Rien à déclarer, capitaine ?
- Ainsi donc, vous êtes vraiment des voyageurs temporels ?
- En partie, vous avez saisi l’idée.
- Hum, hum.
Solo hoche la tête et trempe ses lèvres dans son douteux verre de panaché écumant. Assis à côté de lui, un coude métallique sur le zinc, son interlocuteur avale une pleine gorgée, sans grimacer.
Ils se sont posés dans un bistro reculé, au fond d’une venelle étroite, à l’écart de l’avenue marchande enfumée. L’air est sec, enrobé d’effluves vinaigrées, bercé d’un silence bienvenu. Quatre tables anguleuses parsèment la salle, nimbée d’obscurité et décorée succinctement. Des tentures, une pincée de projections holographiques bouclant sur les plaisirs de la chair et c’est là tout. Derrière le comptoir, la barista potelée n’accorde déjà plus la moindre attention à ses deux seuls clients, s’attelant à plonger la vaisselle à travers un nuage de vapeur cramoisi.
Solo ferme les yeux. Deux jours qu’ils ont jetés l’ancre le long des quais flottants du port. Deux jours que l’équipage est en permission sur cette petite planète spumeuse et vraisemblablement, ne reviendra pas au complet. Et Solo les comprend.
Leur dernier affrontement avait réduit le Layor en pièces. Voile, mât, cale, ponts, machinerie, le navire entier avait bien failli rejoindre les vestiges de l’ISS. C’est un miracle qu’ils aient eu encore assez de jus pour gagner un système voisin. En traversant l’atmosphère pleine d’hydrogène et de méthane de la seule planète habitée, le vaisseau était presque parti en morceaux, se délitant par plaques entières. Si ce Sanchez n’avait pas bricolé un champ de force de son cru, ç’aurait été la fin de cette expédition et apparemment de la galaxie.
Enfin, pour ce que Solo en pense, le capitaine Reyes ne semble pas presser de la protéger. Il aime prendre son temps, quand il ne fait pas tout pour le perdre purement et simplement. Cette escale impromptue, quoique nécessaire, en fait partie. Non qu’il s’en plaigne. Reste que la plupart des membres de l’équipage, ceux plus détachés des fonds de bouteille que les autres, se sentent du coup redevable envers leurs sauveurs providentiels.
Ou plutôt potentiels.
Et pour un tiers, des plus arrogants.
Ils avaient tous dû se farcir une présentation pompeuse, crachée pas une boite noire, avant d’avoir ne serait-ce le privilège, que dit-il, le luxe ! De pouvoir échanger avec le “savant” renommé qui leur avait sauvé les miches. Deux fois. Qui plus est en moins d’une journée.
D’emblée Solo n’a pu l’encadrer et il n’est pas le seul. Il a cru déceler en Jasper la même pointe d’agacement qui lui picote les boyaux, à la seconde où le scientifique ouvre son four pour crachouiller son venin incompréhensible. Pourquoi ce type n’a finalement pas levé le camp, Solo peine à le comprendre. Tout comme les deux autres voyageurs du passé, eux bien plus affables.
D’où le fait qu’il s’attable en compagnie du cyborg, Leone, avec qui il partage calme, sérénité et déviance dimensionnelle.
- Quelle est votre histoire ? lui avait demandé celui-ci, passé un échange de politesse, sous les volutes diaphanes de poussières stellaires.
- La morsure d’une éternité d’errance pour avoir joué avec le destin de mes anciens compagnons, avait tenté de philosopher Solo.
L’autre avait soufflé. Une forme de rire, dissimulant la curiosité qui teinte depuis son regard perçant, chaque fois qu’ils se croisent. Aujourd’hui n’y fait pas exception.
Le navire étant toujours en plein radoub, dont la douloureuse promet d’esquinter les caisses de la Fédération, Solo a profité de ce deuxième jour de liberté pour se balader dans les artères enfumées de la ville. Ville dont il n’a même pas cherché à mémoriser le nom, préférant graver sa matière grise des lettres de cette curieuse petite planète : Luanus. Un patronyme coloré, qu’un Français désaxé aurait tôt fait de brailler durant une sauterie libertine.
Constitué à 90% de gaz lourd, Luanus a vu, au fil des récentes décennies, quantité d’humains et autres bipèdes, ériger des cités dans son atmosphère nocive. Il est de bon aloi de ne plus se risquer à s’établir sur la surface écumante, ou plus bas encore. Sa texture intangible n’est pas faite pour les humains, d’ailleurs les énormes masses tentaculaires s’y mouvant et ondulant de leurs dos les villes flottantes, ont plus d’une fois englouti des côlons trop téméraires.
Solo ne compte plus parmi eux. Le cartographe se suffit à l’atmosphère moite, légèrement viciée de la capitale, protégée de son épais dôme ambré. Un poisson Babel au fond de la cochlée, il a flâné un moment d’un boulevard enfumé à l’autre, se perdant dans la contemplation du firmament coloré et des bâtiments spiralés, baladant ses oreilles parmi les braillements des bipèdes exotiques, le long d’une allée commerciale. Finalement, c’est à l’ombre d’un auvent gazeux, qu’il est tombé sur Leone.
De proche en proche, la recherche du bistro tranquille les a conduit ici, coudes sur le zinc, une pleine pinte de binouze écumante devant le groin. Solo en reprend une lampée. Assez aigre, mais pas mauvais. Il a tôt fait de vider son godet.
- Comment vous faites pour supporter votre père ? demande-t-il, pompette.
- Eriko n’est pas mon père, répond calmement le cyborg.
- Raison de plus pour m’interroger sur votre patience…
Leone ne prononce mot, ses yeux émeraude parcourant son interlocuteur. Un ange passe, sert de torchon pour la barista. Solo commence à se sentir mal à l’aise.
- C’est compliqué, dit-il enfin. Plus qu’une simple traversée d’aurores boréales. J’ai mes raisons. Elles ne vous concernent pas.
- Laissez-moi deviner, c’est à cause de la fille ? Kaya, c’est ça ? insiste Solo, dont l’alcool bon marché, grippe graduellement le ciboulot aussi vite que l’irritation de son interlocuteur pointe. Ah ! Aha ! J’ai visé juste ! C’est sa fille, c’est ça et vous voulez tir…
- Nous ferions bien de regagner votre navire, coupe Leone en vidant son verre.
Il se lève. Solo, après un moment de contemplation vaseuse vers son verre vert en verre vide, le suit dehors, titubant légèrement entre les étoles de vair. La prochaine fois, s’il y en a, il se méfiera de la teneur des liqueurs d’outre-monde.
- Attendez-moi, marmonne-t-il d’une voix pâteuse. Qu’est-ce que… c’est ce… truc… jamais je ne voulais vous manquer de prospect… respect…
Le seuil franchit, il s’étale sur le parvis synthétique. Au devant, Leone soupire. D’un demi-tour, il relève sans ménagement le cartographe, le soutient presque hors de la venelle crasseuse.
Conscient du triste spectacle qu’il renvoie, Solo se remet d’aplomb. À grandes claques, il restaure son équilibre pochetronné et prend les devants. En dépit de quelques détours inutiles, c’est sans délai qu’il regagne le spatio-port.
Quartier le plus animé de la ville, les deux hommes sont reçus par une des nombreuses vagues de mousse jaunâtre s’insinuant dans la baie zélé, au passage de chaque navire à travers le bouclier protecteur. Si Solo tousse, Leone y reste indifférent, plongeant plus avant dans l’agitation perpétuelle des lieux.
Sur plusieurs niveaux, sont amarrés corvettes et frégates. Dans une atmosphère terne et poisseuse, leurs panses grandes ouvertes, débarquent ressources, épices et équipage, sous les cris des machines et de contremaîtres fort en gueule. Le Layor est amarré à l’extrémité du port.
Parcouru d’étincelles, truffé d’automates bourdonnants, le navire se refait une beauté. Sa coque cendrée, retrouve ses liserés bleutés, à mesure que voiles et mâts sont remis d’aplomb. Pour un peu, le vaisseau aurait presque du cachet. Suranné, mais du cachet.
Aux pieds des échafaudages, un petit attroupement s’est formé. Debout sur un piedestal à base de caissons de réfrigération, encadré de ses seconds, le capitaine, sapé comme tel, prononce un interminable laïus sur le courage, les valeurs chimérique d’une marine démantelée et l’ultime périple qui les attend.
- Cette fois, je vous le dis et redis, il n’y aura plus de marche arrière ! conclut-il, torse bombé, barbe peigné. Un aller simple, je vous l'affirme ! Nous avons la flamme, l’anti-matière et bientôt la galaxie chantera nos noms à travers les âges ! Qu’en dites-vous ?!
Un long cri désaccordé, voilà ce que l’équipage, réduit de moitié, en pense. Négligés, les faces empourprées, le panachage de matelots, pirates, ingénieurs, proxénètes et désaxés, n’est plus à une autolyse près. Ils ont, en embarquant, abandonné tout espoir de mener une vie décente. Sauf peut-être Jasper. Lassé des pedzouilles et autres arsouilles, le second chatouille le souhait de scribouiller les magouilles d’un meilleur homme-grenouille. Enfin, il peut toujours pétouiller là-dessus.
Probablement plus pour très longtemps, cela dit.
Car pendant que tout ce petit monde se réunit à grands cris et sauteries, une frégate titanesque vient s’accoster au flanc bâbord du Layor. Monstrueux fleuron de la Fédération, bardée d’armes dernier cri et d’un mât bonus, elle porte avec fierté les initiales de l’amirauté sur ses voiles solaire : Protectorat des Libertés Orbitales et Cosmologiques. Mais tout le monde, préfère dire P.L.O.C. Même l’amiral, un grand type au visage fermé, perpétuellement sérieux, privé, dit-on d’émotions au berceau.
D’ailleurs, le voilà justement qui débarque, encadré de deux officiers taciturnes. La galaxie est bien petite ou l’humain, passionné des règlements de compte.
- Connor Reyes, prononce lentement l’amiral, à peine une botte sur le quai poussiéreux. Auriez-vous l’amabilité de me dire ce que vous fichez amarrer ici ?
Le capitaine manque d’avaler sa chique. Il balbutie tout juste.
- Eh bien, amiral… comme vous le voyez, nous avons essuyé une avarie et avons été forcés de marquer une halte ici… mais ne vous inquiétez, nous serons bientôt repartis…
- Une avarice ?! Vous avez orchestré une attaque de pirates pour passer le cap de XGT-23789 ! Pourquoi n’êtes-vous pas déjà rendus dans la nébuleuse de Laomédion ? Il vous suffisait de quelques sauts !
- C’est que… nous avons vraiment subi des avaries… l’équipage est, voyez-vous, un peu novice et…
- J’avais compris.
L’amiral parcourt l’assemblée. Son regard austère ne fait pas dans la dentelle et dans sa tête, les mots sont durs, sinon sans appel. Après un silence glacial, il reprend la parole.
- Qui sont vos seconds ?
Muet, Reyes indique Jasper et Jefferson. Le premier, droit comme une gaule, se tient silencieux, prêt au limogeage public. Le second, moins glamour, remet maladroitement son pantalon que l’amorce d’une bringue a rudement descendu. L’amiral se plante devant Jasper.
- Nous prenons les commandes de cette expédition, déclare-t-il. Vous rejoignez l’armada. Il faudra bien une telle puissance pour venir à bout du noyau de Chrancrium. Entendu ?
- Oui, amiral ! tonne Jasper d’un salut circonstancié.
Derrière, Reyes est tout chose. Tirant sur les poiles de sa barbe, il bredouille :
- Et… et moi… amiral ?
L’officier lève une main.
- Connor Reyes, vous êtes démis de vos fonctions pour insubordination, tractations criminelles à l’encontre de la Fédération, irresponsabilités répétées et destruction planétaire partielle. Vous demeurerez dans les cellules de votre bâtiment jusqu’à ce que notre mission soit menée à bien, puis jugé sur Terra Novalis.
L’assemblée est soufflée par l’annonce. Reyes en premier, quoiqu’autant que Jasper, qui prend seulement conscience de l’autorité lui incombant. Il manque de s’affaisser, retenu de justesse, non pas son collègue, mais par la houleuse réaction de l’équipage. Pensez donc ! Si leur chef de purée septembrale leur est enlevé, à quoi bon continuer cette folie ?
Et que ça crie et que ça se bouscule, tentant de garder la main sur l’ex-capitaine, quitte à rosser du contre-amiral à force de gourdin.
Une détonation met les points sur les I et les barres sur les T.
- Il suffit ! Emmenez-le ! proclame l’amiral en baissant son arme. Félicitations… Jasper, vous passez capitaine. Tâchez de ne pas me décevoir.
Le second ne répond pas. Blême, il parvient tout juste à soutenir le regard maboul de ses subalternes. Pour une hypothétique dernière valse parmi les étoiles, c’est bien la pire chose qui pouvait arriver…
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