Chapitre 3

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Layla

Debout, devant la porte du bureau du chef, mes co-stagiaires font les cent pas. Ils sont deux ; une fille à la queue-de-cheval blond platine et aux yeux azur, ainsi qu'un garçon aux cheveux châtain clair coupés court et aux prunelles noisette.

L'espace d'un instant, je les scrute discrètement, et je réalise alors que ce sont les premiers étudiants de ma promotion que je rencontre. Je n'ai pas vraiment eu l'opportunité de me faire de nouveaux amis, depuis le concours, mais ce stage est probablement la meilleure occasion qui s'offre à moi pour y remédier.

Je décide donc de prendre mon courage à deux mains et de m'avancer dans leur direction pour les saluer.

  • Bonjour, je déclare timidement.

Ils s'immobilisent alors tous les deux, avant de lever leur regard vers moi.

  • Salut, finit par rétorquer la fille.

Elle me décoche un sourire que je lui rends spontanément.

Le garçon, quant à lui, se contente de hocher la tête avec indifférence.

Puis un court silence s'ensuit.

Je suis un peu mal à l'aise, alors je décide de le rompre instantanément :

  • Moi, c'est Layla... je bredouille. Et vous, c'est quoi vos prénoms ?
  • Je m'appelle Ambre ! s'exclame la blonde avec entrain.
  • Moi c'est Hugo.

Tout en essayant d'intégrer leurs réponses pour les mémoriser, j'opine du chef.

Ambre se met alors à ajouter d'une voix enjouée :

  • Enchantée alors, Layla !

Sa réaction conviviale me prend de court.

Elle contraste tellement avec la nonchalance de l'autre garçon.

  • Enchantée aussi, Ambre... je finis par lui rétorquer.
  • Je suis certaine qu'on va passer un super stage ensemble !
  • Insha...

Oups.

Je me pince la lèvre inférieure pour m'empêcher d'achever ma phrase.

Je suis tellement habituée à parler arabe à la maison qu'il m'arrive parfois de lâcher des mots sans m'en rendre compte. Sauf qu'ici, je ne peux pas me permettre de commettre de telles bourdes. Parce que je suis censée rester discrète sur ma religion. Et que je devrais déjà m'estimer heureuse de ne pas avoir reçu de questions sur mon calot.

Je laisse échapper un soupir de frustration. Décidément, je suis une vraie tête de linotte.

La voix grave de Monsieur Boukhobza me tire cependant de mes pensées.

  • Bonjour tout le monde !

Nous nous redressons et nous empressons de le saluer en retour.

Il est rivé sur l'ordinateur portable de son chariot infirmier. Je remarque alors que plusieurs personnes se tiennent à ses côtés. Je les lorgne discrètement et reconnais instantanément les visages des internes et des externes que j'ai pu apercevoir le premier jour. La brune aux cheveux bouclés et à la peau mate, la rousse aux yeux vairons, le brun au crâne rasé, celui aux lunettes carrées... et...

Oh non.

L'autre idiot d'externe !

Je tente de paraître la plus neutre possible devant lui, mais je crois que mon expression me trahit. Il me considère un instant de ses prunelles perçantes, avant de m'adresser un petit sourire. Un petit sourire mutin qui ne présage visiblement rien de bon.

Je me contente cependant de l'ignorer et je reporte mon attention sur Monsieur Boukhobza.

  • Bon, les jeunes... s'écrie-t-il, comme vous avez pu le voir, il y a du monde aujourd'hui !

C'est le cas de le dire.

  • C'est le principe de la visite. Nous allons nous rendre dans les chambres des patients pour faire le point sur leur situation. Avant chaque consultation, un externe vous présentera le cas en détails pour vous l'expliquer, puis nous visiterons le patient en question. S'il y a des choses intéressantes à voir ou à écouter, vous pourrez également les ausculter.
  • Génial... marmonne Ambre avec excitation, ce qui a le don de m'arracher un sourire.
  • Bien sûr, les stagiaires, c'est normal si vous ne comprenez pas tous les termes techniques ! Alors n'hésitez surtout pas à poser vos questions !

La bienveillance et l'empathie dont ce chef fait preuve à notre égard m'émeuvent vraiment.

  • Bien alors si vous êtes prêts, on va y aller...

Monsieur Boukhobza s'éclaircit la gorge, avant d'ajouter :

  • Qui veut commencer ?
  • Moi.

Mon cœur fait un bond.

Je reconnais instantanément la voix de l'idiot d'externe.

  • Je vous en prie, Chahine !

Il s'avance alors d'un pas pour être un peu plus visible, avant de sortir un bout de papier de la poche de son jean et de le déplier.

  • Madame Martin...
  • Très bien, réplique Monsieur Boukhobza comme pour approuver son choix.

Il reporte ensuite son attention sur le papier et se met alors à le lire et à déclarer :

  • C'est une patiente de cinquante ans, hospitalisée pour une embolie pulmonaire...

Tiens, ça tombe à pic.

C'est le cours que j'ai révisé à la bibliothèque en début de semaine.

  • Elle vit seule, en appart au troisième étage sans ascenseur... elle a des antécédents de HTA et de diabète... elle a aussi subi une hysteréctomie il y a quatre ans... et une ablation de FA...

Chahine continue d'énumérer les caractéristiques de Madame Martin à vive allure, sous les yeux concentrés du chef. Sauf que même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que j'ai de plus en plus de mal à le suivre.

Je jette alors une œillade en direction de mes co-stagiaires, afin de vérifier que je ne sois pas la seule à être décontenancée par ce rythme intense. Hugo semble aussi insouciant qu'à son habitude, alors difficile de le jauger... Quant à Ambre, elle me gratifie d'un sourire discret avant de reporter son attention sur le monologue de Chahine. Et je comprends qu'elle n'est pas du tout perturbée, au contraire.

Je reporte alors mon attention sur le cas et j'essaie de me focaliser sur les termes que je reconnais, tout en recherchant sur mon téléphone les définitions de ceux qui me sont étrangers. Mais c'est vraiment difficile de jongler entre les deux, et encore plus de faire le lien entre eux. Chahine continue de balancer les informations sans marquer de pause, si bien que je m'apprête à perdre définitivement le fil, lorsque la voix de Monsieur Boukhobza me ramène soudainement à la réalité.

Mon sauveur.

  • Petite question avant que tu ne poursuives, Chahine...

Ce dernier relève la tête, incrédule.

  • Oui ?
  • Quelle est l'origine d'une embolie pulmonaire ?

Il le dévisage un instant, dérouté, avant de rétorquer sur le ton de l'évidence :

  • Un caillot de sang.
  • D'accord, et les autres causes possibles ?
  • Quoi ?

Je crois qu'il ne s'attendait pas à cette question.

Et même si ce n'est pas bien, je trouve que c'est tout de même satisfaisant de le voir aussi déstabilisé, lui qui arbore toujours cet air condescendant.

  • Je sais bien que le caillot est la cause majoritaire, reprend le chef, mais il en existe d'autres, plus rares...

Un instant, Chahine se passe alors le pouce sur la lèvre inférieure, comme pour réfléchir, avant de déclarer :

  • Une cause tumorale, avec la migration des cellules cancéreuses...
  • Très bien, lui rétorque son interlocuteur. Quoi d'autre ?
  • Une infection...

Monsieur Boukhobza fronce le nez, avant de croiser les bras et de demander :

  • Ah oui ? De quel type ?
  • Parasitaire, réplique alors le brun spontanément.
  • Pas mal !

En constatant l'air agréablement surpris du chef, Chahine esquisse alors un sourire.

Mais ce dernier disparaît instantanément lorsque son interlocuteur revient à la charge :

  • Il en manque deux ! s'écrie-t-il.

Mon dieu.

Décidément, Monsieur Boukhobza est vraiment sans pitié avec lui.

C'est comme s'il faisait exprès d'essayer de le pousser à bout, à la recherche de la moindre erreur qu'il pourrait commettre par manque de connaissances ou simplement par inattention.

Pourtant, même si tout autour de nous pourrait l'inciter à perdre ses moyens, Chahine ne se laisse pas déstabiliser. Bien au contraire. Je ne sais pas si c'est lié à son tempérament naturel ou si c'est parce qu'il a l'habitude des visites, mais l'expression de son visage reste absolument impénétrable. Il est calme, concentré, ignorant les prunelles rivées sur lui de ses co-externes, les messes basses peu discrètes des internes, l'air hostile du chef...

Il n'y a pas à dire, ce garçon a beau être un idiot, je dois néanmoins admettre qu'il est bon. Il est même très bon et il en a conscience. 

  • Une plaque d'athérome... déclare-t-il en me tirant par la même occasion de mes pensées.
  • J'ai dit deux, pas une !

Il a beau avoir répondu à toutes ses autres questions, ça ne suffit pas.

Je découvre un côté de Monsieur Boukhobza que je ne soupçonnais pas. Un côté joueur, espiègle, voire légèrement sadique... Un côté dont j'aurais dû me douter dès le premier jour, lorsqu'il a voulu me punir de mon retard en m'imposant mon choix d'externe. Un côté qui ne me plaît vraiment pas.

  • Alors, on sèche ? demande-t-il, amusé.

La mâchoire contractée, les sourcils froncés, Chahine continue d'énumérer à voix basse toutes les réponses possibles et inimaginables. Sauf qu'il a beau réfléchir intensément, rien ne convient. Et ça me tue littéralement de le voir trimer autant.

Pas parce que j'éprouve de la pitié pour lui, non.

Mais parce que j'ai la réponse à sa question.

  • J'ai juste besoin d'un peu plus de temps... finit-il par murmurer, visiblement frustré.
  • Même une journée de plus ne te suffira pas à inventer les connaissances que tu n'as pas !

La vache.

Il vient d'anéantir en un instant tous les efforts de son admirable démonstration.

  • C'est quand même honteux de ne pas savoir ça !

Pour avoir revu le cours en début de semaine, je peux affirmer que non, ça n'a rien de honteux. C'est une cause vraiment minoritaire, spécifique à un contexte particulier et écrite en tout petit dans le bouquin. Alors à moins d'avoir eu l'opportunité de le revoir peu de temps avant, comme moi, ça devient compliqué de s'en souvenir.

Mais j'ai l'impression que le médecin le fait exprès. Il semble prendre un malin plaisir à le questionner sur des détails infimes, comme pour lui briser l'égo. Peut-être pour l'obliger à retrouver un peu d'humilité ? Une qualité indispensable, après tout, pour bien soigner.

  • Bon, les autres ? Une idée ?

Monsieur Boukhobza reporte alors son attention sur chacun d'entre nous, mais son regard se fait plus insistant chez les externes et les internes. Je réprime mon envie de lui répondre et me contente d'observer, persuadée que l'un d'entre eux va finir par balancer la bonne réponse et nous libérer par la même occasion de la tension sous-jacente.

En vain.

Aucune personne n'est capable de la fournir, laissant l'expression du visage de Monsieur Boukhobza se teinter progressivement de crispation et d'amertume.

  • C'est une blague ?

Sa voix est sèche, contrastant avec le ton enjoué qu'il possédait au tout début.

  • Vous êtes en train de me dire que personne n'est capable de répondre, là ?

Sur ces mots, tous les concernés détournent instantanément le regard de leur supérieur.

Les externes fixent le sol, les internes se triturent les mains d'un air penaud et la tension régnante dans la pièce atteint son paroxysme. Je fais de mon mieux pour retenir mon souffle dans ce silence pesant. Pourtant, au fond de moi je n'ai qu'une envie, c'est de tous les libérer avant que Monsieur Boukhobza n'explose définitivement.

Alors sans même le réaliser, contre toute attente, je lève la main en l'air.

  • Layla ? s'indigne-t-il. Vous tenez vraiment à me poser une question maintenant ?

Un frisson me parcourt l'échine et mes membres se raidissent.

  • N-non... je murmure d'une voix cassée.
  • Alors quoi ?

Je prends une profonde inspiration pour me calmer, avant d'éclaircir ma gorge et d'ajouter :

  • En fait, j'aimerais répondre à la question...
  • Quoi ?

Sur ces mots, un ange passe.

Toutes les personnes présentes dans la pièce se retournent instantanément vers moi, y compris mes co-stagiaires et notamment Ambre qui me dévisage attentivement d'un air incrédule.

Mais par-dessus tout, je sens surtout les prunelles perçantes de Chahine se poser sur moi.

Et je commence déjà à regretter mon audace.

J'aurais simplement dû me taire et rester sagement dans mon coin à attendre la fin de la visite, comme mes camarades. J'aurais probablement été épargnée des sermons grâce à mon statut d'étudiante en deuxième année et tout aurait été réglé.

Bon sang, mais qu'est-ce qui m'a pris ?

  • Alors Madame Thomas, reprend le chef, vous avez perdu votre langue vous aussi ?

Sa remarque me ramène immédiatement à la réalité.

Je secoue vivement la tête pour chasser mes doutes, me redresse légèrement pour mieux lui faire face, puis je déclare alors :

  • Le liquide amniotique, lors d'un accouchement.

L'espace d'un instant, un troisième silence m'entoure.

Un silence si assourdissant que j'en viens à regretter l'animation résultant d'un vacarme.

Et puis après le calme, la tempête.

Pas une tempête au sens propre, évidemment, mais une tornade d'applaudissements.

Monsieur Boukhobza m'acclame vigoureusement, un sourire de fierté incurvant le coin de sa lèvre.

  • Félicitations, Layla ! C'est effectivement la réponse que j'attendais !

Al-Hamdullilah.

  • C'est la première fois qu'une stagiaire m'épate autant ! C'est remarquable de votre part !

Sur ces propos, mes joues prennent feu.

Je crois que je ne m'attendais pas à ce qu'il m'adresse de telles éloges.

  • Merci... je rétorque alors timidement.

Il me tourne ensuite le dos pour reporter son attention sur les autres membres de l'équipe.

  • Vous tous, s'écrie-t-il en me désignant du doigt, prenez tous exemple sur Layla !

Oh non.

Il va vraiment finir par me mettre mal à l'aise.

S'il y a bien une chose que je ne supporte pas, c'est d'être au centre de l'attention.

  • Toi plus particulièrement, Chahine...

Monsieur Boukhobza fronce alors les sourcils, avant de laisser échapper un soupir.

  • Te faire devancer par une deuxième année, tu devrais avoir honte...

Je jette alors un œil discret en direction du brun pour jauger sa réaction.

Sauf que je croise instantanément ses prunelles noir d'encre me toisant avec mépris.

Oh, bon sang.

Moi qui voulais essayer d'apaiser la tension, je crois que je viens tout juste d'envenimer notre relation.

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