Chapitre 13

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Layla

Les jours qui suivent mon altercation avec ma mère sont marqués par une atmosphère pesante à la maison. Nos interactions sont brèves, limitées aux discussions nécessaires. Elle ne m’a ni reparlé de mon voile, ni de ma potentielle démission. Je devrais sûrement me sentir soulagée qu’elle évite le sujet pour le moment, mais pour être honnête, j'essaie de ne plus vraiment y prêter attention.

Ce matin en particulier, mon esprit est trop occupé par d'autres pensées pour se laisser envahir par la négativité. Monsieur Boukhobza nous a proposés d'assister à une opération – un remplacement de valve cardiaque –, alors je dois avouer que je suis toute excitée.

J'essaie de canaliser mon ardeur en me dirigeant vers le couloir menant au bloc opératoire. Les lieux ne sont pas très familiers et je me trompe deux fois avant de finalement arriver devant la porte de ce qui s'apparente aux vestiaires. Troquer sa blouse contre une tenue de chirurgie, un échange qui me déroute autant qu'il me motive.

Je prends une profonde inspiration et entre dans la pièce.

Mais je me fige instantanément face à la vision qui s'offre à moi.

Chahine est appuyé sur le lavabo de la salle, vêtu uniquement d'un pantalon de bloc. Ses épaules larges reflètent la lumière fluorescente des néons du plafond et la peau de son dos musclé abrite quelques gouttes d'eau prêtes à s'évaporer.

Je continue de le décortiquer un moment, captivée par son torse parfaitement sculpté, avant de prendre conscience de l'énorme bourde que je viens de commettre.

  • Oh mon Dieu ! m'exclamé-je alors, les joues en feu.

Il se retourne brusquement, d'abord surpris par mon cri.

Mais lorsqu'il parvient à distinguer ma silhouette, il pousse un hurlement à son tour, croisant aussitôt les bras sur sa poitrine d'un air gêné.

  • Bordel, Layla ! s'irrite-t-il. Mais qu'est-ce que tu fous là ?!
  • Je... je suis désolée ! balbutié-je en détournant le regard. Je cherchais les vestiaires et...
  • C'est les hommes ici ! me coupe-t-il. Pas les femmes, bon sang !

Je ne sais pas comment j'ai fait pour manquer un détail aussi crucial.

Mais une chose est certaine, je maudis intérieurement ma maladresse.

  • Je suis vraiment désolée, répété-je en chevrotant. Je vais... je vais chercher de l'autre côté...

Je m'apprête alors à faire demi-tour illico presto, lorsque la voix du brun me retient :

  • Attends, Layla... exhale-t-il.

Il attrape un des tee-shirts de bloc traînant sur le cintre d'un placard avant de l'enfiler en vitesse. Puis il se passe la main sur le visage et secoue la tête, comme s'il avait besoin d'un instant pour se remettre de ses émotions.

  • Le vestiaire des femmes est un peu isolé, murmure-t-il plus calmement. Vu ton sens de l'orientation pourri, tu vas encore te perdre.

Génial.

Comme si ma bourde n'était pas suffisamment humiliante, il doit en plus m'insulter.

  • Suis-moi. Je vais te montrer le chemin.

Je relève alors la tête, déroutée par sa proposition.

Mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir que Chahine me devance instinctivement pour me guider, m'enveloppant au passage de son parfum à la mangue et à la noix de coco qui le caractérise tant.

Je le suis machinalement, et même si ça m'ennuie de l'admettre, je réalise que ces notes fruitées m'enivrent vraiment.

Un peu comme le reste de sa présence, finalement.

Pour être tout à fait franche, je ne saurais décrire ce que je ressens réellement. Marcher aux côtés de Chahine m'apporte un sentiment de protection et de sérénité que je n'avais jamais connu jusqu'à présent et je trouve ça particulièrement ironique de trouver ça chez lui.

  • C'est ici, m'indique-t-il en me tirant soudain de ma transe.
  • Oh d'accord, merci...

Je lui décoche un sourire timide avant de m'éclipser rapidement.

Alors que je me change enfin dans le vestiaire, je suis partagée entre un sentiment de soulagement et de culpabilité. Je réalise que la présence de Chahine me trouble plus que je ne l'aurais imaginé et je n'aime pas cette idée. Je n'aime pas l'idée d'être vulnérable à ses côtés et de déroger à l'un des principes phares de ma religion : baisser le regard et limiter mes interactions avec le sexe opposé.

Pourtant, je suis incapable de réprimer ma curiosité. Sans le comprendre, tout me pousse à vouloir en savoir davantage sur lui. Encore plus maintenant que j'ai entrouvert une autre facette de lui.

Mon cœur s'emballe en retraçant la forme des motifs gravés sur son trapèze. Des roses, des astres, des flèches, ainsi que tout un tas d'autres symboles complexes entremêlés serpentant sur sa peau. Avec toutes les éloges que Jasmine lui fait sur sa pratique spirituelle, je n'aurais jamais pensé que Chahine possédait des tatouages. Après tout, n'est-ce pas contradictoire ?

Je me pince l'arête du nez pour me recentrer.

Peu importe, ça ne me regarde pas.

L'opération va bientôt commencer et je dois rester concentrée, alors même si mon instinct me susurre que ces tatouages sont loin d'être la dernière surprise que Chahine me réserve, je décide d'arrêter d'y songer.

* * *

Après avoir passé plus d'un quart d'heure à tenter de me stériliser, je suis enfin installée sur un tabouret du bloc. L'espace qui me sépare de la table d'opération est tellement faible que je peux entendre les murmures de l'équipe soignante, déjà prête à inciser.

Je balaie du regard le reste de la salle.

Mes co-stagiaires sont présents, Ambre ricanant familièrement avec le chirurgien tandis que Hugo se contente d'observer la scène en retrait, depuis un coin discret. Aucun d'entre nous ne s'est adressé la parole, aujourd'hui.

En plus des étudiants de notre promotion, il y a également les externes, dont Chahine. Affairé autour du patient, il est trop occupé à discuter d'anatomie avec un interne pour me remarquer. Et pour être honnête, ça me va parfaitement. Ainsi, ma nouvelle résolution d'arrêter de songer à lui pour mon propre bien pourra s'appliquer dès maintenant.

  • On commence, déclare le chirurgien.

Je le regarde positionner son bistouri sur le torse du patient et en un instant, des effluves de chair brûlée m'envahissent. Le choc de l'odeur mêlée à la vision du sang est immédiat, et avant même que je puisse contrôler ma réaction, un haut-le-cœur me saisit.

Je ne suis pourtant pas sensible à ce genre de scène. J'ai toujours adoré les dissections d'animaux, au lycée, et j'ai pris l'habitude de regarder des vidéos YouTube d'opérations pour mieux comprendre le trajet de certaines artères, en première année. Mais il faut dire que la réalité dépasse tout ce que j'ai pu fantasmer.

En plus de ça, même si j'ai clamé que la tension avec ma mère ne m'avait pas tant affectée, je dois admettre que les derniers jours ont été compliqués. Les insomnies ont fait partie de mon quotidien et sans m'en rendre compte, la fatigue s'est accumulée.

Je détourne les yeux, cherchant désespérément à m'accrocher à quelque chose pour garder mon calme, mais je constate rapidement que ma vision s'embrume. Une chaleur désagréable se répand alors dans tout mon corps à mesure que mes oreilles bourdonnent. J'essaie de me concentrer sur ma respiration pour ne pas songer au vertige qui me guette, mais c'est trop tard. Avant même que je puisse prévenir l'équipe, un malaise me submerge et me précipite violemment au sol.

* * *

Lorsque je reprends connaissance, je ne réalise pas immédiatement que je ne suis plus au bloc. Entre la table basse en bois, les fauteuils colorés et le petit frigo mis à disposition sur le côté, il me faut un moment pour intégrer le nouveau décor qui m'entoure.

Je pose une main sur ma poitrine et pousse un soupir de soulagement en constatant que la sensation désagréable du malaise a disparu. Je ne sais pas qui a eu l'amabilité de me venir en aide, mais force est de constater que son intervention a eu l'effet escompté.

Alors que je sors mon téléphone pour vérifier mes messages, j'entends des pas s'approcher. Je relève la tête et mon cœur rate de nouveau un battement en voyant Chahine apparaître dans l'encadrement de la porte. Pourquoi est-ce que depuis que j'ai pris la décision d'arrêter de songer à lui, il se manifeste plus souvent ?

Son regard croise instantanément le mien et il me rejoint dans la salle de repos, tout en prenant soin de laisser la porte ouverte pour que nous ne soyons pas isolés.

  • Layla ! s'exclame-t-il. Tu es réveillée !

Je n'ai pas le temps d'acquiescer qu'il s'agenouille à ma hauteur dans un geste précipité, avant de se mettre à m'inspecter. Ses gestes sont simples, mais empreints d'un professionnalisme déroutant. Pourtant, je ne peux m'empêcher de me sentir déstabilisée par la faible distance entre nous.

  • Je... je vais bien ! affirmé-je alors en reculant.

Il me fixe d'un air perplexe, le sourcil arqué.

En constatant qu'il ne se laisse pas convaincre, j'adopte alors une autre approche.

Je me redresse spontanément de ma chaise, prête à lui montrer de quoi je suis capable, mais je suis rapidement ramenée à la réalité par une sensation familière de tête qui tourne. Alors que je m'apprête à chanceler, je sens les mains du brun m'agripper fermement les épaules pour m'empêcher de retomber.

  • Doucement, Layla ! s'inquiète-t-il. Tu es encore un peu fragile !

Oh mon Dieu.

Le contact inattendu de ses doigts contre ma peau m'électrise un instant.

Je me défais instinctivement de son étreinte, les joues empourprées d'embarras.

Chahine me scrute alors en silence, les traits de son visage passant de la surprise à une expression d'excuse.

  • Pardon, bredouille-t-il. Je ne voulais pas te brusquer.

Il s'écarte d'un pas et lève les mains en l'air en signe de reddition.

  • Non, ce n'est rien... tenté-je de le rassurer.

Le silence qui s'ensuit démontre pourtant tout le contraire.

Je me mets à compter mes bagues nerveusement, incapable de soutenir son regard. Je ne sais pas si c'est à cause de cette avalanche récente d'événements, ou pour une toute autre raison, mais je n'arrive pas à agir normalement auprès de lui.

Le pire dans cette histoire, c'est que j'ai l'impression d'être la seule à être autant affectée. Chahine, lui, n'a pas l'air perturbé le moins du monde par la présence féminine que je représente à ses côtés. Est-ce parce qu'il n'est peut-être pas aussi religieux que je l'imaginais ? Ou bien simplement parce que je ne l'intéresse pas ?

À cette pensée, les images de nos repas partagés ensemble au Crous reviennent instantanément dans mon esprit. Je me remémore les allusions plus que douteuses de Madi. Il a souligné plusieurs fois mon apparence aux traits européens en insistant particulièrement sur le fait que Chahine en raffolait, et même si ce dernier a toujours ignoré la lourdeur de son ami, il n'a jamais pour autant réfuté. Peut-être que c'est justement son détachement qui le rend si indifférent ?

Je continue de réfléchir longuement à ces questions, lorsque je prends conscience de la proportion démesurée que prennent mes préoccupations. Bon sang, mais pourquoi la vie amoureuse de Chahine me tourmente-t-elle autant ?

  • Layla ?

La voix du concerné me ramène soudainement à la réalité.

Je relève la tête pour lui faire face et remarque qu'il me tend un verre de jus d'orange frais.

  • Bois ça, m'intime-t-il.
  • Non merci.

Je commence à être gênée à l'idée de le déranger autant.

Cependant, il ne desserre pas son expression.

  • Bois, répète-il.

Sa ténacité m'arrache un soupir de frustration.

  • Chahine, murmuré-je alors. Ça va, vraiment.

Je n'apprécie pas tellement le jus d'orange, par ailleurs.

Il laisse échapper un soupir à son tour avant de contracter la mâchoire.

Puis il soutient de nouveau mes prunelles intensément, les bras croisés sur son torse.

  • Je ne t'ai pas demandé si ça allait, déclare-t-il. Je t'ai demandé de boire.

Elle est là.

Je la reconnais.

Cette manière qu'il a de se montrer sévère et autoritaire pour mieux dissimuler ses intentions. Pour masquer sa bienveillance et sa générosité, comme s'il avait honte de les exposer.

  • Je ne partirai pas d'ici tant que tu n'auras pas fini.

C'est mauvais.

J'ai beau me convaincre de ne pas y être sensible, j'ai du mal à l'ignorer.

  • J'ai fait exprès de rater l'opération pour toi, en plus !
  • Quoi ?

J'écarquille les yeux, stupéfaite par cet aveu.

La culpabilité que je ressentais déjà me submerge encore plus profondément maintenant.

  • Oh mon Dieu, m'écrié-je. Je suis tellement désolée !

En constatant mon expression alarmée, Chahine tressaille alors brièvement, dérouté.

  • Relax, me susurre-t-il. Je plaisante, Layla. J'en ai rien à faire de l'opération.
  • Pas la peine de faire semblant, marmonné-je d'une voix hésitante.
  • Tu crois vraiment que c'est mon genre ? s'offense-t-il. J'en ai vu des dizaines !

Malgré sa tentative de me rassurer, je ne l'écoute plus.

Mon esprit est trop occupé à ressasser ce sentiment insupportable : je suis un fardeau. Pour lui, mais aussi pour ma famille. Pour mon père que je ne peux pas épauler autant que je le voudrais. Pour Wiam qui s'est fait réprimander alors qu'il n'avait rien fait. Pour ma mère qui n'a pas hérité de la fille dont elle aurait rêvé. Je suis un fardeau pour absolument tout le monde.

  • Layla ? s'inquiète Chahine. Pourquoi est-ce que tu pleures ?

Sur cette remarque, j'effleure spontanément mes joues et réalise qu'elles sont effectivement inondées de larmes. Je n'arrive pas à croire que je n'ai même pas été capable de m'en apercevoir.

  • C'est... c'est rien, paniqué-je.

Je me mets à les chasser d'un geste précipité.

Hors de question de le préoccuper davantage en lui racontant la vérité.

  • Est-ce que c'est encore à cause de Marine, l'infirmière ? me demande-t-il.

Je hausse un sourcil, incrédule.

  • Marine ? m'étonné-je. De quoi tu parles ?
  • Oups.

Il porte sa main à sa bouche, comme s'il regrettait son impulsivité.

  • Ah non ! m'indigné-je entre deux souffles. Tu as commencé, tu finis !
  • D'accord, d'accord... obtempère-t-il.

Il se frotte alors la nuque d'un air gêné, puis ajoute :

  • Elle s'est un peu moquée de toi, après ton malaise...
  • Quoi ?
  • Tu la connais, elle en a profité pour remettre sur le tapis la soi-disante fragilité des nouveaux étudiants...
  • Mais quelle garce, celle-là !

Sans m'en rendre compte, je laisse échapper ces propos sans retenue. Chahine me fixe, abasourdi par mon impiété inhabituelle, avant d'éclater de rire. Je mêle alors mon rire au sien et ensemble, nous continuons à nous esclaffer de la situation.

Lorsque la tension se dissipe complètement, il me décoche un sourire mutin et dit :

  • T'as quand même meilleure mine quand tu souris.

Mon visage prend feu.

Chahine ne s'en rend pas compte, mais il est en train de me bouleverser.

Pour être honnête, je ne me suis jamais vraiment intéressée aux garçons. Un des rares avantages que m'a conféré l'éducation stricte de ma mère. Alors mon cœur n'a jamais eu le malheur d'être inondé par le chagrin, naviguant seulement dans des océans paisibles.

Mais Chahine est en train de les agiter. Il est en train de me faire perdre ma stabilité et j'en suis plus que terrifiée. Après tout, comment suis-je censée nager dans des eaux inconnues sans être équipée ? Et comment être certaine qu'une vague trop intense ne va pas m'engloutir en cours de traversée ?

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