Mon île déserte
En me levant, je découvre un jour humide, épais, un jour qui met les cœurs en vrac. Les vitres de ma chambre sont plaquées de buée, la maison toute entière est plongée dans son dernier sommeil, le plus lourd, le plus silencieux et seul le ronronnement des bus qui sillonnent le boulevard me rappelle qu’on est en ville et pas échoué sur une île déserte au milieu de l’Océan ou sur une lointaine planète, dans une autre galaxie. Au pied de mon lit, Bob, le chien de C. encore étourdi par l’agitation de la veille. C. a fait une crise d’angoisse mémorable hier soir et m’a apporté son vieux berger. Elle a dit « Prends-le, si je meurs cette nuit, il ne sera pas seul. » Je lui ai répondu qu’on ne meurt pas comme ça mais elle n’a rien écouté et s’est éclipsée, comme elle le fait toujours, sans demander son reste ou son dû. J’ai donc passé la nuit avec un vieux jeune homme poilu qui sent très mauvais. Je me lève pour aérer bien grand. Lorsque j’ouvre la fenêtre, l’hiver me saute à la gorge comme un serial killer dans une ruelle et je replonge aussi vite au fond de mon lit, sous la douce épaisseur de mes couettes empilées. Le chien n’a même pas ouvert un œil. Avec l’âge, sa surdité empire. Lili-la-Morue, méfiante, se faufile dans ma chambre après en avoir ouvert la porte. Elle bondit sur mon lit, me jette ses gros yeux pleins de reproche à la figure (elle déteste les chiens) et escalade mon ventre pour y faire ses étirements matinaux toutes griffes dehors. Elle a faim et ne me fichera plus la paix tant que je n’aurai pas rempli sa gamelle. Alerté par son odeur, le vieux Berger allemand s’agite et entreprend de courir après la pauvre Lili qui est obligée de se réfugier au-dessus de ma garde-robes.
Alertés à leur tour par les aboiements de Bob, mes deux garçons déboulent dans ma chambre, viennent se blottir avec moi sous la couette, rigolent. Je les aime tellement. Parfois je me dis que C. a raison et que rien de tout ce qu’on vit n’est réel parce que c’est trop beau.
Parce que c’est trop grand.
Comme cette galaxie lointaine dans laquelle j’erre certains matins.
Et si en réalité j’étais seule sur une île déserte ? Seule dans une autre galaxie ?
La pluie vient frapper contre les vitres. Je serre bien fort mes petits contre moi.
On n’est jamais seul quand on aime.
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