Chapitre 5 - Le fardeau
La responsabilité inhérente à ce pouvoir l'avait privé de sommeil la nuit entière. Il songeait à Léo, il songeait à Danielle, il songeait à ses voisins et à tous ces êtres qui gravitaient autour de lui, inconscients des fils qui les reliaient au programme comme de simples marionnettes. Le poids de cette charge se ressentait physiquement. Il demeurait avachi dans son fauteuil à roulettes, les épaules voûtées. Son regard se perdait dans l'infinité de choix à faire. Figé, il n'osait penser aux conséquences d'une mauvaise décision. Le timbre angoissé de Léo tournait en boucle dans son esprit : « Il faut toujours que quelqu'un prenne soin d'eux... Je suis incapable de m'en occuper, je suis désolé. Tu comprendras bientôt...Tu comprendras bientôt... »
A présent, il commençait à prendre la pleine mesure de ses propos et soudain, une bouffée d'angoisse l'étreignit. Il chercha de l'air et bascula la tête en arrière. Les yeux clos, il compta à rebours, comme le psy le lui avait appris à la suite de l'accident avec Alix.
En abaissant la tête, ses yeux s'emplirent de larmes et renvoyèrent une résignation désespérée.
« Je n'ai pas le choix. »
Il visualisa de nouveau la pauvre Danielle au milieu de sa flaque, en se demandant jusqu'où cette dépendance pouvait aller. Au fond, étaient-ils même capables de la moindre autonomie ? Est ce que ce programme était l'unique source d'équilibre qui berçait le monde ? Si personne n'en portait le fardeau, tout était voué au chaos ? En toute logique, quelqu'un avait du avoir la lourde charge de d'animer ces pauvres hères, sans quoi ils se seraient laissés dépérir... en contemplant un papier peint.
Ce souvenir le fit frémir et il crispa les doigts.
Instinctivement, son index vint appuyer sur le bouton « power » de la tour et le bureau de l'ordinateur s'alluma en quelques secondes. Il n'y avait aucun raccourci pour lancer le programme, il fallait lancer le bios pour un démarrage manuel. L'écran bleu, devenu presque familier, apparut, les logos puis les protocoles de sécurité s'énoncèrent ; réticulation des émotions courantes, calibrage des protocoles sociaux, équilibrage des données physiologiques...
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
Environnement demandé ?
Il opta d'abord pour les environs directs et sélectionna les quartiers autour de l'université. Il pénétra dans chacune des « familles », sélectionna les personnages un à un et après une étude rapide des besoins en cours et des projets de vie, il programma des séries d'actions aussi longues qu'il pût, essayant de tout anticiper. Balayant un périmètre de 10 kilomètres autour de la fac, il traita les tâches de 1538 entités. Le travail en lui-même ne demandait pas tant d'effort que ça, c'était la multiplicité et le souci de ne rien oublier qui lui vrillait véritablement les neurones. Il s'étira en faisant craquer sa nuque et ses épaules.
Il avait besoin de marcher un peu. Il se leva et fit quelques pas, jeta un regard distrait vers la fenêtre dont les volets étaient toujours clos et fut surpris de constater qu'il faisait nuit.
Avait-il passé toute la journée à ça ?
Incrédule, il saisit son portable qui trainait sur le lit et le ralluma.
Il était presque minuit, alors qu'il s'était calé derrière son bureau dans la matinée.
« Sérieusement ? » blêmit t-il, en tournant les yeux vers l'ordinateur.
Confirmant l'invraisemblable, son estomac se tordit douloureusement et émit un grognement plaintif. Là, son cerveau se mit réellement à bouillonner. C'était ingérable. Il lui fallait trouver une solution... mettre le temps en pause ou à défaut, trouver une centaine d'assistants capables de le seconder. Instinctivement, il composa le numéro de Léo, comme souvent quand il se trouvait face à une difficulté, son ami ayant toujours été un soutien indéfectible. Mais les choses étaient différentes aujourd'hui et il hésita au moment d'appuyer sur l'icône du téléphone vert.
« Ouais ? lança une voix endormie.
— Léo ? C'est moi, mon pote... Désolé de te réveiller.
— Mike...
Le ton de sa voix n'avait rien d'accueillant.
— Léo, il faut que tu m'aides...
— Non. Je t'ai déjà dit que je ne pouvais pas m'occuper de ça, coupa t-il sans ménagement.
— Attends. Je ne te demande pas de gérer le truc... J'ai juste besoin de tes connaissances. Ecoute, tu as déjà bidouillé des programmes par le passé ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ? questionna t-il.
— Dans tout jeu, il y a un moyen de contourner le système, non ?
Il y eut un bref silence. Mike espérait juste que l'autonomie de son ami n'aurait aucune faille.
— Un code de triche, c'est ce que tu veux ?
— Quelque chose comme ça, oui.
(soupir) — Evidemment, c'est toujours plus au moins possible, selon la complexité du code source. Mais il y a toujours des mécanismes habituels... (il sembla attraper quelque chose en grognant et tourna quelques pages). Tu as de quoi noter ?
— Euh... oui, oui...
Mike saisit une feuille froissée qui trainait et griffonna dessus.
— Ctrl-Maj-C. Ça devrait t'ouvrir une barre de codes. Après, c'est selon ce que tu veux faire exactement... et du langage de programmation utilisé. Tu veux faire quoi au juste ?
— Hmm. Je ne sais pas exactement... Stopper le temps ?
— Tu déconnes ?
— Léo, vous êtes trop nombreux... Tu ne te rends pas...
Léo retint son souffle à l'autre bout du fil. Si, il se rendait bien compte. Il faisait partie intégrante de toute cette mascarade et il avait horreur de se souvenir de son statut de pion. Il souffla bruyamment par le nez.
— Cs/script : TIMERFREEZE, dit-il simplement.
Mike s'empressa de noter. Léo lui dicta encore plusieurs lignes puis conclut :
— Le jeu devrait être en pause au moment où tu appuieras sur ENTER. Ça devrait te laisser le temps de faire... ce que tu as à faire.
— Merci, Léo.
Il voulut ajouter quelque chose dans le genre « Je vais bien m'occuper de vous, t'inquiète pas » mais il se ravisa, mal à l'aise. Il raccrocha sans rien ajouter d'autres.
A défaut de pouvoir avoir plus de temps réel pour effectuer la multitude de tâches, il pourrait s'assurer qu'il n'arrive rien aux... Niamuh, le temps qu'il organise tout. Il lança le code, tel que le lui avait expliqué Léo et, avec une facilité déconcertante, ça fonctionna. Les personnages se stoppèrent dans leurs actions, comme s'il avait simplement appuyé sur le bouton « pause ».
Poussant un soupir de soulagement, il reprit la répartition des actions avec discipline.
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