réalité des démons ; vous en avez été témoin durant la dernière bataille, même si vous étiez encore jeune. Si les démons étaient et sont réels et que votre père les a combattus avec votre mère, il ne fait aucun doute que les dieux se sont manifestés, soufflant à l’oreille des guerriers des encouragements. Car les uns n’existent pas sans les autres. L'opposé génère un équillibre avec son contraire. N'allez pas vous irriter contre eux, les dieux ont aussi des comportements humains. Vous les rencontrerez quand vous serez devant les portes de la mort. Maintenant, retournez au palais, votre professeur va arriver dans cinq minutes. Oubliez d’en parler à quiconque, sinon, ce don, jamais vous ne le recevrez.
Laura avait retrouvé toute sa tête. La révélation de cette vieille femme, cette déesse insoupçonnée, qui vivait à deux pas du château, avait allégé son cœur.
Alors qu’elle rentrait au château, une oie, visiblement égarée, fuyait devant elle. Laura la rattrapa et la porta devant ses yeux, tout étonnée.
– Que fais-tu ici, toi ? Où sont tes maîtres ? Tu me sembles bien propre pour être une oie sauvage.
– Une autre guerre se prépare, princesse… Et je ne suis pas une oie, mais un jars.
Laura lâcha le palmipède, surprise de l’entendre parler.
– Mais tu parles ! C’est impossible, sauf dans les films.
– Je ne parle pas, tu comprends juste mon cacardement.
– Jacqueline a dû mettre un truc étrange dans sa tarte… Je ne suis pas une espèce de « Dolittle » ! cria-t-elle.
– La déesse n’a rien mis d’autre que de la poudre de conviction. Si tu comprends mon langage, c’est juste que ta sensibilité est exacerbée. C’est rare à ton âge, cela se produit normalement à la majorité. Maintenant, au lieu de montrer un intérêt arbitraire sur mon cacardement qui n’a une importance capitale qu'à tes yeux, veux-tu bien avoir l’obligeance d’arrêter de jacasser et de me conduire auprès de la reine ?
– Eh ! Monsieur le jars, parle-moi sur un autre ton.
– Oui, oui, oui, tu es princesse et tout sujet te doit respect. Mais tu apprendras, si tu sors vivante de cette prochaine guerre, que ton titre, bien qu’il soit dynastique, depuis des centaines d’années, peut être retiré par les dieux. Je ne parle pas, certainement pas, à un esprit dépourvu d’intelligence. On perd du temps, là, en palabres.
– D’accord, d’accord.
– Ce n’est pas le titre d’une chanson de Danyel Gérard, ça ? cacarda le jars avec la voix étouffée.
– Aucune idée, avoua Laura.
Aussitôt, elle courut au palais avec le palmipède sous le maillot. Les gardes devant les portes du château n’y virent que du feu. Laura eut le même sourire que la première fois en revoyant l’inscription au feutre noir rédigé par son idiot de frère.
– Espérons que ta mère ne m’enverra pas paître comme elle l’a fait avec mon prédécesseur. Mais il n’y avait pas urgence, c’était une fausse alerte que le roi démon avait simulée pour berner les dieux et les déesses. La guerre n’a pas eu lieu, mais les conséquences ont porté leurs fruits : ni dieu, ni déesse, ni la reine n’étaient en mesure de prévoir une prochaine attaque. Heureusement, l'épouse d'Odin, Frigg, qui avait quitté l'assemblée des dieux pour se consacrer à ses amours, a appris le désarroi et l'humiliation qu'ils ont subis. Elle prépara, à son arrivée, un breuvage dont elle seule en connaissait les propriétés et tout fut redevenu à la normale, si je dois m'exprimer comme vous le faites, vous, les jeunes.
– Comment ça ? demanda Laura. Il y a trop d'informations, là. Je viens juste d'apprendre que je vais bénéficier d'un don et toi tu me dis, le roi démon a feinté les dieux et une divineresse nordique à concocté un breuvage. Je suis un peu perdue. Tu es un envoyé des dieux, non ? Donc, si j’ai bien suivi toute ton histoire, sans oublier l'arrivée de l'épouse du dieu Odin, je crois que la reine sera prête à te comprendre.
– Me comprendre ? Ta mère a perdu le premier pouvoir, la « clairvoyance », en le révélant au roi. C’était légitime et de bon sens, car le roi ne voulait pas la croire sans preuve, alors, toutes les déesses ont dû apparaître devant lui. Ta mère a gardé tous les pouvoirs, le temps que la guerre se finisse, puis sa mémoire a été altérée. Et, là, je crains qu’elle ne reconnaisse en moi un messager. Le roi démon et sa clique ont réussi un tour de force. Mais ne crains rien, Laura, je serai à tes côtés.
— Ouais, dit-elle sur un ton dubitatif. Encore puisses-tu avoir des bras à la place des ailes.
— Je peux me servir de mon bec, répondit-il, vexé.
Laura le regarda du haut de son mètre quarante-cinq et éclata de rire.
— Tu es sérieux, là ?... Je ne veux pas être présomptueuse, mais tu n'as pas la carrure d'un homme et encore moins d'une femme. D'un seul coup de pied, je t'enverrai valdinguer à l'autre bout du couloir. Et puis, sans vouloir user de mon titre, tu dois t'adresser à moi en tant que princesse Laura ou dire Votre Altesse ou encore Votre Grâce. Les dieux ne t'ont-ils pas appris à t'adresser à une famille royale ?
— Bien sûr que, oui. Seulement, je me suis dit comme tu... vous êtes jeune, j'ai voulu paraître à votre image.
Il bégaya, ne sachant plus quel ton employer.
Sournoise, Laura éclata d'un second rire.
— Je te faisais marcher. Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre un jars parlant... Oui, je sais, j'ai la capacité de comprendre. Bref, allons voir la reine.
Le palmipède baissa le cou, empreint d'une honte un peu controversée, car, aprés tout, messager des dieux, il n'avait pas à subir une telle humiliation. mais il s'en accommoda et l'accepta sans contrepartie.
La reine, active, qui courait de la fenêtre à l'armoire, où toutes ses armes étaient dissimulées derrière un double-fond, se tourna vers sa fille et le jars, entrés sans prévenir. Elle referma les portes de l’armoire.
– Que signifie cette intrusion intempestive, Laura ?
En voyant l’animal que sa fille déposait sur le plancher, la reine comprit qu’il s’agissait d’un messager des dieux et conclut :
– Une nouvelle attaque est sur le point de se renouveler. J’allais, justement, en faire part au roi, dit la reine à l'adresse du jars.
– Vous avez retrouvé votre don ? Votre génération est la plus bénie et en avance sur toutes les autres.
– Les déesses se sont matérialisées devant moi pour me mettre en garde et initier ma fille avant sa majorité. Il semble que la génération future sera apte à recevoir, avant leur majorité, les pouvoirs des déesses et même ceux des dieux originels. Tiens, ma chérie, prends cette épée et ce bouclier, ils ont été forgés par le dieu Ribépéroubile.
– C’est quoi, ce nom divin pourri ? plaisanta Laura. Je ne suis pas une guerrière et je ne sais même pas me battre. C’est m’envoyer à l’abattoir, mère.
– Ne t’inquiète pas. Je suis ta mère et je suis tenue de te protéger, comme l’ont décrété les déesses. Tu seras pourvue des dons qui correspondront aux actes de la bataille, avant ta majorité. Je suis fière que tu aies surpassé la génération qui te précède. Mais, tu ne dois en parler à personne. J’ai eu une deuxième chance, que les dieux ont considérée comme évolutive et utile. Mais après la bataille, le don initial me sera retiré et tu seras couronnée reine en te mariant avec le prince Enric, du royaume suédois. Si je te dis tout ça en vrac, c’est que Jacqueline t’a initiée à ces révélations. Tout ce que tu as vécu dans cette journée, la bêtise de ton frère dans le jardin, l’avertissement au jardinier, ont été voulus, par les dieux, y compris cette chose qui cacarde dans ma chambre.
– Majesté, vous me comprenez ? demanda le jars, dépité.
– Que bien ! Mais si tu t’avises de manquer de respect encore une fois à la princesse, je te ferai cuire. La génération des Romancier est l’atout des dieux. Tout comme notre lignée n’est rien sans eux.
– Évidement, votre Majesté. Veuillez excuser ma familiarité. Cela ne se produira plus
Revigorée par sa mère, Laura se lança :
– Allons dégommer ces démons et qu’ils pourrissent dans les Enfers. Le peuple compte sur ses défenseurs.
– Tu ne penses pas en faire des masses, princesse ?
– Non, le jars, je suis pourvue d’une seconde nature : l’art de la guerre.
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