CHAPITRE 16
Layla
- Tu vas à Astérix ?
- Quoi ?
Je referme brusquement la fenêtre de billetterie du parc d'attraction Gaulois. Mon petit frère m'observe attentivement, un air curieux plaqué sur le visage.
- Non, réponds-je nerveusement.
- Alors pourquoi tu étais sur leur site ?
Je me pince l'arête du nez pour réfléchir.
J'ai l'impression d'être une voleuse prise la main dans le sac.
- Je... je voulais juste vérifier un truc...
- Un truc ?
- Oui, un truc.
Il arque un sourcil, sceptique.
- Un truc pour quoi ?
- Pour la fac.
- C'est quoi le rapport avec la médecine ?
Je pousse un soupir de frustration.
- Occupe-toi de tes affaires, Wiam !
Mais ma remarque ne le dissuade pas.
- Moi aussi, je veux aller à Astérix ! s'écrie-t-il.
- Je viens de te dire que je n'y allais pas, bon sang !
Sans m'en rendre compte j'élève la voix, ce qui ne me ressemble pas.
Wiam tressaute, probablement surpris par mon ton, avant de marmonner quelque chose d'inaudible et de tourner les talons, le pas plus lourd que d'habitude.
Un sentiment de culpabilité me submerge alors instantanément. Je ne voulais pas paraître aussi rude, mais la peur qu'il découvre le moindre indice à propos de notre sortie avec Jasmine et les garçons m'a fait surréagir. Je n'ai jamais eu d'amis du sexe opposé avant, alors un tel changement lui paraîtrait automatiquement suspect. Hors de question pour moi de prendre le risque d'éveiller le moindre soupçon.
J'ouvre de nouveau la fenêtre de billetterie.
Pour être honnête, nous ne nous sommes pas encore décidés sur le lieu de la sortie. Jasmine m'a simplement chargé de recenser un maximum d'activités à faire en groupe et de proposer ensuite un vote à la majorité. Le parc d'attraction est son choix favori, et il était d'ailleurs le mien aussi. Du moins, avant qu'elle ne se mette à multiplier les blagues douteuses sur la façon dont je pourrais m'accrocher à Chahine si jamais je paniquais. Rien qu'en y repensant, j'ai envie de l'assassiner.
Je referme la fenêtre une seconde fois, puis je m'affaisse sur ma chaise. Même si ça m'ennuie de l'admettre, j'espère que cette sortie me permettra d'en apprendre un peu plus sur lui. Mais surtout, que je pourrai enfin appréhender tout ce mélange confus d'émotions que je ressens au fond de moi.
* * *
Je débarque dans le couloir, le souffle court.
Dieu merci, je ne suis pas en retard. J'arrive juste à temps pour le début de la visite professorale. Devant moi, un attroupement dense bloque le passage. Les étudiants se sont tous agglutinés autour du chariot du chef, déjà prêts à l'écouter.
Je reste plantée là une seconde, réfléchissant au meilleur moyen de me frayer un chemin sans les bousculer. Mais avant que je ne puisse bouger, je sens une pression ferme s'exercer sur mon épaule.
Je me retourne alors et découvre Chahine, son regard impassible ancré dans le mien.
- Viens par là, murmure-t-il.
Il a laissé un petit espace à côté de lui, juste assez pour que je m'y glisse. Sans trop réfléchir, je le rejoins, remerciant intérieurement mes réflexes d'avoir répondu plus vite que ma gêne.
- Merci de m'avoir gardé une place... chuchoté-je en attrapant mon carnet.
Il se penche légèrement vers moi, un sourire au coin.
- J'ai pas eu le choix, vu que tu arrives toujours en retard.
- C'est faux ! m'indigné-je. Je ne suis arrivée en retard qu'une seule fois !
Il lève les mains en l'air en signe de reddition.
- Si tu le dis.
Je m'apprête à me défendre, lorsque je sens le poids d'un regard sur moi. Je relève la tête et remarque effectivement Ambre au premier rang en train de me dévisager. Je lui rends son regard insistant et elle finit par détourner les yeux. Mais je ne peux pas m'empêcher de me sentir embarrassée. Je m'efforce alors de ne rien laisser paraître, même si ma proximité physique avec le brun manque de me faire suffoquer. L'espace autour de nous est tellement étroit que je pourrais presque sentir son souffle embraser ma peau déjà ardente, au point de la faire fondre.
Oh pitié, faites que la présentation passe vite.
Je ne tiens pas à réitérer un épisode de malaise ici !
- Bien, tout le monde est là !
La voix de Monsieur Boukhobza me sort soudainement de ma transe.
Je le regarde ajuster le col de sa blouse blanche en le bénissant secrètement.
- Aujourd'hui, nous accueillons un nouveau patient. Une occasion pour vous les jeunes de voir un interrogatoire complet et de pouvoir émettre des hypothèses de diagnostic !
Des murmures d'excitation se font entendre.
Je profite de l'agitation suscitée pour lancer un coup d'œil furtif à Chahine. Malgré son air nonchalant, la rapidité avec laquelle il sort ses notes trahit la satisfaction qui le submerge lui aussi. C'est étrange, mais le voir ainsi, aussi concentré et motivé, me fait particulièrement plaisir.
- Un peu de calme, s'il-vous-plaît ! reprend le chef d'un ton autoritaire.
Le silence revient instantanément.
- Je vais maintenant vous donner des informations sur le cas clinique. Votre tâche sera de me lister toutes les hypothèses possibles dans ce cas de figure.
Il fait rouler le chariot devant lui et en sort un dossier épais, avant d'ajouter :
- Je m'attends à des réponses argumentées. Nous ne sommes pas ici pour deviner, mais pour raisonner.
La pression monte subitement d'un cran.
Je réalise que je ne suis plus la petite étudiante novice du début du stage. Monsieur Boukhobza attend de nous des réponses bien plus solides, des réponses fondées à la fois sur la théorie apprise en cours, mais également sur la pratique acquise dans le service ces dernières semaines. Il ne faut absolument pas que je le déçoive.
- Est-ce que vous avez des questions ? demande-t-il.
Tout le monde fait non de la tête.
- Très bien, dans ce cas je vais vous présenter le cas de Monsieur Sylla. Il s'agit d'un patient âgé de cinquante ans, sans antécédents médicaux particuliers et ayant une hygiène de vie irréprochable. Un profil rare en cardiologie !
Il laisse échapper un rire franc, avant de poursuivre :
- Depuis quelques jours, Monsieur Sylla ressent une douleur oppressante au niveau de la poitrine, associée à un essoufflement et des palpitations. Il a également présenté un épisode de syncope.
- Avec ou sans signes précurseurs ? interroge Ambre.
- Très bonne question, lui rétorque-t-il, ce qui arrache un sourire de fierté à la blonde. La syncope est survenue brusquement, sans signes.
Je parcours mentalement les différents chapitres traitant de ces symptômes, à la recherche d'une pathologie correspondante. Petit à petit, des idées me viennent à l'esprit.
- Est-ce qu'il pourrait s'agir d'un rétrécissement de l'aorte ? questionné-je avec prudence.
Monsieur Boukhobza hoche lentement la tête.
- Oui, c'est plausible.
Un sourire se dessine sur mes lèvres.
Chahine le remarque et s'approche alors de moi pour me murmurer :
- On dirait que la novice a progressé.
Son compliment me touche, mais je ne veux pas le lui montrer.
Je feins une indifférence en haussant légèrement les épaules :
- Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ?
Le brun plisse les yeux, amusé par mon ton désinvolte, avant de répliquer :
- Elle a dû avoir un tuteur incroyable !
- Ou bien c'est juste mon talent naturel !
Il me regarde, une expression de défi sur le visage.
- Très modeste élève, visiblement.
- Une qualité que je tiens de ce fameux tuteur.
Je lui décoche un clin d'œil et il pose une main sur son cœur :
- Waouh, j'en suis honoré.
Sa remarque m'arrache un gloussement.
- Alors les jeunes, intervient Monsieur Boukhobza. Quel signe clinique serait en faveur de cette hypothèse ?
- Un souffle à l'auscultation, répond un étudiant.
- Très bonne réponse ! se réjouit le médecin. Je vois que vous avez bien révisé !
Un soulagement me traverse en constatant le bon déroulement de la visite.
Rien à voir avec la toute première de ma vie.
- Cependant, je m'excuse pour la déception, mais le patient n'a pas de rétrécissement.
Quoi ?
- Allez, suggérez moi d'autres hypothèses de diagnostic possibles !
Mince.
Moi qui croyais qu'on était sur la bonne voie.
- Une insuffisance cardiaque ? propose Mathieu, l'interne d'Ambre.
- Ça aurait pu... mais non ! Ce n'est toujours pas ça !
- Une péricardite constrictive ? suggère Chahine.
- Non !
Les hypothèses continuent de défiler à vive allure, chacune réfutée amèrement par Monsieur Boukhobza. L'atmosphère s'alourdit progressivement, à l'instar de la frustration et du découragement qui se lisent sur les visages de chaque étudiant.
Adossé contre le mur, Chahine se met à croiser les bras, les sourcils froncés :
- Je comprends pas, soupire-t-il. On a écumé toutes les possibilités...
Je sais à quel point il déteste rester sans réponse et j'aimerais pouvoir l'aider. Mais j'ai beau me creuser les méninges, je n'arrive pas à trouver non plus.
- Alors les jeunes ? Vous êtes à court d'idées ?
Le silence pesant qui s'ensuit parle de lui-même.
Nous échangeons tous des regards furtifs, aucun de nous n'osant admettre la vérité.
Monsieur Boukhobza nous observe à son tour, son air sceptique faisant monter en moi une appréhension sourde face à un éventuel courroux.
Mais contre toute attente, ce n'est pas un cri qui s'échappe de ses lèvres, mais un rire franc :
- D'accord, d'accord... déclare-t-il en levant une main. J'admets qu'il s'agit d'un cas très rare. Je ne peux donc pas vous en vouloir de ne pas y avoir songé.
Une vague de soulagement parcourt subitement la salle, mêlée à une pointe de curiosité.
- Mais ce n'est pas une raison pour lésiner vos efforts...
Il marque une pause, laissant planer le mystère autour de la fameuse pathologie, avant de finalement nous la dévoiler :
- Avez-vous déjà entendu parler du... myxome ?
À la mention du diagnostic, un murmure de surprise se propage dans la salle, suivi d'un frémissement d'agitation. Certains semblent soudainement tout comprendre, comme si la révélation était finalement évidente. D'autres planent dans l'ombre de l'incertitude, mitigés par cette information.
Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de cette pathologie et je me sens complètement larguée. Je me tourne discrètement vers Chahine, à la recherche d'un peu de soutien, lorsqu'un frisson me parcourt l'échine.
Il est pâle.
Son teint d’ordinaire hâlé s’est vidé de toute couleur. Sa mâchoire se contracte et un éclat étrange passe dans ses yeux, comme s'il luttait contre une émotion difficile à réprimer.
J'essaie d'accrocher son regard, mais il est totalement distrait, perdu dans un tourbillon de réflexions. Je ne l'avais jamais vu dans cet état.
- Un myxome ? questionne quelqu'un à l'arrière. C'est quoi ?
- Bonne question, répond Monsieur Boukhobza. Qui souhaite répondre ?
Un nouveau silence s'installe, chacun semblant peser ses mots avant de risquer de répondre. Je fais de même, attendant patiemment qu'une personne se dévoue généreusement, lorsque je sens les prunelles du chef converger vers moi.
- Mademoiselle Thomas... murmure-t-il, un sourire en coin. Vous avez été proactive, tout à l'heure, alors allez-y. Expliquez-nous.
Mon cœur s'emballe.
Je cherche désespérément dans les tréfonds de ma mémoire où ce mot aurait pu être mentionné. Soudain, une ampoule s'illumine. Je revois ce paragraphe annoté sur le cahier bleu de mon bureau, près de ce schéma de l'anatomie cardiaque.
- Euh... commencé-je, hésitante. Je crois qu'il s'agit d'une sorte de tumeur...
Mon interlocuteur incline la tête.
- Tout à fait. Où se situe-t-elle ?
- Elle se localise principalement dans l'oreillette gauche... et plus rarement à droite...
- Oui, Mademoiselle Thomas. Pouvez-vous me citer l'une des complications à surveiller ?
Une complication ?
Je parcours mes souvenirs, mais aucun détail à ce sujet ne me revient. Pour être honnête, je suis même certaine que ce n'est pas indiqué dans le cours.
Mes mains deviennent moites et je sens la panique monter.
- Ne vous inquiétez pas, me rassure Monsieur Boukhobza. Ce n'est pas encore à votre niveau, alors c'est normal si vous ne savez pas. Mais réfléchissez à la physiologie de l'organe.
Je prends une profonde inspiration et écoute son conseil, laissant mon esprit retracer le trajet du sang dans les vaisseaux. Et de nouveau, je tilte :
- J'imagine qu'un fragment du myxome peut se détacher et se loger plus loin...
- Ce qui entraînerait... ?
- Une embolie !
Le chef de service se met à applaudir, un sourire de satisfaction sur ses lèvres.
- Bravo, Mademoiselle Thomas !
Je sens les regards du groupe converger vers moi.
- Vous voyez, tout le monde ! s'écrie-t-il. Avec les bases, vous pouvez déduire de nombreux mécanismes, même si vous ne les avez pas encore étudiés ! Alors félicitez-la avec moi !
Les autres étudiants obtempèrent immédiatement, suivant le mouvement frénétiquement. En un instant, je passe d'une expression de fierté à un profond sentiment d'embarras.
Cependant, bien que je sois heureuse d'avoir satisfait Monsieur Boukhobza, il n'est pas la personne dont l'avis me touche le plus. Même si ça m'ennuie de l'admettre, celui que je souhaite vraiment impressionner se trouve juste à côté de moi.
Je me tourne alors discrètement vers Chahine, prête à voir une lueur d'approbation de sa part, mais je me fige en constatant sa réaction.
Il est le seul à ne pas applaudir.
Pas un mouvement, pas un regard. Son indifférence est tellement frappante qu'il semble presque absent, complètement déconnecté par ce qui se passe autour de lui.
Je sens une vague de déception m'engloutir.
Chahine reste mon tuteur et le voir accorder aussi peu d'intérêt à la réussite de son élève est particulièrement blessant. Peut-être même humiliant.
Je me force néanmoins à détourner les yeux, tentant de ne pas laisser ce malaise tout gâcher.
- Mademoiselle Thomas, reprend Monsieur Boukhobza. Pour vous récompenser, je vous propose de prendre en charge ce cas. Si votre externe est d'accord, bien sûr !
Une bouffée d'assurance m'envahit instantanément.
C'est l'occasion parfaite pour étudier un cas aussi rare, un cas qui me permettrait de me distinguer et de montrer jusqu'où je suis capable d'aller. Une chance que je ne dois surtout pas laisser filer.
Mais alors que je m'apprête à accepter, la voix de Chahine résonne soudainement, tel un éclair interrompant mon élan.
- Layla, murmure-t-il. Refuse.
Quoi ?
Je le dévisage, les yeux ronds.
- Tu as dit quoi ?
J'espère avoir simplement mal entendu.
Mais il répète, plus fermement cette fois :
- Refuse ce cas.
Lui, décliner un cas aussi intéressant ?
Est-ce qu'il a perdu la tête ?
- T'es dingue ou quoi ? le questionné-je, confuse.
J'attends une raison claire, une explication qui pourrait justifier sa demande saugrenue.
Mais Chahine ne répond pas.
Il reste là, impassible, comme si ma réaction n'avait aucun sens pour lui.
- Mais qu'est-ce qui t'arrive, bon sang ?
La hausse de ma voix le fait tressauter, le ramenant par la même occasion à la réalité.
Il passe nerveusement la main dans ses cheveux, contracte sa mâchoire et je vois clairement qu'il lutte contre quelque chose. Mais il ne semble pas disposé à m'en parler.
Il ancre ensuite de nouveau ses yeux sombres aux miens. Son regard est différent, plus intense, mais aussi suppliant. Un regard qui me demande de ne pas poser davantage de questions.
Puis d'une voix basse et chevrotante, il m'implore presque :
- S'il-te-plaît, Layla.
Alors malgré ma frustration, je finis par accepter.
Pour la première fois de ma vie, je sacrifie une aspiration pour un garçon.
Et je ne sais pas si je viens de prendre la bonne décision.
Annotations
Versions