Où l'on cause bibine et voie lactée
- Allez ! Trinquons à notre épopée !
Les godets s’entrechoquent, ovationnant liqueur et pitance à grands coups d’œillades beurrées. Ils sont tous là. Assis autour d’une table en zinc, tâchée de spiritueux, témoin branlant des nombreuses fins de soirée pétée.
En milieu de table, relative du fait de sa rotondité, il y a bien sûr le capitaine. Éternelle figure d’autorité sur le pont, il a ce soir troqué sa tenue de commandeur, pour une plus modeste : un fendard couleur sang et une chemise rapiécée aux motifs fauves, déjà copieusement arrosée de jets de picon. À ses côtés, ses seconds, les deux J, se perdent dans l’hilarité générale.
Jefferson, tant massif qu’immense, sifflait déjà son éternel tord-boyaux, innommable distillé d’urée de brontéroc, avant l’arrivée des foules. Aussi a-t-il maintenant les yeux plus rougis qu’une pleine auge de grenadine. C’est à peine s’il discerne Jasper, son infortuné collègue et seule véritable tête pensante actuelle de l’équipage, faire jouer l’éclat de sa dague dans les pâles rayons sélénites tamisant la cantina bambocharde.
Sous les reflets lunaires, les ombres baroques de l’équipage se trémoussent, chantonnent et s’esclaffent, parfaitement indifférentes au paysage fantasmagorique déridant leurs mornes escales. Entre rivage sablonneux et grand-large écumeux, le troquet marin avait pris ses aises sur les eaux argentées, caressée d’une nébuleuse orangée. Splendide de jour, comme de nuit, ce soir pourtant, personne ou presque n’en a savouré la poésie.
Sauf peut-être Charibert, barde autoproclamé, grande-gueule avant tout, pistonné par l’amirauté pour conter les exploits d’une ultime excursion aux confins de la galaxie. Une mission qui pour l’heure effleure seulement la conscience éthylique du capitaine.
Deux tablées plus loin, l’ambiance se nuance légèrement. Vissée sur un tabouret branlant, Almira Myrtle d’une main sirote une gorgée de schnaps, de l’autre inscrit les derniers de cordée, désespérés s’il en est d’entrer leurs noms en lettres grasses dans les mémoires. Depuis une bonne demi-heure, vauriens, filles de joie et solitaires de comptoir défilent à sa table.
- Nom ? marmonne-t-elle.
- Zylpha, mais mes amies m’appellent Zyzi, bredouille une grande pucelle, regard perdu parmi les flots.
- M’en fiche. Tu sais faire quoi ?
- Je sais coudre, faire la vaisselle… Ah et je sais tirer du télescope et de la lunette…
- Parfait, t’embarques. Tout à l’heure, à l’embarcadère ! Suivant !
Tout chose, la bien-nommée Zylpha regagne le zinc, où le patron, grand chef de la bistouille, lui sert une pleine pinte de gnôle. Ordre du capitaine. Contre une liasse de crédits et un bon bidon d’éther, il a pour mission de torcher les nouveaux membres avec son pire tord-boyaux. Un cadeau de bienvenue, déguisé en sceau aviné d’un contrat fumeux, sans promesse d’avenir.
Du génie. Immoral, mais du génie quand même.
Anorax, vénérable canonnier, approche sa chaise vacillante d’Almira. Comme à l’accoutumée, ses vêtements moirés couverts de bistre, empestent la suie et le stupre.
- Alors ? Y a du monde ? claironne-t-il.
- Pas mal, ouais, renifle Almira, éclaboussant le registre d’encre numérique.
- Parfait ! Quoi donc, comme genre de bestiaux ?
- On a d’la catin, du gourgandin, d’la canaille à la petite semaine, du boucanier, d’la flibuste, quelques mousses fraichement débarqués et un philosophe de buvette, énumère-t-elle.
- Philosophe, hein ?
Almira pointe un doigt vers la baie vitrée. Face à la mer, prenant son dernier rêve, un androgyne à la chevelure vert algue, se perd dans la contemplation des flots, ergotant à qui veut l’entendre, un pathos oiseux sur les abîmes océanes.
Anorax fait la moue. Son front moite se barre de rides, à mesure qu’il désosse ce Platon du bistrot.
- Et on embarque ça ? demande-t-il.
- Ordre du cap’taine : on prend tout c’qui traine, répond Almira, haussant les épaules, parfaitement indifférente aux oreilles baladeuses.
- Excusez-moi. Vous recrutez toujours ?
Les interpellés se retournent vers la file de candidats. Pour sûr, elle s’est vidée. En revanche, ils y ont gagné au change, car en plus d’avoir un timbre grave, légèrement sévère, le nouveau-venu a toute l’étoffe du vétéran des mers.
Athlétique, peau tannée par la morsure d’une étoile jaunâtre, il a ces grands yeux revolver qu’affectionnent les chantres de seconde zone, témoins de funestes expéditions glissées sous le tapis des dirigeants. Pour peu qu’il parle, on le croirait capitaine de corvette. Faute d’opportunité pour jouer de la langue cependant, ses vêtements élimés lui donnent l’apparence d’un bélître des caniveaux.
Almira préfère toutefois miser sur sa première impression. Souvent la bonne. Mine chafouine, elle se redresse, fait place nette sur le zinc.
- Votre nom ? demande-t-elle.
L’autre hausse les épaules, craquant les coutures de son accoutrement.
- Je l’ai oublié. C’est important pour vous ?
- Non. Mais pour le registre oui. Vous êtes seul ?
- Oui.
- Alors ce sera “Solo”. Qu’est-ce que vous savez faire, sinon ?
- Diriger un vaisseau, survivre en milieu hostile. Tout ce que votre équipage de poivrots sait faire.
- Oh là ! Mollo, mon gros ! intervient Anorax, une main posée sur la crosse de son pétard, pendu à sa ceinture crasseuse. Les rigolos dans ton genre, on a l’habitude. De la belle parlotte, mais lame en main, que d’la gueule. Je te défie d’ailleurs de m’en mettre une, là, tout de suite et…
Le canonnier n’a pas plus tôt formulé la provocation que sa tête goute une tarte de phalanges. Le nez goulinant, il part en arrière, va s’affaler sur le parquet granuleux, sous les rires gras des soiffards éméchés.
“Solo”, lui, se radosse, un début de sourire en coin.
- D’autres question, mademoiselle ?
- Aucune. Tu montes ! Rendez-vous à l’embarcadère après c’bordel. On décollera sans tarder, alors ramène-toi avant.
- Décoller ?
Solo fronce les sourcils. Almira hausse les siens. Une question goguenarde franchit ses lèvres charnues, seulement pour finir emporté dans la voûte lunaire, lorsque Anorax, main gauche plaquée sur son pif écarlate, lance une chaise sur son nouveau collègue de cordée. Celui-ci se baisse et la fragile assise va écraser l’estomac du candidat suivant. Un type de deux fois la largeur d’Anorax, dont les bras disproportionnés affichent fièrement le tatouage d’un amour perdu.
Il n’en faut pas plus à l’homme pour se jeter sur le canonnier, qui abandonne toute dignité.
- Jefferson ! On m’agresse !
En bateau ivre avec une belle-de-nuit, le second se retourne. Face à la castagne, son sang bouillonne, redresse le tout. C’est hurlant, quasi nu-jambes qu’il fonce dans la mêlée. Une table en ruine plus tard, c’est toute la cantina qui se bouchonne de concert.
Seul, au milieu des tirs de bouteille et camouflets bas du bide, demeure le capitaine Reyes. Il soupire. Cette ultime expédition, il le sent, risque de s’avérer laborieuse…
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