Chapitre 3 - Premier contact

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 Des semaines s'écoulèrent, similaires les unes aux autres. L'ambiance insipide de l'université poursuivait sa cadence monotone. Ce rythme alangui, couplé aux médicaments inhibiteurs de la charge émotionnelle, berçait les journées en un reflux engourdissant. La fugace tentative de renouer avec les us des jeunes de son âge fut rapidement gommée de sa mémoire.

C'était un mardi en fin d'après midi, le soleil déclinait à travers les hautes vitres de la biblithèque centrale, baignant la vaste salle d'une luminosité orangée. Mickaël était plongé dans un article sur ordinateur. Il tâchait de se rappeler le métabolisme très particulier de ces chauves souris d'amérique qui se nourissent exclusivement de sang, une race presque éteinte.

 Léo tira une chaise dans un crissement et le heurta en s'installant près de lui.

— Bordel, Léo... Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il, sans lever les yeux de son travail.

— Il faut absolument que je te montre un... truc....

 L'excitation se lisait dans la voix de son ami. Il semblait avoir un mal fou à la dominer. Mike se retourna.

— Quoi ? soupira t-il, loin d'être gagné par l'euphorie de Léo.

— Ça. Pousse-toi...

 Léo usurpa la place devant l'ordinateur sans attendre de validation et se pencha vers l'unité centrale du PC. Sortant une petite boite noire carrée d'une dizaine de centimères de côté pour moins de la moitié d'épaisseur, il y raccorda trois cables aux extrémités jaune, blanche et rouges et les brancha dans des orifices adapatées sur l'ordinateur.

— Désolé, faut que je bidouille un peu, les pc sont plus foutus de lire ce genre de matos... Ça ne sera pas long.

Il inséra une disquette de couleur bleue dans la fente du petit boitier qu'il venait d'installer. Pianotant sur le clavier, il lança le téléchargement du programme. Cela prit de longues minutes.

— C'est du pur nostalgeek cet engin, commenta t-il avec un léger rire. Mais attends... tu vas voir, c'est un truc de barj... (il valida encore quelques fonctions qui firent vrombir le mécanisme informatique) C'est ce mec... qui me l'a fourguée. Je ne l'avais encore jamais vu et... Tiens, c'est presque fini ! s'exclama t-il en tapotant de son index sur la barre de chargement.

 Mike remarqua que les mains de Léo tremblaient, comme celles d'un drogué.

— C'était hier soir... dans la rue. Il me l'a donnée comme ça... je ne savais pas du tout ce que... Oh ! s'interrompit-il encore, tandis que le reflet bleu de l'écran accentuait l'expression hallucinée de son visage.

 Il pouvait à peine articuler trois mots cohérents et ses yeux étaient rivés sur le terminal. Il semblait que plus rien n'existait d'autre.

— Ça y est, c'est uploadé ! Il faut que tu vois ça de tes yeux...

— Léo, tu as pris quelque chose ?...

Ce dernier se redressa et secoua la tête en soufflant.

— Ne sois pas ridicule, rétorqua t-il, avec un regard sincèrement désapprobateur. Voilà, voilà ! C'est bon, regarde !

 Mike se pencha et observa l'écran.

 Des marques de corporations s'affichèrent, suivis d'un logo qu'il n'avait jamais vu encore. Il représentant un triangle bleu nuit sur fond jaune, bordé de plusieurs cercles concentriques noirs. Un titre s'afficha et une bande de données se mit à défiler tout en bas.

— "Niamuh" ? Qu'est-ce que c'est ?

— Regarde, regarde tout ce qu'on peut faire ; téléchargement des émotions courantes, profil des caractères, création de nouveaux membres !

— Mais qu'est-ce que c'est, à la fin ? Réponds Léo, je n'ai vraiment pas que ça à faire...

— Regarde, regarde, j'entre dans le programme. Je vais te montrer...

 Il tapa quelques codes d'entrées sur le clavier et une fenêtre sur fond bleu s'afficha.

— Ça, ce sont les règles de bases qu'il faut respecter sinon, tu risques de tuer tes personnages..., expliqua t-il avec un ton perturbant.

"... Les Niamuh sont des êtres comme vous, ils ont besoin de manger, boire, dormir, se distraire... Ils vivent dans un espace clos — le monde — et vous devrez les guider et les diriger pour qu'ils survivent. Les Niamuh ont également besoin d'une vie sociale, ils peuvent inviter des voisins, séduire, s'occuper de leur famille. Comme vous, ils peuvent être confrontés à des sentiments et des émotions — la jalousie, l'envie, la colère, la tristesse, le bonheur — et c'est à vous de gérer cela. Ils doivent également subvenir à leurs besoins en travaillant, meubler leur maison, payer les factures. Ils sont soumis aux mêmes règles que vous, la vie, la mort et la subsistance de leur environnement. Ils ont besoin de vous..."

 Mike arrêta sa lecture.

— Ça suffit, Léo. Je n'ai pas le temps de déconner, d'ailleurs ça fait longtemps que je ne joue plus à ce genre de connerie. Alors, tu récupères ton simulateur de vie artificielle et tu vas jouer dans ta chambre, trancha t-il en appuyant de son index sur le bouton d'expulsion de disquette. En plus, ça doit être une antiquité, quel prog' bosse encore sur ces trucs ? C'est une perte de temps.

 Léo se tourna gravement vers son ami et le saisit avec une poigne presque douloureuse par le bras.

— Je ne plaisante pas, Mike. Ce n'est pas qu'un jeu... Viens, je vais t'expliquer. Tu ne vas jamais me croire, conclut-il en récupérant la disquette et l'adaptateur.

 Une heure plus tard, ils sétaient isolés dans l'espace fumeur d'un café borderline, très apprécié des étudiants. Léo fumait une cigarette nerveusement, mais même Mademoiselle nicotine semblait impuissante à le calmer.

 C'était un bar aux lumières ténues, constitués de box. Chaque table, encadrée de vieux fauteuils, était surmontée d'une petite lampe à l'abat-jour vert. Il semblait ici que la nuit était perpétuelle. Seules les lumières artificielles éclairaient et pas un rayon de soleil ne parvenait jusqu'aux box. L'endroit était presque désert, seuls quelques clients étaient accoudés au bar et discutaient avec le barman, en enchaînant les verres.

— Alors, explique-moi maintenant.

 Les yeux de Léo brillaient. C'était d'un regard de dément qu'il dévisageait son ami. Il prit une profonde inspiration.

— II faut que je te raconte tout depuis le début, sinon, tu n'y comprendras rien. Il y a trois semaines, nous sommes allés à la soirée de Jenny, tu te souviens ? A ce moment, j'étais encore à côté de la plaque. J'avais cette impression désagréable d'être suivi depuis la veille. Tu vois le genre de psychose quand tu marches et que tu as la sensation qu'il y a quelqu'un dans ton dos et quand tu te retournes : rien ? Voilà, c'était exactement ça. Sur le coup, j'ai mis ça sur le compte du stress des exams ou une autre connerie... Maintenant que je l'ai vu, qu'il m'a parlé, je peux te dire que je sais que ce n'était pas la première fois. Il m'avait repéré depuis un moment. Mais, aha, je n'avais rien remarqué évidemment... qui peut remarquer ce genre de truc ? On est pas dans un putain de thriller de cinéma ! marmonna t-il, en arborant un sourire perdu. Mais, ce type... je sais maintenant qu'il savait ce qu'on faisait, absolument tout ce qu'on faisait, à la seconde près...

Il frémit, s'interdisant quelques mots supplémentaires qu'il ravala avec peine.

Mike fronça les sourcils devant les propos insensés de son ami.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, Léo. Tu dis qu'un type te suivait ? Qu'il savait des choses sur toi ?

— Ouais, il savait. C'est comme s'il m'avait choisi... Bordel, moi ? Choisi ? s'étonna t-il, l'air effaré, en se pointant du pouce. Une semaine plus tard, le samedi alors que je rentrais chez moi, j'ai encore senti sa foutue présence dans la rue. Depuis la sortie du campus, je m'étais rendu compte qu'on m'épiait mais je n'avais vu personne. C'était encore cette sensation horrible. Je savais que c'était lui. Je me suis dépêché. Boulevard des Elwells, il m'a rattrapé. Il était à pied comme moi. Je n'ai jamais eu aussi peur, crois-moi, je pensais qu'il voulait me faire la peau... Je regarde trop de films d'horreur aussi, j'suis con...

Léo glissa ses doigts dans ses cheveux en baissant la tête puis la releva avec un air hagard.

— Il a sorti la main de son pardessus et m'a tendu cette disquette. Comme ça, sans un mot. Il portait des lunettes. Son visage était en parti dissimulé entre l'ombre de son stetson et un col montant noir, tu vois le genre de délire comme l'homme à la cigarette dans X-Files (il échappa un rire nerveux à l'évocation de cette vieille série des années 90).

Ses doigts se fermèrent au dessus de la disquette comme pour lui créer un écran de protection, sans oser toutefois la toucher et il continua, le regard dans le vague.

— Je lui ai demandé ce que c'était, mais il n'a rien répondu, il s'est contenté de sourire. Et je te jure.... Ce sourire... on aurait dit qu'il lui fendait tout le visage en deux... je n'y ai vu aucune dent, souffla t-il lentement, juste... les ténèbres... et le vide. Et puis, il a fait demi-tour et s'est éloigné dans la nuit.

La fumée s'écoulant le long de son visage lui donnait une allure spectrale.

— Sur le coup, je n'ai rien compris. Je me posais des questions et j'avais toujours la disquette dans la main. Ça peut paraître stupide, mais j'ai d'abord pensé à un truc du gouvernement, un dossier secret, quelque chose d'important... je n'arrivais pas à saisir pourquoi il me l'avait donnée à moi ! Sérieusement, c'est...

Il s'arrêta au milieu de la phrase, la tête dans ses mains.

Mike était pendu à ses lèvres mais ne comprenait toujours pas, l'histoire était invraisemblable. La tension de Léo le contaminait. Il se saisit du paquet que Léo avait délaissé sur la table et alluma à son tour une cigarette. Il avait arrêté sous l'influence d'Alix et grâce aux médicaments, il n'y avait, jusqu'ici, pas retoucher. La sensation de la fumée dans sa gorge et ses poumons lui arracha une quinte de toux mais le soulagea tout à la fois.

— Je suis rentré chez moi, incapable de desserrer les doigts de cet objet anachronique. Je flippais de me faire embarquer par une voiture noire, tu vois ! rit-il nerveusement. Et arrivé à la chambre, au campus, j'ai fouillé dans mon matos, je savais que j'avais un lecteur externe de disquette, le genre de truc que tu gardes "au cas où". Je l'ai branché et j'ai attendu que ça charge. Au début, j'étais comme toi, je ne comprenais. Je ne réalisais pas, appuya t-il.

Le visage de Léo devint grave et le tremblement de ses mains réunies devant lui reprit.

— J'ai découvert... Au début, ça ressemble à un jeu, comme tu l'as supposé. Tu sais, les personnages qu'on doit faire vivre et tout ça, il existe plein de jeux dans ce genre : un simulateur de vie artificielle, comme tu as dit toi-même tout à l'heure. Suivant les instructions, j'ai créé une famille dans l'environnement nommé "Ohio"... ouais je sais ce que tu vas dire, mais cet état m'a toujours fait marrer... Je me suis fait plaisir : un truc bourgeois, une belle baraque, une femme de ménage... quelque chose de sympa. Au bout de quelques heures de jeu, j'ai vite trouvé le principe répétitif et ennuyeux. Alors, j'ai commencé à fouiner un peu partout. Là, j'ai fait deux ou trois tests pour voir les limites du jeu et je suis tombé sur le système principal. Tu me connais, si y a moyen d'entrer quelques lignes de triche, j'suis pas le dernier... mais j'ai découvert que le jeu reposait sur une combine énorme.

Son expression changea brusquement, devenant sinistre.

— J'ai lancé une recherche pour l'environnement de jeu nommé "Maryland", ajouta t-il d'une traite.

— Quoi, tu voulais y trouver ta propre famille ? plaisanta Mike.

 Léo leva sur lui un regard perplexe :

— Et c'est ce que j'ai trouvé ! s'étrangla Léo.

— Hein ? répondit Mike qui ne put contenir un rire moqueur, incrédule. T'as fini de te foutre de moi ?

 Léo fit glisser la disquette jusqu'aux mains de son ami.

— Il faut toujours que quelqu'un prenne soin d'eux, conclut-il d'un air sentencieux, le regard plongé dans le sien.

Déstabilisé par l'air grave de son ami, ses certitudes flanchèrent.

— Tu plaisantes, Léo... C'est du délire total ce que tu me racontes.

Mickaël commença à paniquer en voyant son ami se lever, la mine déconfite.

— Attends ! Tu ne peux pas me laisser comme ça, tu as forcément autre chose à me dire !... Qu'est ce que tu as découvert d'autre ? Tu me racontes vraiment la vérité ?

— Je suis incapable de m'en occuper, je suis désolé. Tu comprendras bientôt... Je sais que tu feras ce qu'il faut. J'ai confiance en toi, Mike.

 Léo écrasa sa cigarette puis sortit en silence. Mike resta interdit, perturbé par ces révélations et le départ précipité de son camarade. Léo, d'ordinaire si jovial, n'était qu'une ombre. Qu'est-ce que pouvait contenir ce programme qui l'ait bouleversé à ce point ? Pourquoi semblait-il avoir aussi peur ? Merde, d'habitude, c'était lui l'abonné aux psychiatres, gavé de psychotropes !

 Il restait immobile, la disquette devant lui, à quelques centimètres de ses doigts. Au bout d'un certain temps, il avança doucement sa main entre attirance et répulsion. D'un geste brusque, Il finit par enfouir la disquette dans sa poche et sortit à son tour. Il en aurait le coeur net.

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