Chapitre 9
Layla
J'avale une bouchée de mon toast avec appétit. Je suis plutôt fière de ma recette, une combinaison parfaite entre les saveurs du saumon, de l'avocat et du pain grillé. Avec les contraintes de la faculté, je n'ai pas souvent l'occasion de préparer moi-même le petit déjeuner.
Mais aujourd'hui, c'est différent. Ambre a envoyé un message dans le groupe Facebook du stage pour nous prévenir de prendre notre temps ce matin. Apparemment, il y a eu un petit souci au bureau et l'équipe doit faire venir un technicien avant notre arrivée, ce qui retarde l'horaire de la visite.
Honnêtement, j'ai du mal à cerner son comportement. Je ne sais pas ce qui a bien pu la piquer pour qu'elle soit soudain prise d'un tel élan de gentillesse. Après tout, ce n'est pas comme si on s'était reparlé récemment. Surtout depuis sa remarque cinglante sur la ponction d'ascite. Mais si j'ai accordé une seconde chance à Chahine, je peux bien le faire pour Ambre aussi, non ?
Je termine tranquillement les derniers restes de mon repas, avant de me décider à décamper.
Cependant, ma sérénité s'évapore rapidement lorsqu'en poussant la porte du bureau des internes, je constate qu'il est vide. La salle est plongée dans un silence déroutant, mais je remarque que le placard de rangement est entrouvert. À l'intérieur, des vêtements sont suspendus aux crochets et quelques sacs sont entassés sur les étagères.
Un sentiment de confusion s'instille en moi alors que je me précipite pour enfiler ma blouse. Je rejoins ensuite le couloir menant aux chambres des patients et je manque de me liquéfier face à la scène qui se déroule devant moi.
Tous les membres de l'équipe sont là, regroupés attentivement autour de Monsieur Boukhobza qui explique les complications d'un cas avec précision. L'atmosphère est lourde, chargée d'une intense activité et je mets du temps à comprendre la situation. Je mets du temps avant de réaliser qu'Ambre ne manque pas à l'appel. Bien au contraire. Elle se tient fièrement près du chariot infirmier, un calepin noir à la main pour faire mine de tout noter, sous les yeux satisfaits de notre chef de service.
Un goût acidulé me monte à la gorge alors que je prends conscience de ma crédulité. Je suis maintenant tétanisée à l'idée de devoir me montrer et je n'ai qu'une envie, c'est de m'en aller. Loin de cette déception. Loin de ma future humiliation.
Néanmoins, j'ai à peine tourné le pied que je sens les regards se poser sur moi. Celui d'Ambre d'abord, chargé de malice. Puis celui de Chahine, dont les prunelles s'écarquillent de surprise à la seconde où elles croisent les miennes. Mais c'est la sévérité du regard de Monsieur Boukhobza qui me glace le sang.
Il interrompt son discours brutalement, plongeant durant un instant le couloir dans un silence assourdissant. Puis il se met à froncer les sourcils avant de déclarer fermement :
- J'espère que c'est une blague, Mademoiselle Thomas...
Il emploie un ton calme, dénué de toute colère.
Mais je crois que ça m'effraie encore plus que s'il avait élevé la voix.
- Vous avez vu l'heure ?
Je retiens un souffle, incapable de rétorquer.
Puis je me contente de hocher la tête d'un air penaud.
- Si vous en avez conscience, qu'est-ce qui explique votre retard ?
La question du médecin me prend de court.
Je vois une lueur d'espoir scintiller dans mon esprit à l'idée de pouvoir me justifier.
Mais alors que je m'apprête à ouvrir la bouche, la voix tranchante de Monsieur Boukhobza me coupe dans mon élan.
- Non ! En fait, je m'en fiche complètement de vos excuses !
Un frisson me parcourt alors que cette remarque réveille en moi une réminiscence douloureuse. Celle de ma mère et de ses reproches incessants. Je me souviens de son visage marqué de déception, de la manière dont elle enterre systématiquement mes explications, comme si ma valeur à ses yeux ne dépendait que de mon utilité et de l'intérêt qui en découlait après.
- Les retards sont inacceptables, Madame Thomas ! poursuit-il avec véhémence. Être excellente ne vous dispense pas de respecter les horaires comme tout le monde ! Redescendez d'un cran !
J'entends des rires étouffés de la part des autres membres de l'équipe.
Je sais que je devrais au moins essayer de me défendre pour restaurer ma dignité qui a été profondément touchée, mais je n'en trouve pas la force. À la place, je me contente de battre des cils excessivement pour repousser les larmes qui menacent de se former. Même si je suis sur le point de craquer, il est hors de question que je leur accorde le plaisir de me voir pleurer.
* * *
Le coude appuyé sur la chaise et le menton soutenu par ma main, je regarde Chahine taper ses observations du jour. En temps normal, la visite occupe toute notre matinée. Mais Monsieur Boukhobza a eu une urgence, alors il nous a laissés nous éclipser plus tôt que prévu.
Je devrais me sentir soulagée, mais même si je peux passer outre la honte liée à ma réprimande, la fourberie d'Ambre reste en travers de ma gorge. Pour être honnête, je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu aller aussi loin. Je sais que j'ai mon propre caractère et que je ne peux pas m'entendre avec tout le monde, mais je ne lui ai jamais rien fait de mal. Alors je ne comprends vraiment pas ce qu'elle gagne à me mépriser et à m'humilier de la sorte.
Mais peu importe ses raisons. Parce qu'une chose est certaine, c'est qu'elle peut toujours courir si elle espère un jour que je lui accorde à nouveau mon bon soupçon. En ravivant indirectement les souvenirs douloureux de ma mère, Ambre a franchi les limites de ce que je peux encaisser. Elle a franchi des limites que je suis incapable de pardonner. Alors ce sera sans regrets.
- Ma parole, t'es vraiment barje.
La voix rauque de Chahine me tire soudain de mes pensées.
Je le dévisage un instant en silence, déroutée, avant de me redresser sur ma chaise.
- Pardon ?
Il me fixe à son tour, d'une expression impénétrable.
Je m'attends à ce qu'il enchaîne pour s'expliquer, mais il ne dit rien.
- Qu'est-ce que tu viens de dire ? redemandé-je alors, dans l'espoir de le faire parler.
- T'es sourde, en plus.
Je réprime mon envie de l'insulter.
Je crois que je me suis suffisamment donnée en spectacle pour aujourd'hui.
- T'en as pas marre de passer ton temps à me rabaisser ? soupiré-je plutôt.
Ma remarque le fait légèrement ciller.
Chahine marque une pause, comme s'il voulait subitement mesurer l'impact de ses paroles et leurs répercussions sur moi. Je me fige également, décontenancée par sa réaction. C'est la première fois qu'il donne l'impression d'avoir un cœur capable de se soucier des sentiments des autres. De mes sentiments.
Est-ce que sa coque serait en train de fondre ?
Je m'apprête à lui assurer que ses propos ne m'atteignent pas, lorsqu'il me devance :
- Pas ma faute, si tu fronces tellement les sourcils qu'on dirait que tu vas tuer quelqu'un.
- Quoi ?
Mes joues s'empourprent à l'idée d'avoir laissé transparaître mes émotions.
- Je... Je réfléchissais ! balbutié-je pour me couvrir. Je ne pensais pas à tuer quelqu'un !
- En plus d'être barje et sourde, t'es carrément flippante.
J'arque un sourcil, incrédule.
- Quoi ? Mais pourquoi ?
- T'es en train de te justifier de ne pas penser à un meurtre, là !
Je lève alors les yeux au ciel avec exaspération.
Mais à ma grande surprise, Chahine ne surenchérit pas.
À la place, je le vois esquisser un sourire moqueur au coin de la lèvre et sans même m'en rendre compte, je réalise que je souris aussi. Sa blague douteuse n'a pourtant rien de drôle, mais la manière dont il l'a amenée réussit à me détendre. Est-ce que c'était son intention depuis le début ?
Je secoue vivement ma tête pour chasser ces pensées.
Non, impossible d'imaginer Chahine faire preuve d'autant d'empathie. On se déteste lui et moi, alors il n'aurait aucun intérêt à vouloir me consoler après ce qui s'est passé. Au contraire. Je suis certaine qu'il a pris un malin plaisir à me voir me faire sermonner par Monsieur Boukhobza. Un retour du bâton, comme on dit.
- À quoi est-ce que tu réfléchissais ?
La question de Chahine me ramène de nouveau à la réalité.
Je le dévisage une seconde, déroutée par sa curiosité exceptionnelle.
- Je repensais à la visite, finis-je par admettre.
Il ancre son regard au mien, aussi pénétrant que déstabilisant.
- Ah, ça... marmonne-t-il. J'arrive pas à croire que t'aies pu arriver en retard...
Pas étonnant qu'il soit si surpris.
S'il y a bien une chose pour laquelle il faut être ponctuel en stage, c'est la visite.
Je hausse néanmoins les épaules pour feindre de l'indifférence face à l'incident, mais Chahine ne cesse pas son interrogatoire pour autant.
- Panne d'oreiller ? me demande-t-il alors qu'il continue de pianoter sur son clavier.
Je ne réponds pas immédiatement.
J'attends qu'il achève sa phrase pour soutenir de nouveau ses prunelles et le questionner de but en blanc :
- Pourquoi est-ce que ça t'intéresse ?
Il tressaille discrètement, comme s'il ne s'attendait pas à cette question.
Je ne sais pas s'il a simplement pris l'habitude que je laisse toujours tout couler sans jamais répliquer ou s'il est réellement curieux à mon sujet. Mais peu importe. Parce que je n'aime pas l'idée de lui ouvrir les portes de mon intimité. Je n'aime pas l'idée qu'il puisse avoir accès à ma vulnérabilité.
Mon expression doit l'avoir alerté.
Il passe sa main dans ses cheveux pour les ébouriffer avant de clarifier :
- Ça ne m’intéresse pas.
Je devrais ressentir un apaisement à l'idée que Chahine n'insiste pas.
Pourtant, ce n'est pas un soulagement, mais un pincement au cœur que je perçois.
Comme si mon cœur espérait secrètement une autre réponse à ma question, une autre réaction.
- Je demande juste parce que c'est étonnant venant d'une intello comme toi.
Sa provocation devrait m'offusquer.
Mais contre toute attente, elle m'arrache un rire franc.
Pire encore, je sens que la pression exercée sur ma poitrine s'atténue progressivement.
Mais pourquoi, bon sang ?
- Tu sais quoi, laisse tomber... déclare Chahine en me voyant cogiter.
Il s'apprête à reporter son attention sur l'écran de son ordinateur, lorsque je l'en empêche.
- Ambre, murmuré-je finalement.
Le brun me dévisage, les yeux ronds.
- C'est à cause d'Ambre que je suis arrivée en retard, précisé-je alors. Elle m'a menti.
Je m'attends à ce qu'il pousse un cri de surprise avant de me bombarder de questions. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on assiste à une telle révélation. Mais il n'en est rien.
Chahine continue de me scruter d'un air perplexe sans rien dire, les sourcils froncés. Les secondes défilent dans un silence pesant et je commence à m'interroger sur son absence de réaction, lorsqu'une lumière illumine mon esprit.
- Tu n'as pas la moindre idée de qui est Ambre... m'écrié-je alors.
Il acquiesce timidement, visiblement confus, et je me mets à rire aux éclats.
Je n'arrive pas à croire que depuis tout ce temps, il n'a toujours pas retenu son prénom.
- T'es pas croyable ! continué-je de m'esclaffer.
Il lève une main en l'air en signe de reddition.
- Je m'en cogne, se défend-il. Si j'ai pas retenu son prénom, c'est qu'elle n'a pas d'importance !
En même temps, je le comprends.
Ce n'est pas comme s'il la croisait souvent, contrairement à moi.
Même si pour être honnête, ne pas croiser régulièrement les internes ne m'a pas empêché de retenir soigneusement chacun de leurs prénoms. Je dois vraiment avoir une mémoire d'éléphant.
- C'est la blonde aux yeux bleus, déclaré-je alors.
Je pose de nouveau mon regard sur le visage de Chahine pour essayer de sonder sa réaction, mais je remarque que son expression a brusquement changé. Les traits durcis et la mâchoire serrée, il dégage soudain une hostilité palpable qui me donne des frissons.
- C'est elle, Ambre ? s'étonne-t-il en prenant conscience de son identité.
J'opine du chef, sur la réserve.
Je le vois alors ruminer et souffler d'agacement dans sa barbe inexistante.
Troublée par son comportement, je lui demande :
- Pourquoi tu réagis comme ça ?
Il me jette un regard consterné, me faisant implicitement comprendre que ma question frôle l'absurdité. Je commence petit à petit à retrouver le Chahine que je connais et ce n'est pas quelque chose qui me plaît.
- T'es sérieuse ? finit-il par exhaler.
Le timbre de sa voix respire la condescendance et le mépris.
Pourtant, je continue de me sentir totalement à côté de la plaque.
- Comment tu as pu faire confiance à cette jalouse ?
Cette fois, mon cœur fait un raté.
Je n'arrive pas à croire que Chahine soit en train de l'insulter alors qu'il n'a même pas été capable de retenir son prénom. Ne pas apprécier une personne qu'on connaît, c'est une chose. Mais la juger sans détenir le moindre élément sur elle, c'est injuste.
Même si j'ai toutes les raisons de détester Ambre, je refuse d'entraîner les autres avec moi dans ma rancœur. Ils doivent se forger leur propre opinion.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? m'indigné-je. Elle n'est pas...
- Oh pitié, Layla ! me coupe-t-il cependant.
C'est la première fois que je l'entends hausser la voix.
- Ça se voit à des kilomètres qu'elle rage sur toi !
Quoi ?
Je continue de le fixer, choquée par ses paroles.
J'imagine que je devrais m'en sentir flattée, mais l'arrogance avec laquelle il affirme ces propos me donne la nausée. Au lieu de me rassurer, ses mots me donnent envie d'exploser.
- Et si tu te trompais ? m'écrié-je en le défiant du regard.
Chahine soutient mes prunelles durant un court instant, avant de se mettre à rouler des yeux et enfouir sa tête entre ses mains, comme s'il se sentait plus frustré par ma réaction que par l'attitude d'Ambre.
J'aimerais lui prouver qu'il a tort, qu'on ne peut pas se montrer aussi catégorique sans prendre en compte la globalité d'une situation, mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, il me balance soudain d'un ton cinglant :
- T'es vraiment une idiote, ma parole...
À ce moment-là, je craque.
Comme si toute la fatigue et la frustration que j'avais accumulées en silence depuis si longtemps ressentaient brusquement le besoin de s'échapper.
Animée par la rage, je me lève en tapant du poing sur la table :
- J'en ai assez ! hurlé-je.
Le brun a un mouvement de recul, visiblement dérouté.
Mais ça ne me suffit pas pour me stopper.
- J'en ai assez que les gens gentils soient toujours pris pour des idiots !
- Layla...
Il tente de tempérer mais je ne le laisse pas terminer :
- Je ne suis pas idiote, je garde le bénéfice du doute, contrairement à toi !
Il se lève à son tour pour m'intimer de me calmer, mais je n'obtempère pas.
À la place, je vois ses pupilles s'écarquiller pendant que ma vue se brouille à cause des larmes que je suis incapable de contenir. La raison me dirait de les éponger, mais mon cœur m'empêche de raisonner. Il veut juste libérer l'océan de colère qui menace de le noyer.
Malgré l'expression de culpabilité qui se dessine progressivement sur le visage du brun et ses supplications pour me demander de l'écouter, je décide pour une fois de penser à moi.
Alors je décharge mon cœur de son fardeau et je lui balance crument :
- Un bon soupçon que je n'aurais jamais dû t'accorder. Parce que tu ne mérites rien, Chahine.
- Quoi ?
- Tu ne mérites pas que je perde mon énergie à chercher ce qu'il y a de bon en toi.
Sur ces mots, je tourne le dos à mon interlocuteur qui m'observe déguerpir de la salle en vitesse, cloué comme un piquet.
Je retire tout ce que j'ai dit.
La coque de Chahine n'a pas fondu.
En fait, il n'a pas de coque.
Pourquoi aurait-il besoin d'une enveloppe pour protéger un coeur qu'il ne possède pas ?
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