Quatre espèces de girafes

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Ce soir, c’est la fête à la maison. Stéphanie est en train de tout préparer. Secondée par son Petit-Prince-en-doudoune-moutarde, ils lavent tout ce qui peut l’être : table de jardin, chaise en plastique, verres, carafe, couverts... Assise sur mon seuil, je les observe depuis deux bonnes heures. Le beau temps revenu semble leur donner des ailes. C’est qu’il y va, le Petit Prince ! Il frotte, récure, astique… Je me demande s’il a un prénom. Tout le monde a un prénom. Moi, elle m’appelle Colette ou juste « C. » parce que c’était le prénom de sa mère qu’elle détestait mais ce n’est pas le mien.

Je ne m’appelle pas Colette.

Ça y est, je me souviens : il s’appelle Antoine ! Ma mémoire fait des siennes depuis quelques temps. J’oublie le nom des gens, j’oublie ce qu’ils me disent aussitôt qu’ils me l’ont dit. Je ne pense pas qu’il y ait d’explication scientifique ou médicale à ce phénomène : on me parle et j’oublie, c’est tout. Le reste, si cela ne me concerne pas, je le retiens. J’ai retenu que les Etats-Unis ont commencé à retirer leurs troupes d’Afghanistan, qu’une femme je ne sais où sur la terre a donné naissance à neuf enfants, que l’existence de quatre espèces de girafes vient d’être démontrée et que des milliers de personnes en République démocratique du Congo sont sans abri suite à l’irruption d’un volcan. Oui, tout ça je réussis à ne pas l’oublier mais quand les gens me parlent, quand il s’agit de ma vie, il y a un blocage. Peut-être est-ce parce que je ne m’intéresse pas assez à moi-même que pour prêter attention à ce qu’on peut bien me dire ou alors, c’est l’âge. Je n’ai plus vingt ans depuis si longtemps maintenant que j’aurais bien du mal à faire croire à qui que ce soit que je les ai eus un jour et je suppose qu’il y a un moment dans l’existence où on a tellement emmagasiné de détails de la vie quotidienne que le cerveau finit par fermer ses portes et clore ce chapitre.

Ma tête est lourde.

Mon chapitre est clos.

Je me demande : est-ce que les malheurs du monde aident mon cerveau à s’alléger ?

Ma conscience peut-être ?...

Je n’ai plus vingt ans depuis très longtemps et je ne m’appelle pas Colette.

Elle non plus ne s’appelle pas Colette. Je ne sais pas où elle est. Depuis que je suis montée au troisième étage, je ne l’ai plus croisée dans la maison. La petite boulangère aussi se terre dans sa chambre d’où aucun son ne s’échappe. Quand je passe devant sa porte, je m’arrête pour écouter mais je n’entends rien, même plus ses pleurs.

Je me dis qu’elles sont parties toutes les deux, la petite boulangère dans un endroit où l’amour fait moins mal et elle avec les petits, qu’elle ont compris que leur place était ailleurs, que même moi, je ne peux rien faire pour les aider. Je me dis ça et en même temps cette idée me terrifie. J’aurais pu faire tellement mais je n’ai fait qu’écrire. Il y a si longtemps maintenant qu’on cohabite, elle et moi… Je ne veux pas qu’elle s’en aille. Les gens ne devraient jamais s’en aller et rien ne devrait jamais s’arrêter. Je répète trois fois « Ne pars pas, ne pars pas, ne pars pas ! ». J’espère qu’elle m’entend. Ce soir, c’est la fête à la maison et j’aimerais que les petits soient présents. J’ai mal à l’estomac. C’est une douleur qui me cloue sur place et me fait ouvrir la bouche, grimacer vilainement. Je dois voir un médecin. Je le ferai bientôt. Qu’il vérifie mon estomac et mon cœur et mon foi et mes reins mais surtout mon cœur.

Je pense à elle. J’ai relu plusieurs de ses cahiers hier. Ça m’a émue. Depuis mes douleurs à l’estomac ont redoublé d’intensité. Quand je lis, je revois les choses. Je revois les garçons, je revois le bateau, je revois Istanbul.

Je revois les flammes.

Et l’épaisseur du silence après l’incendie.

Et les policiers venus le chercher dans son sommeil, je les revois aussi.

Quand je lis, je sens toutes les odeurs, celle de leurs cheveux, celle du bateau et du Bosphore en décembre, l’odeur des baklavas et des olives sur les marchés, celle du feu, du bois brûlé. Tout ça, elle l’a écrit et je peux le sentir. Écrit l’odeur du poulet au miel, des senteurs citronnées près de Sainte Sophie à la coupole suspendue dans le ciel, l’odeur du safran, des cafés brûlants et puis du brasier et de l’épaisse fumée noire. Écrit la vie qui refusait de s’éteindre, écrit les cendres emportées par le vent et le parfum tenace des cafés brûlants.

Écrit parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire.

Écrit pour ne pas oublier.

Si elle revient, je lui parlerai. Je la pousserai à réagir, à cesser d’écrire puisque rien ne se répare par le verbe… J’aimerais qu’elle réagisse. Parfois oui, j’aimerais vraiment que la vie en elle renaisse de ses cendres et qu’elle déchire ses pages, qu’elle se lève et sorte. Puisqu’il n’y a plus rien à faire. Istanbul est tellement loin maintenant et plus aucun bateau ne viendra la chercher. Restent les cafés brulants et le souvenir du Bosphore en décembre qui la pique parfois. Ici, les boissons ne brulent pas et aucun monument ne défie le ciel mais on a la Meuse qui jamais ne s’émeut et qui charrie ses eaux tristes au gré d’un ciel capricieux et réconfortant à la fois. Alors de ça je veux qu’elle profite, qu’elle sorte d’ici où le temps tourbillonne et se tord sur lui-même jusqu’à se suspendre dans une brume incompréhensible. [Je ne comprends rien.] Qu’elle aille voir du monde. Qu’elle arpente le marché aux puces de Saint Pholien comme avant, avant que le temps ne se fige. S’arrête Place de la République pour manger une gaufre. Pousse l’énorme porte de la Cathédrale Saint Paul pour prier. Prier pour Istanbul. Prier pour moi. Rentre et reparte vers les Coteaux de la Citadelle. Admire le panorama. Redescende et escalade la montagne de Bueren. Reprenne son souffle et redescende encore. Marche le long du canal de l’Ourthe jusqu’à cette maison éclusière aux volets bleus qui fascinaient les garçons mais je n’ai aucun pouvoir sur elle ni sur ses allées et venues. Elle va, elle vient, disparait et reparait sans crier gare. Quand elle est là, je la laisse écrire dans ses gros cahiers à spirale qui aujourd’hui encombrent le troisième étage avec ce qu’on a pu ramener d’Istanbul. Peut-être que si je voulais, si je voulais vraiment changer les choses, changer ce qui a été, je pourrais trouver un moyen. J’ai lu tellement sur le sujet. Le pouvoir de la pensée, celui de la volonté bien plus forte que le verbe mais quelque chose s’est brisé en moi après cette chanson ce soir-là à Istanbul.

Après l’incendie.

Cette chanson que je n’aurais pas dû jouer hier. C’est bien fait pour moi : j’ai mal tellement mal à l’estomac. Ce soir, je ne jouerai pas du piano. Je ne dois plus jouer. Quand je joue, les maisons brûlent. Ce soir, il y aura des invités. Je ne veux pas qu’ils brûlent.

J’ai mal au ventre.

Je ne sais pas où elle est.

Les petits ont disparu.

Je dois voir un médecin.

Je dois voir les petits.

Demain, si elle ne le fait pas, j’écrirai la fête à la maison.

C’est tellement dommage ; c’est tellement beau la vie. Quatre espèces de girafes… Quand je vais dire ça aux garçons !

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