Chapitre 5

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Layla

Adossée contre le mur du bureau des internes, je fixe discrètement Chahine. Cela doit faire au moins cinq minutes que je suis plantée là sans rien dire, sans oser me manifester ni même aller vers lui. Les autres externes doivent sûrement se demander pourquoi il existe une telle distance entre nous, mais la raison me paraît évidente. Chahine m'en veut. Il s'est fait passer un savon par le chef lors de la visite et mon intervention n'a fait qu'envenimer la situation. Alors je ne peux pas vraiment blâmer son attitude.

Je balaie d'un regard le reste de la pièce. Ambre est assise à côté de son externe ainsi que d'un interne avec qui elle semble merveilleusement bien s'entendre. Hugo, lui, a l'air d'être absent. En réalité, il sèche probablement. En même temps, je le comprends. On est tellement nombreux dans le service qu'une absence de temps en temps ne se remarque pas vraiment.

En parlant d'Ambre, je ne sais pas si c'est moi qui psychote, mais j'ai l'impression que depuis la visite, elle est plus froide avec moi. Elle m'offre des sourires à peine perceptibles quand je la croise et ne possède plus le même entrain qui la caractérisait. J'espère simplement que c'est passager et que rien de grave ne lui est arrivé.

Le raclement des chaises sur le sol me tire soudain de mes pensées.

Les internes se lèvent spontanément de leur bureau pour sortir. Ambre s'empresse alors de leur emboîter le pas tout en fredonnant. Visiblement, elle est de bonne humeur aujourd'hui.

Lorsqu'elle arrive à mon niveau, elle me scrute un instant de ses grands yeux azur tout en murmurant d'un air excité :

  • Je vais faire une ponction d'ascite !

Je la regarde à mon tour, une expression de surprise sur le visage.

La ponction d'ascite est un petit geste chirurgical consistant à prélever du liquide en excès dans l'abdomen des patients atteints de cirrhose. C'est un geste plutôt simple, fréquemment pratiqué à l'hôpital, mais je suis persuadée qu'en tant qu'étudiants en deuxième année, nous ne sommes pas autorisés à le réaliser.

  • Une ponction d'ascite ? je lui redemande, comme pour être sûre.
  • Oui ! elle me rétorque. Mon interne m'a proposé de la faire et j'ai accepté !

Elle passe alors ses doigts dans ses cheveux d'or avant d'ajouter :

  • Il a dit que j'étais une étudiante excellente et que je méritais d'avoir des missions à ma portée...

Je m'apprête à la féliciter, contente pour elle malgré tout, mais Ambre me coupe dans mon élan :

  • Tu n'as pas ce genre de missions, avec Chahine ? me demande-t-elle soudainement.

Je reste silencieuse un instant, déconcertée par cette question.

Je ne sais pas si elle est au courant du malaise qui réside entre nous ou si c'est simplement de la curiosité, mais le sarcasme qui découle du ton qu'elle emploie me met légèrement mal à l'aise.

  • Non... je finis par répondre, sur la réserve.
  • Ah... soupire-t-elle.

L'expression de son regard change alors brutalement, laissant place à une forme de compassion.

  • Peut-être que tu n'es pas assez brillante pour ça...

Je cligne des yeux plusieurs fois, incapable de dissimuler le choc de cette dernière remarque aussi surprenante que cinglante. Qu'est-ce qui lui prend ? Pourquoi ressent-elle le besoin soudain de me rabaisser alors que je ne lui ai jamais rien fait ?

De la colère, mais surtout de la confusion s'installent alors progressivement en moi. Je n'ai cependant pas le temps de répliquer qu'elle a déjà disparu de mon champ de vision, me laissant clouée sur place, les joues brûlantes de honte face à cette énorme humiliation.

* * *

Après avoir ruminé durant un moment, je réussis finalement à retrouver mon sang-froid. Je me suis convaincue que la matinée était déjà suffisamment courte pour que je la gâche en ressassant ce qui s'est passé.

Je secoue la tête pour me ressaisir et je réalise alors que je suis actuellement seule dans le bureau des internes, tous les autres internes et externes étant sortis pour voir leurs patients.

Enfin, presque seule.

Chahine est toujours présent, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur. Un silence assourdissant nous entoure, mais ça n'a pas l'air de le perturber. En fait, il est tellement concentré que je me demande s'il a conscience de son environnement.

Je décide de prendre mon courage à deux mains et de l'approcher.

  • Salut... je murmure avec prudence.

L'espace d'une seconde, il arrête de pianoter sur son clavier pour me regarder.

Puis il dévie de nouveau la tête pour se repencher sur sa tâche à effectuer.

Je rêve ou ce garçon vient littéralement de m'ignorer ?

Je suis irritée par sa réaction, mais je prends néanmoins sur moi pour ne pas m'énerver. Je veux passer un bon stage et apprendre un maximum de choses, alors même si ça m'ennuie de l'admettre, je sais au fond de moi que je dois repartir sur de bonnes bases avec mon externe.

  • Qu'est-ce que tu fais ? je le questionne, sur la réserve.

Cependant, Chahine m'ignore une seconde fois.

Je me rapproche encore pour entrevoir son écran.

Il semble être en train de traiter les dossiers de ses patients.

Dans un dernier espoir, je hausse alors la voix pour lui demander :

  • Est-ce que je peux t'aider ?

Ma remarque le fait soudainement réagir.

Il reporte instinctivement son attention sur moi, plongeant ses yeux sombres dans les miens. Son corps est tellement proche que je peux sentir l'odeur du musc émanant de son cou, – des notes de mangue mêlées à de la noix de coco. Honnêtement, ce parfum est aussi enivrant qu'attirant. Dommage que son caractère, par contre, soit lui bien moins craquant.

  • Tu veux m'aider ?

La voix rauque de Chahine brise le silence environnant.

Je le dévisage un instant, aussi surprise que ravie de le voir coopérer.

Puis je hoche la tête pour acquiescer.

  • Alors tais-toi pour que je puisse me concentrer.

Aussitôt, mon sourire s'évanouit.

Je me sens tellement stupide d'avoir cru en lui.

En fait, je ne sais même pas pourquoi je me suis autorisée à garder un espoir de changement. Parce que la déception qui en découle est encore plus lancinante.

Je décide cependant d'obtempérer à contre cœur et de reculer d'un pas pour lui laisser l'espace dont il semble avoir besoin. Mais au moment où je m'exécute, Chahine me retient :

  • Oh, attends.

J'arque un sourcil, incrédule.

Peut-être que je l'ai jugé trop vite, finalement.

  • Tu veux te rendre utile, c'est ça ? me demande-t-il.

J'acquiesce de nouveau spontanément pour lui montrer ma bonne volonté.

Celle pour l'aider, mais surtout pour me racheter.

Il se met alors à fouiller brusquement l'un des tiroirs de son bureau avant d'en sortir un classeur rempli d'étiquettes de patients. Puis il en arrache une et me la tend :

  • Mikaël... Anderson... ? je tente de lire, sans trop comprendre où il souhaite en venir.
  • Bravo, tu sais lire.

Je réprime un soupir.

Son ton condescendant commence sérieusement à me taper sur le système.

  • Maintenant, va me photocopier sa carte d'identité.
  • Quoi ?!

Je le fixe d'un air ahuri, consternée par sa demande.

  • C'est une blague, c'est ça ?
  • J'ai l'air de blaguer ? il me rétorque pourtant, sans ciller.

Son expression est insondable, impénétrable.

Et même si ça m'ennuie de l'admettre, je trouve ça particulièrement déstabilisant.

En constatant ma réaction de stupeur, – à laquelle il ne s'attendait probablement pas –, Chahine ressent alors le besoin de se justifier :

  • C'est indispensable pour le dossier du patient.

Je n'ai jamais prétendu le contraire.

Mais je suis persuadée qu'aussi utile soit-elle, ce n'est pas à une stagiaire de deuxième année de médecine d'effectuer cette tâche, mais plutôt à la secrétaire. Ou bien à Chahine lui-même !

Sauf que maintenant que je lui ai proposé de l'aider, je ne peux pas subitement reculer. Ce serait complètement hypocrite de ma part et Chahine le sait. Non seulement il m'a parfaitement cernée, mais en plus il a également décidé d'en jouer.

Oh mon dieu, ce que je peux le détester.

Et me détester aussi intérieurement d'avoir un caractère aussi peu trempé.

* * *

  • Mais quel crétin ! s'écrie Rym, de l'autre côté du téléphone.

Affalée à l'envers sur mon lit, je l'écoute proférer des menaces en arabe à l'égard de Chahine.

Je viens de passer un quart d'heure à lui raconter ma matinée catastrophique. Tout en sachant que le terme catastrophique est un euphémisme. Pour être franche, je ne trouve simplement pas les bons mots pour lui décrire l'enfer que j'ai vécu.

Chahine m'a refourgué toutes ses tâches administratives. Entre la gestion du courrier et les appels téléphoniques, il m'a littéralement baladé dans tout le service selon son bon vouloir. Sans jamais me donner l'impression d'être utilisée, bien sûr.

Il a prétexté le fait que mon travail l'allégerait et nous permettrait d'aller examiner un patient ensemble plus rapidement. Sauf qu'avec le nombre absolument incalculable de missions qu'il m'a donné, finir à temps relevait davantage d'un rêve éveillé plutôt que de la réalité.

Malheureusement, je l'ai compris trop tardivement.

Le pire, c'est qu'il a même réussi à me faire ranger les dossiers du poste de soins. Je me souviens encore de l'expression de surprise d'une des infirmières, lorsqu'elle a pénétré dans la salle et qu'elle a vu l'étagère aussi ordonnée. Une première en dix ans de service, selon elle. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé toute la fourberie de mon externe et que je l'ai encore plus détesté. Pourtant, je ne pensais pas que c'était possible d'aborrher quelqu'un à ce point.

  • Laisse tomber, je suis dégoûtée... je réponds à ma cousine.
  • T'inquiète pas, Layla... il se venge juste un petit peu. Mais ça va finir par lui passer.

Je sais qu'elle fait de son mieux pour me rassurer, mais ça n'a pas vraiment l'effet escompté.

  • Je ne pense pas... ce mec est complètement taré, en plus d'être sadique !
  • Tu sais quoi ? Moi, je ne pense pas qu'il soit si mauvais que ça.

Sur cette remarque, un ange passe.

Je m'attends à ce que Rym corrige ses propos, mais non.

  • Tu rigoles, j'espère ? je lui demande, tout en réprimant un rire nerveux.
  • Non, je suis sincère.

La spontanéité avec laquelle ma cousine réplique me déroute complètement.

Mais même si elle a ses défauts, elle sait aussi se montrer très sage quand il le faut.

Alors je décide d'écouter ce qu'elle a à me dire avant de rouspéter.

  • Il sait que tu portes le voile, non ?

Sur ces mots, mon cœur fait un raté.

Je ne m'attendais pas à ce qu'elle aborde un tel sujet.

  • De quoi est-ce que tu parles ?
  • Quand tu l'as rencontré pour la première fois, Layla...
  • Oh mon dieu.

Rym a raison.

J'avais complètement oublié que je portais mon voile, lorsque je l'ai percuté dans les escaliers de la faculté.

  • Tu vois où je veux en venir ? ajoute-t-elle.

Je peux entendre un petit rire s'échapper de ses lèvres, de l'autre côté.

  • Tu veux dire que s'il l'avait voulu, il aurait pu dénoncer mon calot ?
  • Exactement, Layla. S'il avait vraiment voulu te faire du mal, il t'aurait attaqué sur quelque chose qui compte vraiment pour toi.

Je reste silencieuse un instant, déconcertée par ses arguments.

Dans un sens, je comprends ce que Rym veut dire. C'est vrai que Chahine est la seule personne du service à savoir que je porte un foulard. Et c'est également un garçon futé. Alors impossible qu'il n'ait pas fait le lien avec le calot. Il lui suffirait en effet d'en toucher deux mots à Monsieur Boukhobza pour que je sois immédiatement contrainte de le retirer, sous prétexte d'égalité de traitement et de laïcité.

D'un autre côté, je ne peux pas nier son comportement de la matinée. Non seulement il m'a ignorée et utilisée, mais il m'a aussi menti. En me faisant espérer quelque chose qu'il ne comptait jamais me donner, il m'a indirectement trahie. Alors j'avoue avoir du mal à imaginer une forme de bienveillance masquée derrière une telle cruauté.

  • Encore heureux qu'il ne m'ait pas dénoncé, je rétorque finalement. On appartient à la même communauté.
  • Ah bon ? Il te l'a dit ?

Sa question me prend de court.

  • Euh non... Mais il s'appelle Chahine, hein...
  • Et alors ?

De nouveau, je reste muette face à sa réaction.

J'ai l'impression qu'elle fait exprès de ne pas comprendre.

  • Tu dis ça parce que c'est un prénom arabe, c'est ça ? Mais qui te dit que ce n'est pas un chrétien d'orient ?

Mes joues s'empourprent.

Je prends soudainement conscience de la gravité de mes pensées.

Je reproche à certaines personnes leur manque d'ouverture d'esprit et leur jugement, mais je fais finalement exactement la même chose avec ce raccourci.

Oh mon Dieu.

Comme j'ai honte de ma réaction.

Les stéréotypes ont la vie dure, mais nous portons la responsabilité de leur déconstruction. Si même les personnes concernées par les clichés se retrouvent à discriminer, comment pouvons-nous espérer un changement ?

Je m'excuse envers ma cousine, avant de prendre une profonde inspiration.

Peu importe les mauvaises actions de Chahine, je refuse qu'il fasse fléchir les valeurs auxquelles je suis attachée. Je refuse de laisser filer mon bon soupçon. Alors même si ça peut paraître fou et que je le déteste toujours autant, je vais accepter l'idée que sous sa carapace de fer se cache probablement de la bonté. Qu'il mérite malgré tout ce qu'il a fait d'être pardonné.

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