CHAPITRE 15
Layla
Je glisse mon bras dans la boîte aux lettres. Pas de doute, avec le logo coloré apposé sur l’enveloppe cornée que j’en ressors, il s’agit bien d’un accusé de réception de ma demande de démission.
Je sais que ma décision peut paraître contradictoire avec mes nouvelles résolutions, mais en réalité, elle fait partie intégrante de mon plan. Je ne peux pas confronter directement ma mère, au risque d'aggraver la situation, alors je préfère lui faire croire que je lui obéis toujours autant qu'avant.
Cependant, je compte bien trouver une autre solution pour pallier à la situation. J'ai déjà commencé à postuler à de nouvelles offres d'emploi, en veillant cette fois à le garder pour moi. « Favorisez la réussite de vos projets en ne les dévoilant à personne », a déclaré le Prophète lui-même – que la paix et le salut soient sur lui.
Un sentiment de satisfaction m'envahit en repensant à la façon dont le recruteur s'est décomposé lorsque je lui ai annoncé ma démission. Non seulement cette décision sortait de nulle part, mais je n'avais pas non plus pris la peine de la justifier. Je me souviens encore de son teint livide et de la panique le submergeant progressivement alors qu'il m'avait questionnée, la voix cassée :
- Est-ce que... ça a un lien avec notre entretien ?
Abasourdie, je l'avais dévisagé, prête à nier.
Puis en réalisant que je n'avais plus grand-chose à perdre, j'avais soudain répliqué :
- Disons que oui, ça m'a fait réfléchir à l'idée d'envisager un avenir ici.
- Madame Thomas... avait-il tenté de s'expliquer. Attendez, nous pouvons en discuter...
Sur cette remarque, j'avais laissé échapper un rire nerveux.
Je trouvais ça plutôt drôle de vouloir discuter d'un problème qu'ils avaient eux-mêmes inventé.
- Non, avais-je alors rétorqué.
La fermeté inhabituelle de mon ton l'avait fait tressaillir.
- Arrêtez de juger vos candidats sur leur apparence, au lieu de contourner le sujet.
- Quoi ?
- La prochaine fois, vous éviterez peut-être ce type de désagrément.
Sur ces mots, j'avais fait volte-face en le laissant sans voix.
Les frissons d'adrénaline consécutifs à mon impulsivité s'étaient ensuite rapidement estompés au profit d'un sentiment de fierté. Pour la première fois de ma vie, j'avais exprimé le fond de mes pensées avec sincérité. Un petit pas pour l'Homme, une grande victoire dans l'espoir d'un changement pour toi, Layla.
Un air de nostalgie me traverse en repensant aux visages des enfants de la bibliothèque. Malgré leurs bavardages et leurs cris incessants, je réalise que je me suis bien plus attachée à eux que je ne l'aurais cru. Ne plus les revoir sera probablement mon seul véritable regret.
- Layla !
La voix enjouée de mon père me ramène soudainement à la réalité.
Il traverse l'allée en pierres de notre jardin pour me rejoindre avant de m'étreindre.
- Tu m'as manqué, ma puce !
- On s'est vu hier, papa... répliqué-je en lui rendant son accolade.
- Tu sais bien que ce n'est jamais assez pour moi !
Sa réflexion m'arrache un rire franc.
Il finit par se détacher et reporte ensuite son attention sur l'enveloppe que je tiens entre mes mains. Son expression passe alors rapidement de l'euphorie à la compassion.
- Ta mère m'a dit pour le licenciement... me susurre-t-il.
Je me mords la lèvre inférieure d'un air penaud.
Bien évidemment, ma mère n'a pas jugé bon de lui dire la vérité sur la situation. Elle a préféré inventer cette histoire de licenciement plutôt que d'assumer avoir détruit notre seul espoir financier, tout ça par orgueil. J'aurais pu la contredire pour révéler aux yeux de tous l'atrocité de ses faits, mais je savais que mon père n'en serait que davantage peiné. Alors hors de question de remuer le couteau dans la plaie.
- Ne t'inquiète pas, ajoute-t-il. Ils n'ont pas idée de ce qu'ils ont perdu.
- Je sais, dis-je en hochant la tête. Merci. Je t'assure, ça va.
- Tant mieux. Tu es tellement forte, Layla.
Il prononce ces derniers mots en effleurant ma joue d'un geste tendre.
J'imagine qu'il dit surtout ça pour me consoler, mais je suis déterminée à prouver qu'il a raison. Je suis prête à puiser dans toutes les ressources d'énergie qu'il me faudra pour avancer, sans jamais reculer.
* * *
Je partage le reste de ma journée entre quelques tâches ménagères et des révisions légères. Wiam est absent, alors je n'ai pas besoin de l'aider à faire ses devoirs aujourd'hui. Il passe la nuit chez son copain Eliot – celui dont la mère n'a éprouvé aucun scrupule à me calomnier. Je ne sais pas par quel moyen ma mère a réussi à la convaincre que notre famille n'était pas un danger pour son fils, mais depuis cette médiation, mon frère semble aux anges. Alors même si la perspective de le voir dormir chez la mère d'Eliot ne m'enchante pas vraiment, je ne peux m'empêcher au fond de me réjouir pour lui.
La sonnerie de mon téléphone brise mon élan.
Mon cœur fait un raté en constatant qu'il s'agit de Jasmine.
- Allô ? décroché-je, en espérant que ce ne soit rien de grave.
- Layla ? Je ne te dérange pas ?
- Non, ne t'inquiète pas. Tout va bien ?
- Oh que oui !
Elle se met à glousser et ma préoccupation s'évapore instantanément.
- Je voulais juste discuter avec toi, ajoute-t-elle.
- À propos de quoi ?
- J'ai croisé Chahine, ce matin.
Un court silence s'ensuit.
Je déteste l'idée de ressentir une subite pointe de curiosité.
- Et donc ? questionné-je en essayant de feindre l'indifférence.
- Il m'a demandé si tu allais mieux, depuis la dernière fois.
- Oh.
Le rouge me monte aux joues.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il prenne des nouvelles de moi.
- Je lui ai dit que tu ne m'en avais pas parlé...
Elle marque une pause, avant de revenir à la charge :
- De quoi est-ce qu'il parlait, au juste ?
De mon malaise au bloc, évidemment.
- Il n'a rien voulu me dire ! s'indigne-t-elle.
Une chaleur se répand dans mon corps à mesure que je réalise la situation.
La perspective que Chahine ait préservé le secret de cet incident me touche profondément. Peut-être même plus que je ne voudrais l'admettre.
- Rien... rien de spécial, finis-je par déclarer.
- Toi aussi tu t'y mets, Layla ! rouspète-t-elle.
Son comportement a le don de m'arracher un rire franc.
- Je te promets, Jasmine !
- Oui oui, c'est ça... abandonne-t-elle finalement.
Je l'entends pousser un soupir de frustration, de l'autre côté.
- Je lui ai dit qu'il n'avait qu'à t'envoyer un texto directement, la prochaine fois.
- Quoi ? m'écrié-je, soudain prise de panique.
Cette fois, c'est Jasmine qui s'esclaffe de ma réaction.
- Du calme, beauté. Je ne lui ai pas donné ton numéro.
Mes épaules se relâchent légèrement.
- Encore heureux... marmonné-je.
- Bah, il a bien le mien après tout...
Est-ce qu'elle a conscience que mon rapport avec lui est absolument incomparable au sien ?
- Il a dit qu'il préférait garder un certain respect envers toi, ou je ne sais quoi...
Je me triture nerveusement les mains.
Est-ce qu'il a voulu établir une distance par peur de dériver ?
Ou est-ce que je suis simplement en train de me faire des idées ?
Peu importe, j'apprécie sa volonté de respecter l'éthique islamique.
- Est-ce qu'il est en train d'insinuer qu'il ne me respecte pas ? s'offense Jasmine.
- Mais non, n'importe quoi...
- Si ! Je vais vraiment finir par tuer ce gosse !
De nouveau, je ricane.
Mon interlocutrice mêle alors son rire au mien, apaisant l'atmosphère.
- Plus sérieusement, Layla... déclare-t-elle alors d'une voix neutre.
- Oui ?
- Je lui ai proposé une sortie à quatre, samedi prochain. Avec Madi.
- Quoi ?
Mon Dieu, j'aurais dû me douter qu'elle finirait par vouloir jouer l'entremetteuse !
- Jasmine ! pesté-je.
- T'inquiète, me rassure-t-elle. Ce n'est qu'une sortie, Layla !
J'enroule une mèche de cheveux autour de mon index.
- Peut-être, mais je n'en vois pas l'intérêt.
- Ça n'engage à rien ! C'est juste pour passer un bon moment entre amis !
Mais bien sûr...
Connaissant Jasmine, elle serait parfaitement capable de faire exprès de s'éloigner avec Madi juste pour nous laisser en tête-à-tête, Chahine et moi. Une situation qui ne ferait qu'accentuer mon embarras vis-à-vis de lui.
- Jasmine, reprends-je en m'apprêtant à refuser. Merci mais...
- Stop ! me coupe-t-elle. Je sais ce que tu vas dire, mais c'est trop tard !
J'arque un sourcil, incrédule.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- En fait, je savais que tu allais réagir comme ça...
Elle s'arrête un instant, cherchant les meilleurs mots pour s'exprimer.
- Alors j'ai déjà dit aux garçons que c'était bon pour toi.
- Tu as fait QUOI ?!
Mon cri est tellement strident que mes propres oreilles manquent de bourdonner.
- Pardon, pardon ! souffle-t-elle, sans pour autant paraître désolée. Tu ne m'as pas laissé le choix !
Je reste sans voix, abasourdie par sa décision.
Pour être honnête, je suis partagée entre de la frustration à l'idée qu'elle ne m'ait pas consultée et de la reconnaissance pour son obstination. Après tout, Jasmine est déterminée à faire avancer notre relation uniquement parce qu'elle veut mon bien. Même si ses moyens sont discutables, son intention reste louable.
Je prends une profonde inspiration pour me calmer et soupire :
- Jasmine...
- S'il-te-plaît, ne m'en veux pas ! m'implore-t-elle.
- Je ne t'en veux pas, clarifié-je. Je ne sais juste pas quoi penser de tout ça...
Elle pousse un soupir à son tour, avant de répliquer :
- Layla, je sais que mon idée peut paraître déroutante, mais rappelle-toi ce que tu m'as dit...
- De quoi tu parles ?
- Il faut toujours essayer pour ne pas se réveiller un matin avec des regrets, non ?
Je serre les dents.
Je ne peux pas avoir de regrets si je ne cherche pas à essayer quoi que ce soit.
Je me répète cette phrase intérieurement pour m'en convaincre. Pourtant, la remarque de Jasmine ne me laisse pas indifférente. Comme si au fond de moi, la possibilité de me laisser imaginer quelque chose avec Chahine ne me déplaisait pas. Au contraire.
Alors contre toute attente, je finis par me résigner à la proposition de mon amie.
Et je me lève machinalement en direction de mon placard, à la recherche d'une tenue suffisamment jolie pour l'occasion.
Annotations
Versions