Chapitre 10

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Layla

Je ne sais pas comment j'ai atterri ici.

Les murs blancs qui m'entourent sont d'une simplicité oppressante, parsemés seulement de quelques microfissures démontrant leur vétusté. Les meubles sont tout aussi minimalistes, conçus uniquement pour leur utilité. La faible lumière des néons se reflète sur eux, atténuant légèrement l'atmosphère glaciale et aseptisée de la pièce.

Aucun doute possible.

Je deviendrai folle si un jour je dois être hospitalisée.

Ce qui peut paraître paradoxal, vu mon futur métier.

Je pousse un soupir de soulagement en réalisant que le patient de cette chambre est absent. Ma dispute avec Chahine m'a tellement bouleversée que je n'ai pas fait attention à ma direction en m'éclipsant du bureau des internes. Encore un comportement d'idiote, j'imagine.

Je réprime un rire nerveux avant de me laisser aller contre la porte. Je n'arrive pas à croire que je lui ai balancé de telles atrocités. Moi qui ai toujours réussi à garder mon calme dans des situations bien plus humiliantes, j'ai craqué. Ou plutôt, il m'a fait craquer.

Pour être franche, je ne saurais pas vraiment décrire la tempête d'émotions qui me traverse actuellement. De la colère, de la honte et de la frustration à l'idée de lui avoir exposé ma vulnérabilité. Peut-être même un minime sentiment de regret pour les termes crus que je lui ai crachés.

Mais pas seulement.

Ça m'ennuie de l'admettre, mais je trouve qu'il y a aussi quelque chose d'étrangement libérateur dans cette situation. Un sentiment inattendu de soulagement dans ma réaction. Comme si la perspective d'avoir trouvé la force de me défendre m'avait rendu ma dignité. Comme si faire entendre ma voix après l'avoir étouffée durant toutes ces années m'avait même gonflée de fierté.

Un sourire fragile se dessine sur mes lèvres encore imprégnées du goût salé de mes larmes. Pas simplement parce que je suis ravie d'avoir tenu tête à Chahine. Mais parce que l'espoir d'une transformation dans mon futur illumine mon esprit.

* * *

  • Qu'est-ce que tu fous là ?

J'ai à peine refermé la porte de la chambre que la voix autoritaire d'une infirmière me fait sursauter.

Je me fige un instant, incapable de me justifier. Je n'ai aucune envie de lui raconter ce qui s'est passé, mais l'expression sévère de son visage m'indique qu'elle attend une raison. Une bonne raison.

Alors je décide d'opter pour un mensonge et je lui réponds doucement :

  • Euh... je suis venue examiner le patient...

Elle arque un sourcil, incrédule.

  • Ah oui ? Le patient ?

Je l'observe à mon tour, déroutée par sa question.

  • Euh... oui...
  • C'est étonnant ! s'écrie-t-elle alors. Je ne savais pas que Madame Smirnov avait changé de sexe !

Mes joues s'empourprent.

Je ne sais pas pourquoi j'ai présumé que le patient de cette chambre était forcément un homme. Peut-être un biais inconscient ?

  • Oui, je voulais dire la patiente ! tenté-je de me rattraper comme je peux.

Mais mon interlocutrice n'est pas dupe.

Elle soutient mon regard un moment, comme pour sonder ma sincérité, avant de le diriger vers le reste de mon corps et de le scruter de haut en bas. Puis elle m'interroge d'un ton plus tranchant :

  • Où est ta tenue ?

J'écarquille les yeux, désemparée.

Je porte pourtant bien ma blouse blanche et mon stéthoscope autour du cou, alors je ne comprends pas vraiment où elle veut en venir.

  • Pas celle-là... soupire-t-elle en me voyant baisser les yeux pour vérifier qu'il ne manque rien.

Je relève alors la tête pour lui faire face.

  • Je parle de ta tenue de protection.
  • De protection ?
  • C'est une chambre d'isolement, jeune fille !

Elle monte soudain le ton, ce qui m'arrache un frisson.

Je ne peux pas croire que j'ai laissé échapper un détail aussi crucial dans ma course.

  • Je... je ne savais pas... balbutié-je.

Sur ces mots, ses sourcils se froncent et ses lèvres se pincent profondément.

  • C'est très grave ! hurle-t-elle. Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait !

Mon cœur s'emballe et ses propos raisonnent dans ma tête.

Je ne réalise pas l'ampleur de la situation avant qu'elle ne l'aborde.

  • Tu mets à la fois en danger la patiente et l'équipe, bordel !

J'essaie de me mouvoir, mais je suis paralysée.

Pas par sa fermeté, à laquelle je commence à m'accoutumer, mais surtout à l'idée de ressasser les événements. La perspective d'avoir mis en péril la santé d'une patiente à cause de mon comportement insouciant me donne envie de m'effondrer. C'est le pire cauchemar que j'aurais pu imaginer.

Alors que je continue de l'écouter me réprimander en m'énumérant toutes les complications possibles découlant de mon acte, une voix familière la coupe dans son élan :

  • Vous exagérez, Marine !

Les larmes aux yeux et la gorge serrée, je fixe Chahine.

L'infirmière s'arrête net un instant, avant de se retourner vers lui vigoureusement.

  • Qu'est-ce que tu viens de dire, toi ? lui demande-t-elle d'un ton menaçant.

Mais le brun ne se laisse pas impressionner.

Il s'avance lentement vers elle, une expression impénétrable sur le visage, puis déclare :

  • Je viens de dire que vous exagérez, répète-t-il. Les complications que vous citez sont théoriques. Elles n'arrivent jamais dans la vraie vie.
  • Donc selon toi, ça justifie de ne pas porter de tenue de protection ?

Il laisse alors échapper un soupir, visiblement agacé.

  • Je n'ai pas dit ça. Arrêtez de déformer mes propos.
  • Alors quoi ? enchaîne-t-elle. Comment est-ce que tu expliques ça ?

Elle me désigne de son index et de nouveau, la honte me monte aux joues.

Chahine reporte alors son attention sur moi et durant un court laps de temps, nous nous fixons mutuellement. Un échange lourd, chargé de tension électrique et de non-dits. Ses prunelles sont insondables, leur lueur indéchiffrable si bien que je ne m'attends à rien venant de lui.

Il détourne ensuite ses yeux des miens et lève son menton pour indiquer la porte de la chambre.

  • Et comment est-ce que vous expliquez ça ? susurre-t-il.

L'infirmière regarde la porte silencieusement, l'air perplexe.

Je le suis tout autant qu'elle, étant donné qu'il n'y a absolument rien dessus et que je ne comprends donc pas ce que Chahine veut nous montrer. Je réfléchis un court moment et je réalise alors que c'est le point essentiel, justement.

  • Comment est-ce que vous voulez que Layla devine s'il n'y a pas de signalisation ?

Un fardeau se lève de mes épaules alors que je réalise que je n'ai pas manqué ce détail lors de ma course effrénée, mais qu'il n'a en réalité jamais existé et que je ne suis donc pas à blâmer.

Je me retourne vers l'infirmière, un sourire de satisfaction sur les lèvres.

Les bras croisés et la mâchoire crispée, elle ne dessert cependant pas son expression.

  • Tout le monde sait que Madame Smirnov est isolée... râle-t-elle doucement.
  • Ce n'est pas une raison pour ne rien indiquer, proteste Chahine.
  • Pfff... Les jeunes de nos jours, toujours besoin d'être assistés...

Mon Dieu, quelle mauvaise foi !

Tandis que l'infirmière s'éloigne dans le couloir, tout en marmonnant des choses inaudibles dans sa barbe inexistante, je ressens une vague de soulagement. Même si j'aurais aimé qu'elle admette ses torts, je suis déjà reconnaissante de ne pas avoir blessé involontairement la patiente. Alors je ne dis rien.

Cependant, Chahine ne semble pas du même avis.

J'ai à peine cligné des cils qu'il se met à rattraper la soignante dans un geste précipité, avant de lui murmurer quelque chose dans les oreilles. Elle pousse un soupir de frustration, visiblement agacée, mais finit par céder sous son obstination et se retourne alors de nouveau vers moi.

  • Pardon pour la confusion, déclare-t-elle avec difficulté.

Mes yeux s'écarquillent tellement qu'ils menacent de sortir de leurs orbites.

Pourtant, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce ne sont pas les excuses en elles-mêmes de l'infirmière qui me surprennent. C'est plutôt la manière dont Chahine a insisté pour qu'elle me les présente. Je ne sais pas si son comportement est réellement sincère ou s'il cherche simplement à se racheter, mais une chose est certaine : je suis profondément touchée.

J'essuie d'un revers de la manche les perles d'eau formées aux creux de mes paupières avant que Chahine ne revienne à mon niveau. Il prend un instant pour regagner son souffle, avant de se redresser et de me dévisager dans un silence assourdissant.

Son regard, d'ordinaire si insaisissable, montre maintenant une toute autre expression. Une lueur de fatigue, mêlée à de la culpabilité et de la compassion. Une lueur brillant d'authenticité qui me donne instantanément envie de tout lui pardonner.

Je réprime néanmoins mon impulsivité et me contente d'éclaircir ma gorge avant de murmurer d'une voix chevrotante :

  • Merci...

Il opine du chef discrètement, l'air de me dire que ce n'est rien.

J'ajuste ma posture, incertaine de savoir comment réagir face à ces non-dits persistants. Ma vision oscille entre Chahine et le sol, les joues rosies d'embarras. Je devrais probablement profiter de l'occasion pour décamper, mais mon instinct me souffle de rester et je suis incapable de l'ignorer.

  • Layla... finit par dire Chahine.

Je relève timidement ma tête en retenant une inspiration.

Il passe sa main dans ses boucles, puis se frotte la nuque dans un geste nerveux, comme s'il cherchait la meilleure façon de formuler ses propos. Il ancre alors ses prunelles aux miennes et se pince la lèvre inférieure avant de déclarer :

  • Je suis vraiment désolé.

Je cligne des yeux, comme pour m'assurer de ne pas avoir rêvé.

Le choc est tellement énorme que je reste figée durant un certain moment, incapable de remonter ma mâchoire béante. Lorsque je reprends enfin conscience, j'ai suffisamment de présence d'esprit pour porter ma main à ma bouche et tenter de masquer ma stupeur. Mais c'est trop tard. Le rire franc de Chahine me fait réaliser qu'il a déjà tout perçu.

  • D'accord Layla, là t'es de nouveau flippante !

Sa remarque m'arrache immédiatement de ma transe.

  • P-pardon, balbutié-je. Je ne voulais pas... c'est juste que...
  • Tu ne t'attendais pas à ce que je m'excuse, c'est ça ? achève-t-il à ma place.

J'acquiesce d'un mouvement de tête.

Le brun recule alors d'un pas avant de s'accouder contre l'embrasure de la porte.

  • Normal, exhale-t-il. Je ne t'ai pas ménagée.

Sur ça, on est d'accord.

  • Mais même si ça va être dur à croire, je n'ai pas fait ça par pure méchanceté.

Il marque une pause, comme pour réfléchir une nouvelle fois à sa manière de s'exprimer.

Puis il me transperce de son regard sombre et intense.

  • J'ai fait ça parce que je crois que je t'envie, Layla.
  • Quoi ? m'écrié-je, incrédule. Tu te moques de moi, c'est ça ?

Mais la façon dont il me fixe sans ciller me fait comprendre que non, il ne se moque absolument pas de moi. Si on m'avait dit un jour que Chahine enviait une personne comme moi, non seulement je ne l'aurais jamais cru, mais je l'aurais aussi envoyé valser. Après tout, cet aveu est encore plus surprenant que l'entendre m'adresser des excuses.

  • Qu'est-ce que tu peux bien envier chez moi ? demandé-je néanmoins, curieuse.

Il caresse son menton pour réfléchir, le regard perdu dans le vide, avant de me balancer :

  • Ton innocence.

Je m'apprête à rire nerveusement, persuadée qu'il se moque vraiment de moi, lorsqu'il rajoute :

  • Le monde est une illusion dont la cruauté de la vie nous arrache parfois précocement. Je serais prêt à donner n'importe quoi pour pouvoir voir le monde à travers des yeux comme les tiens, Layla.

Le souffle coupé, je l'écoute sans broncher.

Mon esprit chamboulé ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il a vécu dans sa vie pour tenir de tels propos. Son innocence semble lui avoir été arrachée contre son gré et cette perspective me donne envie de l'enlacer et de lui promettre qu'un jour, tout ira mieux. Même s'il a l'impression qu'il ne sera plus jamais heureux.

  • C'est pas bientôt fini, ce boucan ?

La voix rauque d'une femme âgée me ramène à la réalité.

Elle a des cheveux courts, teintés d'un bleu vif contrastant avec la pâleur de sa peau, et porte une robe en velours pourpre ornée de motifs excentriques. Je ne sais pas qui se cache derrière l'identité de cette femme, mais son style vestimentaire loufoque me donne envie d'exploser de rire.

  • Madame Smirnov ! s'exclame Chahine d'un air surpris. Vous avez teint vos cheveux !
  • La ferme, gamin ! Pousse-toi de l'entrée de ma chambre !

Je manque de m'étouffer face à son insolence.

Pourtant, contre toute attente, ça n'a pas l'air de déranger le brun.

J'essaie d'accrocher son regard et je lève alors un sourcil, en attente d'une explication.

  • Elle est démente... me chuchote-t-il avant de s'écarter pour la laisser passer.
  • Oh.

Tout à coup, une vague de compassion m'envahit pour cette pauvre femme.

  • Allez ! Laissez-moi tranquille ! hurle-t-elle.

Je n'ai pas le temps de répliquer que Madame Smirnov se déchausse avec une énergie déconcertante, prête à nous jeter sa sandale à la figure pour nous inciter à partir. Chahine et moi obtempérons alors instantanément, partagés entre l'incrédulité et les rires francs.

  • Elle est vraiment malade ! m'écrié-je dans mon élan.
  • Tu n'as encore rien vu ! me rétorque-t-il en esquivant un projectile.

Alors que nous fuyons frénétiquement à travers le couloir, nos rires résonnent comme des échos, imprégnant de légèreté cette journée particulièrement mouvementée.

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