Chapitre 19

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Layla

Je fixe des yeux le plafond de ma chambre. Mes paupières sont lourdes et mes membres particulièrement engourdis. Chacun de mes muscles semble peser une tonne, si bien que même si j'ai conscience de la multitude de tâches qui m'attend aujourd'hui, je suis incapable de bouger.

  • Layla ? s'écrie ma mère depuis la cuisine en bas. Tu dors encore ?

L'étonnement dans son ton me fait tiquer.

Je me rends compte que je lui avais demandé de me réveiller dès l'aube pour pouvoir prier le Fajr et accomplir toutes les tâches ménagères avant d'enchaîner directement une journée intense de révisions à la bibliothèque. Mais au final, malgré toute ma bonne volonté, je n'ai absolument rien fait de la matinée.

Mon absence de réponse doit l'avoir alertée.

J'entends des bruits de pas remonter les escaliers, et avant même que je ne puisse réagir, elle débarque en trombe dans ma chambre. Elle s'arrête un instant pour m'observer, son regard dur empreint d'une légère lueur d'incompréhension.

  • Tu comptes rester au lit toute la journée ?

Je nie de la tête et tente de me redresser, mais la douleur de ce qui s'apparente à des courbatures m'empêche de poursuivre dans ma lancée.

Ma mère croise alors les bras sur sa poitrine, incrédule.

  • Tu fais semblant d'être malade pour éviter la vaisselle, c'est ça ?

Je secoue de nouveau la tête, sans avoir la force de protester de vive voix. Un soupir de frustration lui échappe, et d'un geste automatique, elle s'approche pour tirer ma couverture.

  • Allez, lève-toi ! Il faut que tu...

Son mouvement s'interrompt net lorsque sa main effleure mon bras. L'expression de son regard change également brusquement, passant de l'agacement à une forme de surprise.

  • Mon Dieu ! Tu es brûlante !

Elle se dirige instinctivement vers le tiroir de ma table de chevet pour en sortir un thermomètre. Sans me prévenir, elle le glisse alors sous mon aisselle et manque de s'étouffer en constatant que la température de mon corps frôle les 39°C.

  • Mais qu'est-ce que tu as fait pour te mettre dans cet état, bordel ?
  • J'en sais rien... marmonné-je.
  • Idiote, imbécile va !

Comme à son habitude, elle se met à énumérer ses insultes préférées à mon égard. Cependant, contrairement à ses plaintes usuelles, je remarque une différence. Cette fois, je peux percevoir l'affolement qu'elle tente de dissimuler derrière cette dureté. Parce que même si ma mère est pleine de fierté et refuse de l'admettre, elle reste une mère. Et comme toute mère, elle ne peut s'empêcher de s'inquiéter pour la santé de sa fille.

  • Reste couchée, m'ordonne-t-elle. Je vais te préparer une tisane.

Je la regarde s'éclipser de ma chambre, ses pas précipités résonnant dans le couloir. Je rabats ma couverture, espérant retrouver un semblant de douceur dans cet inconfort, puis je ferme les yeux.

Des images se mettent alors à défiler dans mon esprit. Ces mêmes images qui refusent de me quitter depuis des jours, tournant en boucle dans ma tête comme un disque rayé. Elles m'assaillent à chaque instant, me privant de la moindre once de répit dont je pourrais profiter, me forçant à revivre le calvaire que représente cette scène encore et encore. Nul doute que ces visions ont joué un rôle clé dans mon affaiblissement.

J'attrape mon portable pour vérifier mes notifications. Un message de Jasmine s'affiche, m'encourageant à ne pas hésiter à la solliciter si jamais j'en ressens le besoin. Elle m'envoie ces mêmes mots quotidiennement depuis la dispute, comme si elle tenait absolument à me prouver qu'elle était là pour moi. Son attention me touche profondément, d'autant plus que même si elle ne le dit pas, je sais que d'une manière ou d'une autre, elle est également très affectée par la situation.

En même temps, je la comprends. On avait toujours l'habitude de manger ensemble, avec les garçons. Mais maintenant que la tension s'est installée entre Chahine et moi, ce n'est plus le cas. Jasmine et moi mangeons de notre côté, tandis que les garçons prennent leur repas entre eux.

Si seulement ça s'arrêtait à une simple histoire de déjeuner... Mais non. Entre Chahine et moi, la distance dépasse largement la notion de physique. En réalité, on s'ignore complètement. Pas une seule parole échangée, pas un seul regard adressé. Comme si l'un n'existait plus dans le cœur de l'autre. Comme si une vague tellement forte, un raz-de-marée avait balayé en une fraction de seconde ce qu'on avait mis des mois à construire.

À l'université, j'arrive à prendre sur moi. Je me concentre sur mes cours en amphithéâtre et mes révisions à la bibliothèque tout en gardant la tête froide. En stage, c'est un peu plus compliqué. J'ai beau vouloir l'esquiver, sa présence m'est imposée. Alors je me contente d'aller voir mes patients seule, sans chercher à échanger dessus avec lui. Je n'éprouve pas spécialement de difficulté, étant donné que j'ai pas mal progressé. Mais même si ça m'ennuie de l'admettre, la disparition soudaine de notre complicité me perturbe davantage que je ne l'aurais imaginé. Petit à petit, je prends conscience de l'authenticité du lien qui nous unissait, ainsi que du désarroi qui m'envahit maintenant que ce dernier est brisé.

  • Tu souffres tant que ça ?

La voix dédaigneuse de ma mère m'arrache de mes pensées.

Je la fixe, le sourcil arqué, ne comprenant pas vraiment sa question.

  • Pour que tu en viennes à pleurer... ajoute-t-elle.
  • Quoi ?

Sur cette remarque, j'effleure machinalement mes joues et constate qu'elles sont effectivement inondées de larmes. Mince, je n'arrive pas à croire que je n'ai même pas été capable de le remarquer.

Je m'empresse de les essuyer d'un revers de la manche, mais elles ne tarissent pas. Au contraire. Plus je tente de les chasser, plus elles reviennent, insidieuses et incontrôlables. Comme si elles se vengeaient après avoir été contenues bien trop longtemps.

  • Arrête de dramatiser, me souffle ma mère.

Elle me tend la tasse de tisane à la menthe poivrée, ainsi qu'une assiette garnie de mets divers : tranches de viande, fruits frais et petits biscuits. De quoi me remettre rapidement sur pieds.

Je bois une gorgée de la boisson, dont le goût frais et sucré est faiblement altéré par le sel de mes larmes. Ma mère continue de me fixer, une expression désespérée sur le visage.

  • Ça doit juste être un rhume, Layla ! Rien de grave !
  • Je sais... murmuré-je en dégustant la saveur chocolatée des gâteaux.
  • Alors pourquoi est-ce que tu te mets dans un tel état ? s'étonne-t-elle.

Je baisse spontanément la tête, embarrassée.

Je suis partagée entre l'envie de la rassurer et mon incapacité à lui révéler la vérité.

Néanmoins, mon expression doit me trahir car elle s'approche d'un pas et plisse les prunelles.

  • Ce n'est pas à cause de l'infection, pas vrai ? me demande-t-elle.

Je relève la tête pour lui faire face.

Ses yeux me scrutent avec cette acuité maternelle qui me met toujours à nu.

  • C'est à cause de quelqu'un, c'est ça ?

Je me fige, les doigts crispés autour de ma tasse.

  • Un garçon, j'imagine... poursuit-elle avec un rire sans joie.

Sa perspicacité me laisse sans voix.

Je m'apprête à me défendre, bien décidée à esquiver le sujet, mais elle lève une main en l'air comme pour m'en empêcher.

  • Arrête, siffle-t-elle. Tu crois que je ne m'en doutais pas ?
  • Quoi ?
  • Je te connais, Layla. Depuis des jours, tu traînes cette tête d'enterrement qui ne te ressemble pas.

Je me pince la lèvre inférieure.

En effet, j'ai vraiment sous-estimé ses capacités.

  • Je sais ce que c'est, tu sais. Moi aussi, j'ai déjà eu cette tête-là.

Je hausse un sourcil, perplexe.

C'est la première fois qu'elle parle ouvertement de ce genre de choses avec moi.

  • Comment ça ? questionné-je avec prudence.

Elle se masse la nuque, cherchant la meilleure façon de formuler ses propos.

  • Quand j'étais au lycée, j'ai connu quelqu'un...

Je prête l'oreille, attentive.

  • Il s'appelait Malik. Un garçon plutôt charmant, aussi drôle qu'intelligent... On avait les mêmes centres d'intérêt, alors on s'entendait particulièrement bien.

J'opine du chef pour l'intimer à continuer.

  • On se projetait déjà ensemble et il me promettait mondes et merveilles... Alors naturellement, j'ai voulu officialiser en le présentant à ta grand-mère...

Elle marque une pause, avant de reprendre.

  • Je m'en souviens comme si c'était hier. Le ciel était dégagé ce jour-là, la brise du vent douce sur ma peau... J'avais voulu répéter mon discours au parc du Bardo parce que j'étais assez stressée...

Son regard se durcit subitement.

  • C'est alors que je l'ai croisé. En pleine sortie avec ma meilleure amie.

Mon estomac se noue.

  • Il te... ?
  • Oui, me coupe-t-elle sèchement. Il me trompait avec elle. Depuis des semaines. Peut-être des mois.

Je reste silencieuse, abasourdie par cet aveu.

  • J'ai senti mon cœur se briser ce jour-là, précise-t-elle. Je me sentais tellement idiote d'y avoir cru.

Sa main tremble.

J'ai envie de l'attraper pour la caresser, mais avant même que je ne puisse bouger, elle la retire pour entremêler ses cheveux et reprendre une expression plus sérieuse.

  • Alors je me suis promis une chose, Layla. Je me suis promis de ne plus jamais laisser un homme me manipuler, et encore moins tenter de me détruire.
  • Maman...
  • Ce que j'essaie de te dire, c'est qu'aucun garçon ne mérite que tu te ruines la santé pour. Absolument aucun.

Avec une pointe d'amertume, elle ajoute :

  • Voilà pourquoi il n'y a rien de plus fiable qu'un mariage de raison. Je regrette tellement de ne pas avoir écouté les conseils de ma mère plus tôt.

Un frisson me saisit.

Je ne sais pas ce que cachent implicitement ses derniers mots, mais une chose est certaine, c'est que son mariage était loin d'être une affaire de raison, au contraire. Est-ce qu'elle regrette d'avoir épousé mon père malgré leur passion ?

Peu importe, car même si je comprends ce qui a poussé ma mère à être la femme qu'elle incarne aujourd'hui, j'ai le droit de faire mes propres choix aussi. Et Chahine en fait partie.

Je n'avais pas réalisé jusqu'à maintenant l'ampleur des sentiments que j'éprouvais envers lui. Mais je sais à présent que la perspective de l'avoir autant heurté me terrifie. Parce que je me rends compte que je suis désormais susceptible d'avoir perdu le premier et unique homme que j'aie jamais aimé dans ma vie.

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