Chapitre 6
Layla
- Alors, cette recherche de job ? Ça avance ?
Affairée devant la cuisinière, ma mère me pose cette question sans quitter sa casserole des yeux. Les arômes dégagés par les épices m'ont machinalement attirée ici, mais je crois que je regrette déjà de ne pas avoir fait demi-tour à temps.
- Un peu... je lui réponds avec prudence.
Je prends un instant pour m'asseoir autour de la table.
Elle en profite alors pour me tendre une tasse de café au lait, avant de revenir rapidement à la charge :
- "Un peu", c'est-à-dire ?
Je baisse la tête, jouant nerveusement avec la poignée de la tasse.
- J'ai envoyé quelques CV, mais je n'ai pas encore eu de réponse...
C'est faux.
Je n'ai absolument rien envoyé.
Pour être honnête, je n'ai même pas eu le temps de m'y pencher.
Ma mère me dévisage, visiblement incrédule.
- Ah bon ? Même avec ton parcours d'excellence ?
Sur cette remarque, je tique.
On pourrait croire qu'il s'agit d'un rare compliment en provenance de ma génitrice, mais pas du tout. Je la connais suffisamment pour savoir qu'en fait, c'est tout le contraire. Elle me fait un reproche. Un reproche du style : pourquoi n'es-tu pas capable de tirer parti du peu d'atouts que tu possèdes ?
Je me contente néanmoins de hausser les épaules nonchalamment.
- Que veux-tu... Le marché du travail est compliqué...
Ma justification n'a cependant pas l'air de la convaincre.
- Mais tout de même ! Tu pourrais donner des cours, par exemple ! Les parents raffolent des étudiants en médecine ! Ils se plieraient en quatre pour t'avoir, Layla !
Se plier en quatre, rien que ça.
Je sais que ma mère met les études de médecine sur un certain piédestal, mais je crois qu'elle ne réalise pas que tout le monde ne peut pas se permettre de payer des sommes astronomiques pour de simples cours particuliers. Ce n'est pas vraiment étonnant, de la part de quelqu'un qui n'a pas travaillé depuis des années.
En plus, ce n'est pas comme si j'étais prête à tout accepter.
Je recherche avant tout un travail qui puisse m'offrir du temps pour étudier. Or, j'ai l'impression que c'est un peu l'opposé de ce qu'on attend d'un boulot étudiant. On imagine plutôt à la place une personne désespérée, au point d'accepter d'être exploitée. Ce qui est malheureux. Je déteste les patrons qui n'ont aucun scrupule à se faire de l'argent sur la misère des gens.
- Attends, Layla...
La voix de ma mère m'arrache soudain de mon absence.
Je relève la tête pour l'observer et ne tarde pas à réaliser que son expression a brusquement changé. Elle est plus sombre. Il ne me faut alors pas plus d'une seconde pour comprendre qu'elle va aborder le sujet. Celui qui lui brûle les lèvres depuis le début de notre conversation. Celui que je redoute le plus.
- Ne me dis pas que tu gardes ton truc, sur les photos...
Bingo.
Pour une fois que j'aurais préféré me tromper.
J'essaie pourtant de rester neutre et de feindre l'ignorance.
- Quel truc ?
- Arrête de faire semblant, Layla.
Son ton est aussi ferme que sec.
Je sens que je ne dois pas la pousser dans ses derniers retranchements.
- Mon hijab, tu veux dire ? je demande alors, tout en sachant pertinemment qu'il s'agit de ça.
Elle acquiesce froidement.
Et à ce moment, je me pétrifie.
Parce que je sais que je viens de lui donner une nouvelle occasion de me réprimander.
- Sérieusement, Layla ? hurle-t-elle.
Et voilà.
- Tu tends le bâton pour te faire battre et ensuite tu te plains ?
Je ne me plains de rien.
Je n'ai jamais demandé à travailler à l'origine, à ce que je sache.
- Seigneur ! On est en France, Layla ! Pas en Algérie ! s'exclame-t-elle en soupirant.
Ma mère n'a jamais approuvé mon choix de porter le voile.
Selon elle, le porter en France, c'est littéralement se tirer une balle dans le pied. Troquer un avenir prestigieux pour un ordre Divin qu'elle peine à accepter. Je ne dis pas que je vais la contredire sur le premier point. Tout le monde sait que la plupart des postes haut gradés sont incompatibles avec le foulard. J'aurais simplement aimé que les motivations de son refus soient davantage orientées sur la crainte de voir sa fille se faire agresser par un fasciste, plutôt que sur un aspect purement financier. Mais peut-être que j'en exige trop.
- C'est bon, Layla ! Je t'ai déjà dit que je te payerai un lissage brésilien !
Quoi ?
- Alors arrête d'essayer de cacher ton complexe avec cette excuse !
Je serre les poings, frustrée.
Je déteste quand elle me sort cette idée que le voile serait une échappatoire à mes cheveux bouclés. Bien sûr qu'à cause de ce que j'ai vécu par le passé, je garde des séquelles. Bien sûr qu'il m'arrive parfois de penser que j'ai de la chance de pouvoir cacher ma tignasse pour éviter d'être de nouveau harcelée. Mais ce n'est absolument pas ce qui m'a donné envie de le porter. Réduire un choix purement motivé par la spiritualité à quelque chose d'aussi insignifiant, c'est vraiment me manquer de respect.
Je me lève alors d'un bond pour quitter la pièce.
Peu importe qu'elle soit dans le déni ou qu'elle manque de foi. Certains propos sont profondément blessants et ne se disent pas.
* * *
Il est à peine huit heures passées.
Pourtant, la file d'attente devant l'entrée de la bibliothèque universitaire est déjà pleine à craquer. Logique, quand on sait à quel point l'espace est calme et propice au travail...
Mais tout de même !
J'aimerais pouvoir faire la grasse matinée de temps en temps sans avoir à m'inquiéter de ne pas trouver de place pour réviser. Et hors de question de cravacher chez moi, j'ai besoin de changer d'endroit après avoir été enfermée dans ma chambre durant toute une année.
Je laisse échapper un soupir de frustration avant de décider de prendre mon mal en patience. Après tout, ce n'est pas en me plaignant que je vais faire évoluer la situation.
Au bout d'un quart d'heure d'attente, partagé entre les cris et les poussées insupportables de mes supposés futurs confrères, je finis par atteindre l'entrée. J'exhibe discrètement ma carte étudiante à l'agent de sécurité qui semble dépassé par l'agitation et m'empresse alors de rejoindre l'une des salles parmi les trois mises à notre disposition.
Il y a d'abord la salle principale, que l'on surnomme également la salle rouge à cause de ses murs couleur brique. C'est la première salle qui s'offre à nous lorsque l'on franchit l'entrée de la bibliothèque. Elle a l'avantage d'être plutôt spacieuse, détenant plus de la moitié de la surface, mais sa localisation la rend particulièrement bruyante. Passable pour faire des exercices, mais pas idéale pour apprendre par cœur un cours demandant une concentration maximale.
Ensuite il y a la salle verte, qui doit également son nom à la couleur de ses murs. Située juste à gauche de la salle principale, elle est beaucoup moins sujette aux nuisances sonores. Mais contrairement à sa voisine, elle a l'inconvénient de ne posséder aucune fenêtre. Autrement dit, cette salle est un véritable four !
Quant à la dernière, la salle bleue, – dont vous aurez certainement deviné la couleur des murs –, elle permet de combiner à la fois les avantages de la rouge et de la verte. Isolée au fin fond de la bibliothèque avec deux grandes vitres en son sein, c'est la salle rêvée de tout étudiant en médecine. Mais ses places sont très chères et ses habitués ne sont vraiment pas prêts à les céder.
Je choisis de me diriger vers la salle verte.
Optimiser ma concentration au détriment d'un peu de confort ne m'a jamais dérangée.
Alors que je m'approche d'une des tables vides de la pièce, une silhouette me devance frénétiquement pour déposer trois bouquins sur la table en question, comme pour marquer son territoire.
Je m'arrête net, silencieuse, déconcertée par ce comportement. Puis je relève légèrement la tête pour dévisager la personne qui se tient devant moi.
C'est une étudiante grande et élancée, avec de magnifiques cheveux flamboyants. Elle a la peau claire, des traits fins, ainsi qu'un visage creusé mettant en avant ses pommettes saillantes. Mais ce sont ses iris qui me frappent le plus. De forme ronde, elles abritent une nuance de bleu tirant vers un gris fumé que je n'ai encore jamais observé, dont l'éclat est accentué par un trait sombre de liner.
Il n'y a pas à dire, cette femme est juste splendide.
Le claquement de ses talons sur le sol m'arrache cependant de mes pensées.
Je réalise qu'elle s'apprête à me tourner le dos sans même prendre la peine de s'expliquer. J'attrape alors spontanément son bras pour l'en empêcher.
- Hé ! Qu'est-ce que tu fais ? me demande-t-elle, aussi surprise que crispée.
- C'est plutôt à moi de te poser la question ! je réplique alors, les sourcils froncés.
Elle me lance un regard peu amène, m'intimant de la lâcher, ce que je fais.
Néanmoins, je lui désigne la table du menton, veillant à lui rappeler sa réaction.
- Oh, tu parles des places !
Je hoche la tête.
Non seulement j'ai repéré la table avant elle, mais en plus elle s'est permis de la réserver entièrement à elle seule. J'ai quand même le droit d'être offensée.
- Désolée, j'ai paniqué ! s'exclame-t-elle en s'adoucissant.
Je la dévisage, les yeux ronds.
Mon expression doit l'avoir alertée.
Elle ressent alors le besoin irrépressible de se justifier :
- Mes amis sont en stage, là. Je réserve donc leurs places.
- Ah, je comprends mieux.
Elle entremêle ses doigts dans sa chevelure acajou avant de balayer la pièce du regard.
- On dirait que c'est la seule table qui reste... soupire-t-elle.
Elle me lance alors un regard de chien battu :
- S'il-te-plaît, tu veux bien nous la laisser ? Je déteste réviser toute seule !
Je la scrute à mon tour, éberluée.
Elle n'a pas l'air méchante, mais sa demande reste culottée.
En voyant que je ne me montre pas très conciliante, elle surenchérit :
- Tu sais quoi ? Tu n'as qu'à te faire une petite place avec nous !
- Quoi ?
Je rêve ou elle se l'est carrément appropriée ?
- Promis, je te le revaudrai. En plus, tu seras tranquille pour la matinée ! Avec le stage, on ne reviendra pas avant le début d'après-midi !
Bon, dit comme ça, sa proposition est alléchante.
Surtout que je ne comptais pas rester à la faculté après le déjeuner.
Et puis, elle semble tellement désespérée qu'elle me ferait presque pitié.
- D'accord, je finis alors par murmurer.
- Oh, merci ! Merci, merci ! Vraiment, je te le revaudrai !
Je n'ai pas le temps de répliquer qu'elle me tourne le dos avec une telle vigueur que ses cheveux manquent de me fouetter le visage. Je l'observe alors s'éclipser en vitesse de la bibliothèque. Décidément, cette fille est une véritable pile électrique.
Je décale l'un des manuels pour pouvoir m'installer confortablement sur la table, lorsque je remarque qu'un petit flyer coloré s'en échappe. Curieuse, je décide de l'examiner.
Je réprime un cri de surprise en réalisant qu'il s'agit d'une offre d'emploi pour devenir monitrice de bibliothèque. Un emploi aux nombreuses heures creuses qui permet aux étudiants de réviser sur leur lieu de travail.
Oh mon Dieu.
Comme quoi, le destin est vraiment bien fait.
Je crois que je viens de trouver le job parfait.
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