Chapitre 7

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Layla

Je n'ai jamais passé d'entretien.

Ça peut paraître fou, mais du coup j'ai du mal à masquer le tremblement de mes mains.

Je continue de réciter des sourates de protection dans ma tête pour essayer de me calmer, lorsque la porte du bureau de recrutement s'ouvre. Un homme en costume âgé d'une quarantaine d'années s'approche alors de moi, un air dérouté sur le visage :

  • Madame Thomas ? questionne-t-il en me scrutant.

J'acquiesce timidement.

Je vois bien à son expression qu'il ne s'attendait pas à accueillir une femme voilée, mais j'essaie de ne pas en tenir compte. Après tout, mon nom de famille peut se montrer trompeur.

  • Suivez-moi, s'il-vous-plaît...

J'obtempère en lui emboîtant le pas tandis qu'il referme rapidement la porte derrière moi. Dans la salle, une autre femme patiente autour de la table. Elle a des cheveux bruns coiffés en une demi queue de cheval ainsi que des lunettes carrées qui n'arrêtent pas de glisser sur son nez. Elle est tellement absorbée par son téléphone qu'elle ne semble pas avoir remarqué ma présence.

  • Sandrine, s'écrie l'homme qui m'a reçue, voici Madame Thomas...

La femme en question relève la tête de son écran, prête à m'accueillir. Mais son sourire s'efface aussitôt pour laisser place à deux yeux ronds face à mon apparence.

  • Euh... vous êtes bien Madame Thomas ? demande-t-elle sans cacher sa stupeur.
  • Elle-même, je lui réponds fermement.

Puis un court silence s'ensuit.

Les deux recruteurs s'échangent alors un regard furtif, sans pour autant le briser. Ils ne prononcent pas un mot, mais leur expression parle pour eux. L'atmosphère de la salle est pesante, étouffante. Je me sens comme une fausse note dans leur symphonie parfaite, à la fois dissonante et perturbante.

  • Vous êtes bien Française ? finit par me demander la femme.

Déconcertée, je la dévisage.

Je suis pourtant persuadée de leur avoir envoyé ma carte d'identité, lors de ma candidature.

  • Oui, je réplique en lui présentant de nouveau le document.

Elle l'attrape alors en me remerciant d'un ton obséquieux et se met à l'inspecter attentivement. Un peu trop attentivement, je trouve. Elle ne se contente pas de vérifier la concordance du nom et des dates. Elle s'attarde également sur la forme. En particulier sur les contours, vérifiant leur rigidité et la texture du papier. Comme si elle remettait en question la provenance même du document.

  • Elle est à jour, je ne peux m'empêcher de lui clarifer.

Sur cette remarque, mon interlocutrice cesse ses mouvements.

Elle me regarde, un air penaud sur le visage, identique à un tortionnaire pris en flagrant délit.

  • Je voulais juste m'en assurer, se justifie-t-elle.
  • Pas de problème.

Elle me rend ma carte avant d'échanger un autre regard furtif avec son collègue et soudain, je suis prise d'un élan d'audace qui ne me ressemble pas.

  • Vous faites ça avec tous les candidats ?

Ma question les laisse sans voix.

Je vois l'homme déglutir discrètement avant de bafouiller :

  • Euh... oui... enfin... quand on le juge né...

L'homme n'a pas le temps d'achever sa phrase que sa collègue l'interrompt en lui lançant un regard noir, comme pour l'empêcher de révéler le fond de sa pensée :

  • Mais bien sûr que oui Madame Thomas ! s'exclame-t-elle. Il faut toujours tout vérifier !

Menteuse.

  • L'usurpation d'identité est un véritable fléau en ce moment, vous savez... poursuit-elle avec son sourire hypocrite, avant de m'intimer à m'asseoir à ses côtés pour continuer.

Le reste de l'entretien passe à vitesse grand V.

Les deux recruteurs me posent des questions sur mon diplôme, sur son pays de provenance. Apparemment, une femme musulmane qui réussit médecine en France, c'est difficile à imaginer. Ils enchaînent ensuite sur mes expériences professionnelles passées et mes qualités, mais avec moins d'insistance et d'intérêt. Je fais de mon mieux pour répondre sans laisser transparaître mes émotions, mais au fond, je me sens dévastée et humiliée.

Lorsqu'à la fin de l'entretien, ils me demandent si je suis prête à retirer mon voile pour travailler, je manque de craquer. Heureusement pour moi, l'homme semble ressentir ma détresse et me rassure en me disant que je n'y suis pas contrainte car la bibliothèque est privée. Je me retiens de lui dire que de toute façon, je n'aurais pas fait la concession. Je me hais déjà suffisamment d'avoir accepté de mettre ma dignité de côté au nom d'un job qui m'a été imposé.

* * *

J'observe la file d'attente serpenter devant l'entrée du restaurant universitaire.

Elle est interminable.

Dans un autre contexte, j'aurais pris mon mal en patience. Mais ce midi, je ne peux pas. J'ai cours de pneumologie dans moins d'une heure et si j'en crois la crispation des étudiants, l'attente est loin d'être terminée. Foutu entretien qui m'a mise en retard !

Je m'apprête à tourner les talons en acceptant à contre-cœur d'effectuer un jeûne intermittent, lorsque je sens une pression ferme s'exercer sur mon épaule. Je me retourne spontanément et réprime alors un cri de surprise face à l'identité de la personne qui se tient devant moi. C'est la rousse de la dernière fois. La pile électrique, comme j'aime la surnommer.

  • Hey toi ! s'exclame-t-elle avec un sourire.
  • Salut... euh...

Je réalise à cet instant que je ne connais toujours pas son prénom.

Sauf que je suis trop gênée pour le lui demander maintenant.

  • Jasmine, me rétorque-t-elle alors, comme si elle avait lu dans mes pensées.
  • Enchantée Jasmine... Moi c'est Layla.

C'est un peu étrange de se présenter alors qu'on s'est déjà parlé.

Elle n'en tient cependant pas compte et me décoche un clin d'œil avant d'ajouter :

  • Tu manges toute seule ?
  • Oui... enfin, je devais... mais c'est compliqué du coup...

Je lui désigne du menton la queue du Crous et ses yeux s'écarquillent.

  • Ah oui, en effet... soupire-t-elle.

Résignée, je suis sur le point de la laisser lorsque soudain, Jasmine me retient.

  • Tu n'as qu'à passer avec moi !
  • Quoi ?

Je la dévisage, incrédule.

Je ne comprends pas vraiment ce qu'elle veut dire.

  • Je suis externe, déclare-t-elle. Donc je suis prioritaire pour passer !

Maintenant qu'elle le mentionne, ce principe me rappelle effectivement quelque chose.

Comme les externes sont en stage tous les matins et qu'ils ont un concours national à préparer, ils ont le privilège de devancer les étudiants en deuxième et troisième années pour ne pas perdre davantage de temps.

  • Allez Layla ! Vite avant qu'il n'y ait plus de frites !

Pour être honnête, je ne suis pas très fan du concept.

Selon moi, il ne fait qu'alimenter la hiérarchie déjà bien ancrée dans ce milieu.

Mais même si je me sens un peu mal de faire ça, je n'ai pas vraiment de meilleur option qui s'offre à moi pour le moment.

  • D'accord, je finis par accepter.

Sur ces mots, Jasmine attrape ma main dans un geste précipité pour se faufiler dans la queue. Elle n'a aucun scrupule à la dépasser, brandissant fièrement sa carte devant les étudiants frustrés. Je suis partagée entre l'admiration qu'elle suscite chez moi et la honte que j'éprouve dans le fait de profiter de son statut. Mais lorsqu'elle me susurre qu'elle est heureuse d'avoir pu me rendre la pareille pour la table de la bibliothèque, je me sens apaisée.

Nous prenons nos plateaux bien garnis et Jasmine insiste pour que je mange avec elle. Je la suis alors à sa table avant de réaliser qu'elle n'est pas seule. Un garçon est assis, les prunelles rivées sur son repas à peine entamé. Il a la peau noire, des yeux de la même couleur ainsi qu'une barbe parfaitement définie sur sa mâchoire carrée. Lorsqu'il relève la tête en direction de Jasmine, il s'empresse de s'écrier :

  • Enfin, bordel ! Ça fait une heure qu'on t'attend !
  • Désolée, désolée... j'ai eu un petit contretemps.

Le garçon dévie alors le regard pour le poser sur moi.

  • Madi, je te présente Layla !

Jasmine se tourne à son tour vers moi :

  • Layla, voici Madi !
  • En...enchantée, je marmonne timidement.

Madi m'adresse un sourire chaleureux avant de me proposer de m'asseoir à ses côtés. Jasmine en profite alors pour lui raconter notre rencontre un peu loufoque et il se met à éclater de rire. En tout cas, ils ont l'air d'être proches.

  • Au fait, il est où l'autre ? demande Jasmine entre deux bouchées.
  • Parti chercher une carafe d'eau, lui rétorque son ami.

Je les scrute en silence, déconcertée.

J'ai l'impression de faire intrusion dans leur intimité.

  • Il est tombé en chemin ou quoi ? se lamente Jasmine.
  • Possible, s'esclaffe Madi.
  • Allez vous faire voir.

Mon cœur fait un raté.

Je reconnais instantanément cette voix.

  • Tiens, en parlant du loup ! ajoute Madi, toujours hilare.
  • C'est pas trop tôt ! lui reproche Jasmine, les sourcils froncés.

La stature imposante de Madi masque ma présence.

Je le sais parce que je suis incapable de voir son visage.

Pourtant, je mettrais ma main à couper qu'il s'agit de lui.

  • T'es culottée ! s'offense-t-il. Dire que j'ai fait un détour exprès pour ton Kinder !
  • Vraiment ? s'émeut Jasmine. Il en restait ?
  • T'as qu'à descendre au distrib pour vérifier !

Il balance la barre chocolatée en l'air et Jasmine la rattrape dans un réflexe vif.

  • Merci ! T'es vraiment le meilleur !

Elle croise mon regard dans son élan et je comprends qu'elle s'apprête à me présenter. J'ai envie de l'en empêcher, de lui expliquer que ni lui ni moi n'avons envie de remuer le couteau dans la plaie, mais c'est trop tard. Impossible de débrancher la pile électrique.

  • Layla, s'exclame-t-elle. Je te présente Chahine !

Sur ces mots, Madi se décale d'un pas pour me laisser le voir. Mes prunelles s'ancrent aux siennes et Chahine se fige instantanément, stupéfait.

Le silence qui s'ensuit alors est assourdissant.

Une lueur d'incompréhension parcourt les regards de ses amis. Personnellement, je suis prête à faire comme si de rien n'était. Je ne veux surtout pas gâcher le déjeuner de Jasmine alors qu'elle se donne un mal de chien depuis le début pour me mettre à l'aise. Mais du côté de Chahine, c'est autre chose. Je ne suis pas certaine qu'il soit capable de masquer son animosité envers moi.

J'espère qu'il fera quand même un effort pour son amie !

  • Qu'est-ce qui se passe ? finit par demander Jasmine, le sourcil arqué.

Chahine prend le temps de s'installer à côté d'elle et se sert un verre d'eau sans répliquer. Mais l'air est lourd et chargé d'une tension sous-jacente.

  • Vous vous connaissez ? questionne Madi.

J'aimerais pouvoir dire non !

  • Ou bien c'est juste que t'as flashé sur Layla ? enchaîne-t-il.

Sur ces mots, Chahine recrache sa gorgée d'eau avant de s'étouffer dans une quinte de toux. J'aimerais ricaner de l'ironie de la situation, mais je suis trop occupée à essayer de refroidir mes joues empourprées d'embarras. Je n'arrive pas à croire que Madi ait pu dire ça dans le plus grand des calmes !

  • Non mais ça va pas la tête ? s'offense le brun qui a repris une respiration à peu près normale.
  • Bah quoi ? lui rétorque son interlocuteur, incrédule. Elle est trop mignonne, Layla ! C'est carrément ton style !

Chahine roule des yeux, visiblement lessivé.

Mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il ne nie pas.

Peut-être que je me fais trop d'idées !

  • C'est juste ma stagiaire, il finit par clarifier.

Cet aveu accueille un cri de surprise simultané de la part de Jasmine et de Madi.

  • Tu aurais dû nous dire que tu avais une stagiaire ! s'écrie la rousse.
  • Mais grave ! J'aurais adoré en avoir une aussi pour lui apprendre plein de trucs !

Je réprime un rire nerveux.

Si seulement leur ami pouvait adopter la même mentalité...

  • Alors Layla, qu'est-ce que Chahine t'a appris ? me demande Madi.

Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil en direction du concerné. Il se contente de nous ignorer, manifestement trop occupé à découper son cabillaud pour faire attention à nous. Alors une impulsion de malice me pousse à le provoquer :

  • Plein de choses ! je réplique sur un ton enjoué. Chahine est vraiment doué !

Ma remarque attire son attention.

Il relève la tête de son assiette pour me dévisager.

  • Ah ça, c'est sûr ! s'exclame Madi. Il obtient toujours les meilleurs classements !
  • Qu'est-ce qu'il t'a appris, par exemple ? me demande Jasmine.

Je m'arrête net un instant, faisant mine de réfléchir.

  • Hm, la dernière fois que je l'ai vu... j'ai appris à utiliser le fax ! je déclare.

Mon sarcasme est évident.

Jasmine me regarde, les yeux ronds, tandis que Madi éclate de rire.

  • J'y crois pas ! dit-il en tapant du poing sur la table. Chahine, tu n'as pas fait ça !

Le concerné ne répond pas, mal à l'aise à l'idée d'avoir été percé à jour.

  • Tu abuses, Chahine ! s'indigne Jasmine. Layla n'est pas là pour que tu l'exploites !
  • Ce mec n'a vraiment pas d'âme !

Il lève alors les mains en l'air, en signe de reddition.

  • Hé, arrêtez de m'accuser ! s'emporte-t-il à son tour. C'est elle qui a voulu m'aider !

Il est vraiment culotté.

  • T'aider à interroger un patient ! Pas à s'occuper de ta paperasse ! enchaîne-t-elle.

Merci !

Enfin une personne qui me comprend.

  • Mais qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse, sérieux ? Elle est seulement en P2 !

Cette fois, mon sang ne fait qu'un tour.

S'il y a bien une chose que je ne supporte pas, c'est qu'on sous-estime mes connaissances à cause de mon niveau alors que je bosse comme une dingue. Je lui balance spontanément :

  • Une P2 qui a mieux su répondre à la visite que toi en tout cas !

Sur cette remarque, il me fusille du regard.

Je sais que je devrais plutôt calmer la situation au lieu de jeter de l'huile sur le feu, mais c'est réjouissant de briser son égo en l'affichant devant ses camarades. Pour une fois que j'ai l'ascendant, je ne vais pas me priver d'en profiter.

  • C'est vraiment hilarant ! s'esclaffe de nouveau Madi, plié en deux sur sa chaise.

Jasmine, de son côté, continue de donner des leçons de morales à Chahine.

Il se lève alors d'un bond, agacé.

  • C'est bon, j'en ai marre ! souffle-t-il.
  • Sérieusement ? proteste son amie. Tu vas jouer la carte du susceptible ?

Il fronce les sourcils avant de hausser les épaules avec indifférence.

  • Non, j'en ai rien à faire. Je vais surtout aller prier, au lieu d'écouter vos bêtises.
  • Prier ? je demande, déroutée.

Jasmine me décoche alors un sourire chaleureux.

  • Oui, il y a une petite salle de prière aménagée à l'hôpital pour les patients musulmans.

Chahine est donc bien musulman.

  • Mais on peut l'utiliser aussi ? je l'interroge.

Elle opine du chef.

  • Officiellement, elle est réservée aux patients de l'hôpital. Mais parfois, les soignants en profitent aussi.
  • C'est vraiment génial !

Je suis incapable de masquer ma joie.

En même temps, cette nouvelle est aussi surprenante qu'épatante. Parce que devoir rattraper toutes ses prières en rentrant de la faculté le soir, c'est un véritable calvaire. Alors la perspective d'avoir la possibilité de les effectuer à l'heure me met du baume au cœur.

Mais le sentiment de satisfaction que je ressens est rapidement effacé par l'hostilité de Chahine qui me toise. Je n'ai alors pas le temps de lui demander de me montrer la localisation de la salle qu'il a disparu de mon champ de vision, me laissant avec un goût d'inachevé en travers de la gorge.

Décidément, je crois que cette guéguerre entre nous n'est pas prête de s'arrêter.

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