Chapitre 6 - Freeze
Quand il relâcha son attention, ses doigts et son poignet étaient douloureusement ankylosés, une tendinite menaçant d’apparaitre et son cou était contracté. Il Il croisa son reflet dans la vitre de la fenêtre ; il lui renvoya un visage au regard cerné, aux yeux injectés de sang.
Inutile de se torturer plus que de raison, il fallait qu’il mange un peu.
Il avait épuisé les quelques réserves faites dans sa chambre ; paquets de gâteaux fourrés au chocolat, soda, biscuits secs et pâtes de fruit jonchaient le sol ou remplissaient la poubelle. Ils lui avaient permis de repousser au maximum le moment où il devrait déconnecter pour besoin primaire.
Il rejoignit le palier d’une démarche de vieillard, quittant le noir de sa chambre où seule la lueur spectrale de l’ordinateur brillait. Choqué, il ferma les yeux sous l’aveuglante lumière du jour. Il se protégea d’une main, frotta ses paupières et descendit l’escalier en se tenant à la rampe. Il avait arrêté de compter les personnages et les missions attribuées mais également, le temps qui s’écoulait dans le monde réel. Compter le déprimait.
Il ouvrit la porte du frigo et eut aussitôt un mouvement de recul.
Une odeur nauséabonde lui sauta aux narines, mélange de chou farci, de chaussettes de sport et de fromage qui lui glissa directement e.
« C’est quoi ça…?! » s’exclama-t-il en balayant l’air devant son nez dans un geste inutile.
Puis il comprit.
Les tomates étaient complètement pourries et se liquéfiaient dans un jus marron. La brique de lait ouverte dégageait une odeur rance insupportable. Les Tupperware clos semblaient renfermer une micro-vie organique mouvante. Les viandes au travers des plastiques arboraient une teinte bleue verdâtre douteuse.
Il fronça les sourcils et vérifia aussitôt les prises électriques. Réflexe stupide puisque la loupiote du réfrigérateur s’était allumée à l’ouverture.
« Maman ! cria t-il, perplexe. Il y a un souci avec le frigo, je crois ! »
Pas de réponse.
Il referma la porte, perturbé. En passant devant le four, il jeta un œil sur l’heure.
11h54.
Etrange, à cette heure-là, sa mère s'attelait aux fourneaux, une de ses dernières motivations à quitter le canapé.
« Maman ? » s’enquit-il une nouvelle fois en traversant le couloir d’entrée.
L’inquiétude commençait à l’envahir. Il s’efforça de respirer calmement tout en tendant l’oreille. Il n’avait jusqu’ici pas pris conscience de l’intensité du silence qui régnait. Il y avait bien le grésillement des appareils ménagers et le tic-tac lointain de la pendule de la salle de bains, mais il semblait être le seul habitant de cette habitation.
Ce n’était pas que sa maison qui semblait déserte. En se concentrant, il réalisa qu’il ne percevait absolument aucun ronronnement de moteur, aucun klaxon, aucune voix, aucun chant d’oiseau… rien. L’inquiétude se changea en une angoisse qui lui serra le cœur.
« Maman ! » hurla t-il, le son de sa voix le faisant presque sursauter.
Sans s’en rendre compte, il s’était mis à courir, arpentant chaque pièce avec fébrilité avant de passer à la suivante. La chambre de sa mère était fermée. Il hésita une brève seconde, la main au-dessus de la poignée puis ouvrit d’un coup le battant.
Les rideaux étaient ouverts, le linge plié sur le lit, la télévision fonctionnait en sourdine dans un coin. Sa mère était là, tournée face à l’armoire ouverte, une pile de vêtements tombée par terre à ses pieds. L’immobilité qu’elle revêtait le fit frémir mais il s’approcha, la main tendue. Il ne voyait que sa chevelure auburn, la coupe courte qu’elle affectionnait tant, relevée en une petite couette à la base de la nuque. Il voulut l’appeler encore mais sa voix se brisa dans sa gorge, tétanisée par ce silence étouffant. Seul son souffle rythmait le temps.
Il posa sa main sur l’épaule mais elle ne réagit pas.
Il déglutit, crispé et la contourna.
Elle affichait un visage calme, ses grands yeux gris ouverts, comme absorbée par l’observation approfondie d’un événement spectaculaire se déroulant dans sa penderie. Aucune expression ne se dessinait, un stoïcisme parfait à l’instar d’une statue de cire. Elle semblait pourtant respirer mais elle n’eut aucune réaction quand Mike se plaça devant elle, obstruant son champ de vision. Maitrisant la panique qui le gagnait, il tourna les yeux vers la commode.
Un réveil électronique à cadran digital luisait.
Mike manqua de tomber et arrondit les yeux.
« Mercredi ? s’étouffa t-il. Non, ce n’est pas possible ! »
Presque une semaine.
« C’est quoi ce bordel ? »
Son esprit tenta de reconnecter les bribes de souvenirs de ces derniers jours… jours qui étaient encore pour lui des heures, il y a quelques secondes. Manger, programmer, boire, programmer, changer de quartier, boire, se soulager dans le wc d’appoint de sa salle d’eau, programmer encore… Il n’arrivait pas à y croire. Six jours. Six putain de jours.
Lentement, son regard se tourna vers la télévision branchée sur la chaine des informations locales.
Un bandeau rouge fixe précisait en dessous de l’image : « Fell’s Point, festival d’automne – Plus de 8000 personnes attendues ».
Une caméra renvoyait une vision surréaliste : une foule de personnes était figée dans la rue, des feuilles mortes recouvrant têtes et épaules. Des enfants étaient perchés sur des jeux, pétrifiés dans des positions parfois incongrues. Des jeunes semblaient attendre en plein milieu un ballon qui n'arriverai jamais. Une grande roue dans le fond tournait lentement, des gens inertes, assis dedans… depuis combien de temps ?
Mike fut soudain victime d'une violente nausée et il se soulagea dans un panier de linge propre au sol.
Il se laissa tomber sur le lit et les vêtements impeccablement pliés s’écroulèrent sous son poids.
Après plusieurs minutes à fixer l’écran et et l'image de ce boulevard bondé, où le temps avait suspendu sa course, il se leva brusquement.
« Freeze ! » s’écria t-il comme un dément.
Et il s’élança au premier.
Devant l’ordinateur, il appuya sur trois boutons du clavier et annula le code « triche » qu’il avait engagé.
« Merde… » souffla t-il en se laissant retomber dans sa chaise.
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