La guitare basse
Elle est arrivée ce matin sans prévenir, pratiquement avec une semaine de retard, la veille de la Saint Valentin donc. Si je m’attendais quand la sonnette a retenti à six heures du matin! Pendant qu’elle transportait ses caisses de sa voiture de location à sa chambre au deuxième étage, sous le regard intrigué de mes petits éveillés par son boucan, ma nouvelle locataire a tenu à m’en dire un peu plus sur elle. Elle a dit, sans que je ne lui demande rien « Merci de m’accueillir. J’avais besoin que quelqu’un reconnaisse ce que je traverse et s’en soucie un peu. Au fond de moi, je ne vais pas bien mais extérieurement, ne vous inquiétez pas, je gère complètement la situation. Vous n’aurez aucun souci avec moi. Je serai une locataire exemplaire et de toute façon, si parfois je déraille, vous n’aurez qu’à me le dire, me remettre directement dans le cadre. » Elle a dit ça, comme d’autres auraient simplement dit « Excusez-moi pour le retard », en nous bousculant presque dans l’escalier, les garçons et moi. Une fois dans sa chambre, elle a commencé par ouvrir un grand étui duquel elle a sorti une guitare électrique qui a suscité l’intérêt de mes petits garçons. C’est la première fois qu’ils en voyaient une. « C’est une guitare basse, elle a dit, j’aurais adoré être une rock star même si je vous avoue que je suis bien meilleure au piano et qu'en fin de compte, je ne suis qu'une boulangère ». On n’a rien répondu. On est redescendu au premier. Après, quand tous ses meubles ont été installés par les deux hommes qu’elle avait dû engager, elle a refermé sa porte sans bruit et on ne l’a plus vue.
J’ai parlé d’elle à C. venue à la nuit tombée siroter un café sur les marches devant la maison. Elle portait ce gros gilet gris qu’elle refuse de me rendre et des mitaines noires pour cacher ses mains usées par la vie. Je lui racontais combien je trouvais cette nouvelle locataire étrange et C., qui avait sûrement déjà avalé quelques bières de trop, s’est lancée dans un de ses monologues que je suis la seule à comprendre. « Je m’en fiche moi, de ta locataire et de toute façon je n’ai jamais été complètement normale moi non plus. Il m’est arrivé de croire que je gérais la situation alors qu’après, je finissais par me brouiller avec les gens, avec des collègues, des voisins, des directeurs, des caissières, des syndicalistes, des automobilistes, des fleuristes même. Tu vois ? Ce genre de personnes… »
J’ai dit « Je ne comprends rien » et je me suis demandé si mes petits étaient déjà endormis. Ils dorment au troisième étage. Je n'ose jamais y monter.
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