Chapitre 4- Ouverture du programme
La nuit était fraîche ; une brise s'était levée. Il releva le col de son cardigan et mit les mains dans ses poches.
« Je dois avoir la même allure que l'homme qui a abordé Léo », songea Mickaël en croisant son reflet dans une vitrine.
Mike se répétait les paroles de son ami mais sans parvenir à en tirer la moindre signification. Il sentait dans sa poche l'objet carré qui appuyait contre sa jambe ; cette pression l'empêchait de penser à autre chose.
Les rues étaient désertes et seules les feuilles sur les trottoirs menaient un joyeux ballet, au gré d'un vent capricieux. Sous l'effet d'une bourrasque, un tas, aux teintes rousses et mordorées, s'envola sous ses pas ; il fut un instant enveloppé par ce tourbillon de végétaux en décomposition. Pour guider son trajet, une fenêtre allumée à une maison proche éclairait son trajet. En y jetant un regard, son coeur se serra un instant en imaginant la douceur d'un foyer aimant. Il pressa le pas pour s'éloigner de ce genre de pensée.
À son arrivée chez lui, sa mère, étendue sur le canapé, regardait la télé et ne remarqua pas son arrivée. Il monta directement dans sa chambre et, après avoir jeté son manteau sur le lit, alluma son ordinateur.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
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Après un haussement de sourcil, Mike écrivit son pseudo habituel : MiKL-Owens. Il compléta d'un mot de passe peu original, mais il se fichait bien de se faire pirater ce jeu. Il put ensuite accéder aux premières pages de l'interface, somme toute assez simpliste. Il fallait entrer toutes les commandes par textes.
— Génial, ça va prendre des plombes... grogna t-il.
Environnement demandé : Maryland
- Recherche de famille existante : Oui
Nom de la famille : Kings
- Créer une famille : non
L'écran de l'ordinateur se remplit d'un bleu électrique et la disquette ronronna dans le lecteur externe. Mike patientait, les yeux engourdis de fatigue, que la localisation soit achevée. Il soupira, déjà las de devoir manipuler cette antiquité.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
- Programme de localisation achevée
Famille Kings, état actuel : 2 enfants, 1 maison, 1 chien
Situation et revenus : 2 adultes avec profession
Scolarité : 2 enfants scolarisés
« Lancer le jeu ? »
Mike observa la question pendant de longues secondes avant de répondre. Il repensa aux mots de Léo, une simple phrase qui tournait en boucle dans son esprit :
« Il faut toujours que quelqu'un prenne soin d'eux. »
L'éventualité que ce ne soit pas qu'un ramassis de foutaises l'effleura alors.
Machinalement, son index appuya sur la touche Enter. La page d'attente sur fond bleu s'afficha une nouvelle fois, puis un décor en 3D, sous forme de dessin d'animation graphique, apparut. La qualité du design contrastait étrangement avec l'âge probable de la disquette et sa capacité mémorielle. Il pouvait aisément rivaliser avec certains MMORPG actuels, des free-to-play évidemment. Ce n'était certes pas du travail d'orfèvre, mais ce n'était pas Minecraft non plus.
Mais, pour tout dire, ce n'était pas tant la qualité graphique du jeu qui le scotcha, c'était tout le reste.
Mike n'arrivait pas à en croire ses yeux ; c'était, dans le moindre détail, la maison de Léo. Il y avait le jardin et le parterre de roses, que sa mère entretenait tous les week-ends et puis, le grand chêne au fond de la cour. Même le barbecue que son père avait bricolé l'année dernière trônait fièrement au milieu de la pelouse, près du petit cabanon... Impossible !
C'est ce qui vint à l'esprit de Mike en scrutant l'image. Impossible.
Il ne comprenait pas... du moins, il s'y refusait.
La curiosité fut plus forte, formant un rempart contre l'incrédulité.
Sa main guida la souris qui vint cliquer sur la maison. Le charmant intérieur de la mère de Léo apparut, avec, en bas de l'écran, les quatre visages de la famille Kings. Mike cliqua sur le visage de Danielle, sa mère. Un zoom orienta la perspective sur un personnage féminin qui se tenait debout dans la salle de bains. Elle était parfaitement immobile. Elle se tenait juste là, les bras ballants, le long du corps, à fixer le miroir au-dessus du lavabo. Mike cliqua sur elle. Un certain nombre de consignes s'inscrivit sur le côté droit. Il sélectionna "se coiffer". Aussitôt, le personnage se mit en mouvement, ouvrit la porte du placard et éxécuta la commande avec application.
Mike eut un rire nerveux. Ses mains s'étaient instinctivement éloignées du clavier. Il ne pouvait détacher ses yeux de l'écran ni de ce personnage qui brossait méthodiquement ses petits cheveux courts. Il était déconcertant de contempler ce visage familier, transformé par une image de synthèse et colorié de teintes artificielles !
Comme une automate, Danielle se brossa ainsi les cheveux pendant plus de dix minutes. Mike, ensorcelé par le mouvement de va-et-vient régulier, fut incapable de faire autre chose que de l'observer pendant ce laps de temps. Ayant compris qu'elle ne cesserait pas d'elle-même, il cliqua une nouvelle fois sur l'avatar. Il découvrit qu'il pouvait programmer plusieurs combinaisons d'actions, sans véritable limite de nombre. Il programma donc Danielle pour préparer le repas, puis regarder la télévision jusqu'à ce que son mari rentre. À l'arrivée de ce dernier, elle se leva et l'embrassa passionnément, chaque geste ayant été ordonné par Mike. Il perdit la notion du temps et plusieurs heures s'écoulèrent.
Alors que son mari achevait de servir le dîner, Danielle, au milieu du salon, se mit à piétiner sur place, sans raison apparente. Mike fronça les sourcils sans comprendre. Elle devint aussitôt écarlate et une flaque apparut à ses pieds.
En cliquant sur un bouton en forme de point d'interrogation clignotant, différentes jauges apparurent en bas de l'écran. Il n'y avait pas prêté attenton jusqu'ici. Elles présentaient les besoins du personnage et à chaque action, se remplissaient ou se vidaient en conséquence. Il eut un sentiment d'inquiétude en voyant que plusieurs barres étaient au rouge. Il avait bêtement oublié de vérifier les statuts du personnage.
Mike déploya le menu intitulé "sécurité". Tout ce qui concernait le personnage était indiqué par des graphiques colorés. Celui de Danielle indiquant ses besoins intimes était dans le rouge clignotant. Le diagramme de son hygiène, de son humeur et de son moral dégringola immédiatement dans une teinte similaire, tandis que s'équilibrait celui des besoins intimes.
Revenant à l'écran de contrôle, il découvrit Danielle à genoux par terre, dans la flaque d'urine, le visage dans les mains, en train de pleurer.
- Quel noob ! Je fais n'importe quoi, ronchonna Mike,
Malgré son apparente désinvolture, un désagréable sentiment de culpabilité s'installait dans un coin de sa tete, alors qu'il regardait le visage déformé de Danielle 3D. Il programma donc Paul, le gentil époux, pour réconforter sa femme et faire remonter son moral et son social dans un vert acceptable. Il clôtura la session en les conduisant au lit en deux clics efficaces.
Mike coupa le jeu. Un désir de déconnexion, pour ne pas dire de fuite, le poussa à tout éteindre, même l'ordinateur. Il demeura de longues minutes à fixer l'écran noir du moniteur, oscillant entre incrédulité et stupéfaction.
- Ça peut pas être réel... souffla-t-il dans la pénombre.
Les yeux écarquillés face au vide, une empreinte rétinienne rejouait en boucle les dernières scènes. Il respirait avec peine.
Lentement, il articula :
- Mais, si c'est pas des conneries... est ce que les "vrais" ressentent les mêmes choses ?
Cette simple pensée lui glaça le sang.
*
Le soleil brillait sur le campus et tout était tranquille. Suivant leur emploi du temps, les étudiants circulaient entre les bâtiments de l'université, discutaient, riaient... Tout semblait terriblement normal...
Consterné, Mickäel observait les allers et venus de ces êtres vivants, avec en arrière pensée, un décor tridimensionelle aux couleurs criardes. Il s'attendait à voir apparaitre autour de ses camarades, des bulles d'actions à sélectionner. Son stylo suspendu au dessus du carnet reprit sa course folle :
« ... J'ai toujours rêvé que notre monde ne soit que la face cachée d'un univers mystérieux. Aujourd'hui, j'en viens à regretter mes souhaits... Je ne parviens pas à oublier. Je ne parviens pas à me convaincre que ce soit faux. Et si tout ce que je crois s'avère exact, c'est l'existence même qui perd tout sens. La réalité ; qu'est ce que ça veut encore dire ? J'ai tellement voulu la fuir et aujourd'hui, j'ai peur. Est ce que je suis simplement en train de devenir fou ?... Comment est-ce que je peux encore accorder le moindre crédit à ce que je vois ? Léo a-t-il réalisé l'ampleur de qu'il m'a fait confié ?... »
Léo, sans bruit, avait pris place à côté de lui. Il lisait à mesure que les mots apparaissaient. Sentant le regard au dessus de son épaule, Mike referma son carnet et lentement, leva les yeux vers son ami. Blême, il dit d'une voix hésitante :
— Tu crois que c'est vrai ?
— Mike... souffla Léo en le dévisageant, une moue étrange tordant ses traits.
Il ne put que secouer la tête, dans l'attente désespérée que son ami le rassurerait sur la mauvaise blague qu'il était en train de lui faire.
Léo prit son souffle et ajouta : « Putain de merde ! Qu'est-ce que t'as fichu ?.... »
Il baissa la tête, les dents serrés, le regard vers ses pieds immobiles. Mike prit la question de plein fouet ; il s'attendait à tout, sauf à un reproche. Il fronça les sourcils, interrogateur, mais n'osa rien dire. Le corps de Léo oscillait d'avant en arrière d'un mouvement imperceptible, mais inquiétant. En réalité, il réfléchissait. Il cherchait en lui le courage de continuer à parler.
« Je croyais que je pouvais te faire confiance, Mike ! » lâcha t-il de nouveau, visiblement très ébranlé.
— Quoi ?.... Que veux-tu dire ? s'enquit son ami, feignant sans mal l'incompréhension.
Bien que la réaction de Léo le laissait perplexe, les souvenirs de la veille le hantaient. Il préféra pour le moment ne pas y voir de lien avec "l'incident" de Danielle, espérant encore naïvement que ça ne se soit déroulé que dans le jeu.
— Hier soir, je... je ne suis pas rentré chez moi...
Léo leva le visage et dévoila un regard misérable. Mike déglutit, ravalant le malaise que ça lui provoqua.
C'est de la connerie. Rien que de la connerie. Il se fout de moi.
— Et depuis quand, ça pose un problème, Léo le bourreau des cœurs, que tu découches ? opposa Mike, ironisant sans conviction.
Dédramatiser ce qui est en train de se passer. Le pousser à dire la vérité.
— Allez, je crois que tu es en âge de faire ce que tu veux de... (il hésita, perdant l'élan même de sa plaisanterie) ton corps !...
Il chercha à retrouver contenance, en dépit du choix maladroit de ses mots et de l'air perdu de son ami, littéralement transfiguré. Il baissa légèrement le nez et ajouta plus bas, sans parvenir à dissimuler son inquiétude : « Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu as fait quoi ?... »
Un silence interminable suivit sa question.
Brusquement, toute l'expression faciale de Léo se mua en une grimace mêlant panique et horreur. Ses yeux traduisaient un sentiment d'effarement qu'il n'avait jamais vu chez qui que ce soit.
— Je ne sais pas, Mike... je ne sais pas... putain. Je n'ai pas LA MOINDRE IDEE de ce que j'ai pu foutre de toute la nuit ! C'est le trou noir... enfin, pas vraiment... je me souviens de...
Il se mordit la lèvre et posa ses mains fermées sur ses tempes en secouant la tête.
— Hey... C'est pas grave... rassura Mike en posant une main amicale sur le bras de son ami. Tu as du boire un verre de trop et t'endormir dans un coin. Léo, ça t'est déjà arrivé...
— Non, Mike, tu ne comprends pas, trancha t-il en croisant de nouveau son regard. Son corps s'immobilisa et il poursuivit : Ce n'est pas ça... D'ailleurs, je n'ai pas bu. Pas une goutte. Ni rien fait d'autre d'ailleurs. Je n'ai rien fait. Rien, rien. Et pendant que je ne faisais rien, je ne sais pas où j'étais. Je restais debout, sans faire le moindre mouvement. Merde ! Tu ne comprends pas ! Je regardais un putain de papier peint de merde ! C'est tout ! J'ai même pas du dormir ! Je suis resté planté là, devant de ce papier peint, sans bouger, dans une baraque que je ne connaissais pas ! Toute la nuit...
Léo s'agrippa aux bras de son ami et s'effondra en gémissant : « Aide-moi, je t'en supplie... Je ne sais pas ce qui se passe, je flippe... »
Mike observait ce visage déchiré par la peur, un visage qu'il avait tant de mal à reconnaître.
— Ce... ce matin, ajouta-t-il en bafouillant. Mon père... Mon père, répéta-t-il en riant nerveusement, m'a téléphoné... Ma mère, hier... (Un nouveau rire retentit, de plus en plus frénétique) Elle s'est pissée dessus au milieu du salon ! Après, elle s'est mise à chialer, assise dans sa pisse... Tu te rends compte de ça ?
Cette fois, le rire éclata pour de bon, entrecoupé de sanglots. Léo dissimula son visage.
— Elle s'est pissée dessus ! Et moi, j'ai maté un papier peint toute la nuit, putain !
Plongeant dans une sorte de reviviscence de l'événement, sa voix s'accorda sur un ton monocorde et la phrase se répéta en boucle, comme un disque rayé, s'interrompant par moment, pour lâcher un rire hystérique.
Dans un hoquet, il fit le silence et tourna ses yeux vers son ami. D'un ton froid, il lança :
— Mec, je te faisais confiance.
Mike était paralysé.
Aucun mouvement, aucune parole n'étaient possible. Il ne pouvait pas soutenir le regard accablant de reproches de Léo. Pas plus qu'il ne pouvait soulager son corps qui se balançait fiévreusement sous le stress. Tout autant, il était incapable de détourner les yeux, prisonnier de cette vision angoissante et de ce qu'elle lui confirmait. Il n'aurait pas pu trouver de réconfort non plus vers les autres étudiants qui passaient. Il souhaitait juste fermer les yeux et fuir son propre corps et la vérité de ce monde factice.
Soudain, une question l'assaillit : comment Léo avait-il réussi à se libérer du papier peint pour venir jusqu'ici ? Il se demanda ensuite qui avait dit à tous ces étudiants de venir jusqu'à la fac ce matin... jusqu'où cela allait-il ? Quel était le degré d'autonomie ? Finalement, ça ne pouvait pas tous les concerner !
Dans une maladroite tentative, Mickaël leva sa main au-dessus de l'épaule de Léo, sans toutefois oser le toucher. Totalement désemparé et d'aucun secours pour son ami, il préféra se lever et partir.
Il marcha pendant des heures sans réaliser où il allait, le cerveau complètement court-circuité. Il ne pensait à rien et en même temps, toutes ses pensées se mélangeaient. Impossible d'accepter. Et pourtant, il commençait à envisager la portée du cauchemar. Il pressentait ce que cela impliquait.
« Je suis responsable... c'est moi... se répétait-il sans cesse. J'ai laissé tomber Léo... Je ne me suis pas occupé de lui... c'est ça... Mais comment je peux réussir à tous les gérer ?... »
— Si c'est vraiment à moi de faire ça... souffla-t-il. Il faut que je sois sûr.
Il accéléra le pas pour rejoindre la maison familiale. Il franchit le seuil en trombe, fit claquer la porte derrière lui et grimpa l'escalier quatre à quatre. lI ne chercha pas sa mère, même s'il ne l'avait vue depuis plusieurs jours. .
Le grésillement de l'ordinateur couvrit le silence de la chambre. Assis, ses doigts se soulevèrent au dessus du clavier, sans parvenir à calmer leur tremblement. Il passa nerveusement une main dans ses cheveux.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
Environnement demandé : Pennsylvannie
- Famille existante ? Oui
Accéder à la liste des occurences existantes ?
— Putain d'écran bleu !
Mike retint un geste en direction de la machine et se focalisa sur le logo en 3D qui tournait. Il tapotait fébrilement sur le rebord du bureau.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
- Programme de listing des existants achevé
12,81 millions occurrences trouvées.
...
« Sélectionner une famille ? »
La mâchoire de Mike se relâcha, laissant ses lèvres s'ouvrir. Tout son buste s'affaissa jusqu'à ce que ses coudes trouvent contact avec le bureau. Il déglutit, plusieurs fois, relisant le chiffre irréel... et qui pourtant lui rappelait vaguement les recensements appris en cours d'économie . Ses doigts attrapèrent lentement la souris et il cliqua encore une fois, puis deux, puis trois... Ohio : 11.66 million. Virginie : 8,4 millions. Kentucky : 4,4 millions.
Des millions et des millions d'êtres....
Il baissa la tête et enfouit ses doigts dans ses cheveux, tenant son crâne à deux mains, yeux clos et il se mit à pleurer en silence.
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