Chapitre 8

7 minutes de lecture

Layla

  • La pause est finie !

Je me lève de mon bureau pour fermer la fenêtre de jeux sur laquelle mon frère est rivé depuis un quart d'heure maintenant. Son nouvel ami Eliot me dévisage, les yeux ronds. Je crois qu'il ne s'attendait pas à ce que je sois aussi rigoureuse avec le temps.

  • Mais Layla... rouspète Wiam. Il me restait un niveau...
  • Tu reprendras après ton activité sur les volcans !

Je lui arrache le téléphone des mains et le dépose au fond d'un tiroir dont je suis la seule à détenir la clé. Je fais souvent ça, en ce moment. L'emmener dans la bibliothèque où je travaille pour l'obliger à réviser, tout en lui octroyant des pauses bien méritées. Cela me permet de faire d'une pierre deux coups. Je peux à la fois l'aider pour ses devoirs et me concentrer sur mes propres cours.

En même temps, contrairement à l'entretien horrible que j'ai passé, ce job est parfait. Je n'ai que trois tâches principales à effectuer. J'accueille les visiteurs et les oriente au mieux vers les services adaptés à leurs besoins. Je m'occupe des emprunts de livres et du rangement des rayons. Je veille au calme de la bibliothèque. Les autres moments sont des périodes creuses que je comble comme je peux.

Bon, veiller au silence n'est pas toujours une chose aisée quand on travaille avec des adolescents. Pour être honnête, j'ai parfois même envie d'en assassiner certains. Mais au moins, le cadre plaît à Wiam. Voir d'autres collégiens trimer le pousse à les imiter. Alors je suis contente.

Le son d'une notification m'interpelle.

Je souris en découvrant un message de la part de Jasmine.

  • Courage pour ta journée beauté :)

On s'est beaucoup rapproché, depuis notre déjeuner.

Jasmine est une personne simple, toujours naturelle et sans prise de tête dans ses interactions. Mais elle est surtout dotée d'une incroyable bienveillance. Je ne saurais énumérer le nombre de fois où elle a pris de son temps pour m'expliquer des notions abstraites à la bibliothèque sans jamais perdre patience.

Alors à force de traîner ensemble, une véritable amitié s'est tissée. Elle se confie maintenant à moi comme elle se confierait à une sœur, me racontant ses secrets et ses moindres états d'âme sans filtre. J'adore en particulier quand elle me partage des anecdotes spirituelles. Jasmine est une Libanaise de confession chrétienne. Elle est très attachée à sa culture et à sa foi, ce qui me permet d'entrevoir des aspects riches de traditions que je ne connais pas.

Cependant, je crois que ce qui me frappe le plus chez elle, c'est sa connexion intime avec ses amis. Elle connaît Chahine et Madi depuis l'enfance et ils ont beau appartenir tous les trois à des communautés très différentes – Chahine étant Marocain et Madi Comorien –, un lien indéfectible les unit.

Avec Madi, je soupçonne même un sentiment plus fort, comme un amour étouffé, non assumé. Elle ne m'en a jamais parlé explicitement, mais si les lèvres peuvent mentir, les regards et les gestes eux ne trompent pas. Jasmine ne s'en rend probablement pas compte, mais ses yeux brillent à chaque fois en l'évoquant. Madi lui, n'a pas l'air de le réaliser. Avec sa nature insouciante, je suis persuadée qu'il n'est simplement pas encore conscient de la profondeur de ses propres sentiments.

Je m'empresse de répondre à mon amie avant de recevoir un second message de sa part. Sauf que cette fois, ce n'est pas un texto mais une photo. Une photo de Chahine en train de dormir, affalé sur une table de l'amphithéâtre.

Je manque de lâcher mon téléphone, la surprise me frappant de plein fouet. Cette photo est aussi inattendue qu'inappropriée, au vu de la relation que j'entretiens avec lui.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer.

Le hic, c'est que Jasmine ne le sait pas. Elle m'invite régulièrement à manger avec tout le groupe, alors je fais de mon mieux pour feindre l'indifférence. Mais la vérité, c'est qu'entre Chahine et moi, ça ne va toujours pas. Nous avons encore notre lot de tensions non résolues et il prend un malin plaisir à se détacher de son rôle de Bon Samaritain à la seconde même où nous nous retrouvons seuls. Je me souviens comme si c'était hier du jour où Jasmine a insisté pour qu'il me conduise à la salle de prière, après qu'on ait mangé au sushi du coin. Chahine n'a eu aucun scrupule à attendre que son amie soit suffisamment éloignée pour me semer. Heureusement pour moi, il fallait simplement longer le couloir tout droit pour le retrouver.

Je réponds à mon amie en faisant semblant de ricaner. Mais même si ça m'ennuie de l'admettre, ce jeu incessant commence sérieusement à me fatiguer. Tout ce que je désire, c'est me libérer de ce fardeau pour retrouver un peu de légèreté. Un court moment de répit dans ma tumultueuse vie.

* * *

Je franchis le seuil de la maison et découvre ma mère, assise dans le salon avec une tasse de thé fumante entre les mains. Elle accueille Wiam d'un baiser, puis reporte son attention sur moi et m'intime de m'asseoir à ses côtés. Je prends cependant la peine de retirer mes chaussures, contrairement à mon frère, avant d'obtempérer.

  • Alors ta journée ? me demande-t-elle d'un air curieux. Le travail se passe bien ?
  • Oui, au top !

Ma spontanéité lui arrache un sourire de satisfaction.

Je suis ravie de constater que mon bonheur contribue au sien, jusqu'à ce que je sois rapidement ramenée à la réalité par sa remarque cinglante :

  • Tu vois, je t'avais dit qu'il fallait juste retirer ton hijab !

Je me pince la lèvre inférieure pour contenir ma frustration.

Je ne lui ai évidemment pas dit que je gardais mon voile à la bibliothèque. Peu importe qu'il soit toléré dans l'espace, elle aurait trouvé un autre prétexte pour réussir à me le faire enlever. Une moins bonne intégration avec mes collègues, par exemple. Ou encore un frein à une éventuelle opportunité de promotion. Elle ne fait pas ça pour m'embêter, mais parce que le problème est plus profond. L'essence même de ce bout de tissu la dérange.

Je me contente d'opiner du chef afin de lui donner raison et m'empresse de changer de sujet.

  • Et Papa ? Il a trouvé un travail ?

Ma mère s'arrête un instant, le sourcil arqué.

  • Pourquoi ? Tu es déjà fatiguée ?

Je la dévisage à mon tour, déroutée.

J'ai l'impression que c'est l'hôpital qui se fout de la charité.

  • Non, pas du tout. Je demande simplement par curiosité.

Elle se met alors à hausser les épaules nonchalamment.

  • Pas encore. Pour le moment, il continue à chercher.

Je laisse échapper un soupir.

Pour être honnête, mon nouveau quotidien ne me déplaît pas. Mais la perspective que notre principal soutien financier soit toujours au chômage reste une ombre planant au-dessus de moi. Alors tant que cette situation ne sera pas réglée, je ne pourrai pas être apaisée.

  • Et si on parlait de sujets plus joyeux ?

La voix de ma mère m'arrache de mes pensées.

Je la regarde, incrédule et je vois bien qu'un sourire mutin incurve le coin de sa lèvre.

  • Comme ?
  • Il n'y a pas un beau médecin à l'université sur lequel tu as craqué ?

Sur ces mots, je manque de m'étouffer.

Je m'attendais à tout sauf à ce qu'elle aborde le sujet du mariage.

Un sujet dont je n'ai ni envie de discuter avec elle, ni avec personne d'autre.

  • Maman ! je m'offusque alors.
  • Quoi ? Tu ne vas pas me faire croire qu'il n'y a pas de beaux Algériens !

Je réprime un soupir.

Encore une autre règle que ma mère m'impose : épouser un Algérien ou rien.

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, l'Islam n'interdit pas la mixité culturelle. Je peux épouser n'importe quel garçon, tant qu'il partage ma foi et mes convictions.

Mais pour ma mère, ce critère n'est pas suffisant. Pour elle, entrêmeler des origines revient à se mettre indirectement en difficulté. Je ne suis évidemment pas d'accord avec elle étant donné que je suis née en France. Un pays où règne en théorie la mixité et le vivre ensemble.

Alors même si je n'ai rien contre les garçons de mon pays d'origine, je ne peux m'empêcher de trouver cette règle absurde.

  • Je n'en sais rien, je rétorque sur un ton las. Je ne regarde pas les garçons...

Elle me dévisage du coin de l'œil, mitigée face à mes propos.

Je sais qu'elle ne m'impose pas cette règle par cruauté, mais parce qu'elle fait un transfert sur moi. Même si elle aime mon père de tout son être, tout aurait été plus simple dans sa vie si elle avait épousé un homme originaire d'Algérie.

  • Si tu veux, je peux te présenter Morad, le fils de ma copine. C'est un ingénieur en...
  • Non ! je la coupe vivement. Maman, je ne veux pas penser au mariage pour l'instant !
  • D'accord, d'accord...

Elle lève alors les mains en l'air en signe de reddition.

Je suis sincère lorsque j'affirme que le mariage n'est pas une chose à laquelle je pense. C'est d'ailleurs pour cette raison que je ne prête pas vraiment attention à ses injonctions : je ne me sens pas concernée. Mais je sais aussi que le moment venu, je serai capable d'user de ma raison. Si ma mère tient tant à ce critère, il me suffit simplement de barricader mon cœur pour l'empêcher de s'amouracher d'un garçon qui n'y répond pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 28 versions.

Vous aimez lire Enyris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0