Chapitre 12 Evie

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Je ne trouve pas le sommeil bien qu’il soit quatre heures du matin.

La déflagration qui a succédé à l’explosion de la grenade tourne en boucle dans mon cerveau, suivi des images du chaos qui en a résulté. Je finis par m’endormir dans un cauchemar de scènes de guerre où les gens meurent autour de moi, tandis que l’ombre de Ludovic se profile à mes côtés, immense, musclée, et armée, sans que je sache si sa présence me rassure ou me fait peur.

Avant même d’ouvrir les yeux, ces scènes s’imposent à mon esprit, je me redresse en sursaut dans mon lit. À travers les volets de ma chambre, une pâle lueur émerge. Je regarde mon réveil et constate qu’il est huit heures et demie. Je bondis de ma couche et file vers la douche, trop consciente des événements douloureux de la veille, terrassée par la violence de ce qui est arrivé, terrorisée à l’idée que cela puisse se reproduire, et consternée par la souffrance qui s’est abattue sur la population de ce petit village montagnard.

Je laisse couler le jet brûlant quelques minutes, m’obligeant à me concentrer sur le présent, histoire d’avoir quelques minutes de répit avant de replonger dans le cauchemar de la réalité. Puis je me lave à toute vitesse, puis sors. Je m’habille aussi vite que je peux d’un jean et d’un pull bleu marine confortable, et me fais une queue de cheval. Je file à la cuisine, m’inquiétant d’être la dernière à me lever, redoutant que l’état des personnes ramenées au dispensaire n’ait empiré. Randy est attablé devant une tasse de café noir, le visage pâle et sérieux. Il hoche la tête pour me saluer, attend que je me sois servi un mug pour me parler.

— Bonjour, me dit-il. Comment vas-tu ?

Je ressens un élan de reconnaissance pour sa question simple. Il a été blessé, mais se préoccupe d’abord de savoir si je me porte bien. Randy a une voix posée, il est toujours courtois, ce que j’apprécie énormément, surtout ce matin alors que mon cœur s’emballe. Je suis en confiance avec lui. Il est beau garçon, amical, et connaît bien son travail.

— Salut, je réponds en me forçant à faire un pauvre sourire. Je suis heureuse d’être en vie, et terrifiée.

J’ai les muscles endoloris, comme si un camion m’avait roulé dessus. Ma tête est lourde et vaseuse. Pas question de lui avouer cela alors qu’il doit pâtir bien plus que moi.

— Et toi, comment te sens-tu ? je demande. Ta blessure te fait souffrir ?

— J’ai un peu mal, mais pas trop, car j’ai pris un analgésique. C’est le privilège d’être docteur, je peux me prescrire ce que je veux. Cela dit, je suis également sous le choc.

J’apprécie le ton léger de Randy, alors qu’il a de bonnes raisons de se plaindre. Il a vécu un accident d’hélicoptère et un attentat en une semaine. Il a du cran, mon admiration pour lui augmente. Je lui souris en retour, pour lui montrer que je compatis.

— As-tu vu Alan et Charlotte ? je demande.

— Ils sont avec nos patients, tu peux prendre ton temps pour déjeuner. Ludovic est passé, il reviendra tout à l’heure pour nous donner des précisions sur la garde du dispensaire. Il dit qu’il vaudrait mieux que nous soyons accompagnés pendant nos tournées dans les fermes, et va venir en discuter avec nous.

Je hoche la tête et me plonge dans mes pensées, comme si mon cerveau essayait de prévoir et de gérer tout ce qui va dorénavant changer dans notre vie, maintenant que la menace d’un autre attentat est une réalité avec laquelle il va falloir vivre.

Je n’ai pas faim, et apparemment Randy non plus. La nuit a été courte. Le manque de sommeil additionné au massacre est en cause. Nous buvons tous deux nos breuvages en silence. Mon esprit tourne à toute allure, encore sous adrénaline. Je me lève pour me rendre à l’infirmerie.

Trois personnes sont alitées. Une femme d’une trentaine d’années est atteinte d’une plaie de quinze centimètres à la cuisse. C’est Alan qui a fait les sutures hier soir. Ses paupières sont ouvertes, mais son regard fixe un point non défini, devant elle. Je m’approche.

— Bonjour.

Elle ne réagit pas. Elle est éveillée, mais n’est pas présente. Je saisis sa main dans la mienne, tâchant de lui apporter de l’apaisement.

— Vous êtes en sécurité, lui dis-je, pour essayer de la réconforter un peu, même si elle ne peut pas comprendre mes mots.

Les deux hommes sont endormis, ou inconscients. Le plus vieux a un bandage qui lui ceint le front, et un autre autour du torse. Randy a dû lui ôter de multiples morceaux de métal transfixiants qui lui ont sectionné la chair et quelques veines. Il a eu de la chance que ce ne soit pas une artère ou de l’os. Le plus jeune a une plaie sur le ventre. Un éclat d’acier a atteint sa fourchette, laquelle a ricoché dans son abdomen. La lésion est suturée.

Charlotte arrive du bureau où elle se trouvait avec Alan. Son visage est pâle, ses mains tremblent. Je la prends dans mes bras pour la tenir contre moi.

— C’est un cauchemar, murmure-t-elle.

Je la serre plus fort.

— Vont-ils s’en sortir ? je la questionne.

— D’après Alan, ils sont hors de danger. Nous allons les garder ici le temps que les plaies se guérissent, pour être sûrs qu’il n’y ait pas d’infection.

Je l’aide à ranger le matériel et à préparer les traitements médicamenteux pour changer les perfusions. Heureusement que Randy est urgentiste, il a pu opérer sur place.

Nous regagnons ensuite la cuisine où se trouve toujours Randy.

— Comment vont les blessés ? lui demande Randy.

— Ils vont s’en sortir, répond Charlotte. Elle me regarde, m’adresse un petit sourire et s’assoit lourdement à côté de moi, en soupirant.

— Qu’est-ce que vous pensez de notre mission ici, dans le Haut Svanéti ? Doit-on la remettre en cause ? nous questionne-t-elle, à ma grande surprise.

— Pourquoi cette question ? je lui demande.

C’est évident que les habitants ont encore plus besoin de nous après ce qui vient de se passer. Le visage de Randy s’assombrit, il me répond :

— Notre objectif consiste à noter toutes les interventions thérapeutiques entreprises pour le compte de l’État géorgien, comme tu le sais déjà. Dans deux ans, la Géorgie aura formé le personnel requis et installera un centre médical, en proportion des actes nécessaires à la population.

Tandis qu’il reprécise le pourquoi de notre présence, je comprends où il désire en venir.

— Je vois ce que tu veux dire, je l’interromps. Nos soins de cette nuit sont d’une nature exceptionnelle, non ?

— Mm-mm, ce n’est pas la seule raison, reprend Charlotte. Alan est en train de parler avec le directeur de Terre et Humanité. Il lui explique ce qui s’est produit ici. Alan pense qu’on risque d’être rapatriés, car aucun d’entre nous n’a d’expérience sur un pays en guerre. Or les événements de cette nuit prouvent que la mission est devenue dangereuse.

— Mais nous avons Ludovic Staveski et ses gardes pour nous protéger, je proteste, inquiète à l’idée que nous puissions repartir.

Je suis venue dans le but de pratiquer mon métier et de le conjuguer avec mes passions pour les sports extrêmes. Cet attentat doit-il tout remettre en question ? Cette idée m’horripile. Et puis, je ne suis pas prête à partir d’ici pour une autre raison. J’aurais l’impression d’abandonner la population d’Ouchgouli. De plus, Ludovic me trouble sans que je ne puisse me l’expliquer, et j’aimerais avoir le temps d’analyser cela avant de plier bagage pour rentrer en France.

Alan arrive à son tour. Comme nous tous, il a l’air épuisé, mais reste debout pour nous annoncer le résultat de sa conversation avec le chef de notre mission.

— Nous sommes en sursis, déclare-t-il. On nous maintient en poste, mais le directeur contacte l’armée pour évaluer le danger.

— C’est injuste pour la population si nous devons rentrer, j’argumente, comme si Alan était le seul décisionnaire.

— Nous allons peut-être mourir ici, Evie. Cela compte aussi, me sermonne Alan d’un ton sec.

Je reste interdite. Bien sûr, il a raison. Peut-être l’un d’entre nous pourrait ne jamais repartir vivant de ce pays. Hier soir, Alan et Randy auraient pu être touchés plus gravement, il s’en est fallu de peu. Je désire servir dans une zone de guerre dès que j’aurais plus d’expérience. Mais qu’en est-il de mes coéquipiers ? Je les observe tour à tour, en espérant déceler leurs intentions, sans oser demander si l’un d’entre nous envisage de s’en retourner en France.

Alan et Charlotte se tiennent la main, ils communiquent sans paroles avec un air complice que je leur connais bien. Charlotte est une femme simple et déterminée. Elle n’est pas du genre à abandonner facilement. Mais est-elle capable de vivre sous la menace permanente d’un attentat ?

— Hum, toussote Randy pour rompre l’échange de regards entre le couple. Que pensez-vous de la situation, vous deux ? Voulez-vous rester ou repartir ?

Le visage de Charlotte passe d’une expression rêveuse à un air décidé. Je devine sa réponse juste avant qu’elle ne la formule.

— Pas question de lâcher le terrain, bien sûr. Evie a raison, nous ne sommes pas venus ici pour tout quitter alors qu’on a vraiment besoin de nous. De toute façon, la menace d’attentat est présente en France aussi, et si Staveski nous fournit une garde rapprochée, on devrait pouvoir faire face. Et toi, Randy, qu’en penses-tu ?

— Comme vous deux, Charlotte. Il y a des attaques terroristes dans le monde entier, et je ne me suis pas engagé dans l’ONG pour avoir une vie tranquille !

— Pas question d’abandonner alors, je conclus, tandis que tous les regards se sont tournés vers moi.

Charlotte ouvre les volets de la cuisine pour que nous puissions y voir plus clair. La journée s’annonce grise et brumeuse, le brouillard se déploie dans la vallée. Le mauvais temps ajoute à l’oppression que je ressens, car n’importe qui peut se camoufler dans ce voile opaque et nous assaillir. Je devine que je suis en plein choc traumatique, je ne suis évidemment pas la seule, au vu de l’expression angoissée de Charlotte. Les deux toubibs affichent un masque impassible. C’est leur travail de savoir dissimuler leurs sentiments. Cependant leurs figures sont fatiguées et contractées, leur teint est tout aussi pâle que celui de charlotte et le mien.

Des coups sont frappés à la porte d’entrée, cela me fait sursauter. C’est Ludovic qui arrive, avec Elisso. Randy sert du café aux nouveaux venus, et nous nous dirigeons vers le salon, plus grand, pour un débriefing. Ludovic prend place en bout de table, tout comme Alan. Charlotte s’installe à côté de son mari, Randy lui fait face. Elisso et moi venons compléter les sièges vacants.

— Comment allez-vous ? demande Ludovic en nous scrutant à tour de rôle.

Il a les mâchoires contractées, et des cernes noirs sous les yeux. Il n’a pas dû dormir, même si son visage n’exprime aucune émotion. Il doit s’en vouloir de ne pas avoir pu protéger la population, et je ressens un élan de compassion à son égard. Mon cœur se serre à l’idée de l’affreux gâchis de vies humaines.

— Nous sommes vivants, répond prudemment Alan. Quant à savoir si nous allons bien, c’est difficile à dire pour le moment.

— Avez-vous des nouvelles des familles des victimes ? questionne Charlotte.

Le visage de Ludovic s’assombrit davantage.

— J’ai demandé à M. Bjalava, le chef du village, d’informer les familles des victimes décédées, dans le cas où elles n’auraient pas été sur les lieux hier soir. Il doit également prévenir les proches de ceux que vous gardez ici.

Puis Alan réagit, avec un pragmatisme très américain.

— Nous devons organiser les soins des blessés, mais il faudra également prendre en compte le traumatisme psychique de la population. Il y a un risque de décompensation chez une minorité de gens, mais il y a aussi un danger de sidération émotionnelle pathologique pour une majorité de personnes. Je vais prévenir le gouvernement géorgien, je suis déjà en relation avec notre direction.

— Je suis d’accord avec vous, entérine Ludovic. Je m’occupe d’avertir le chef du village.

— Dites-nous si vous pouvez organiser la sécurité du dispensaire et celle des tournées, intervient Charlotte, qui a l’habitude de gérer les questions logistiques.

— Voici comment la garde va se dérouler. Il y aura ici un engagé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Vos visites seront également accompagnées d’un soldat.

— Comment se fait-il que vous puissiez positionner vos forces à notre protection, j’interroge.

— Vous êtes de petits veinards, ironise Staveski. Ni la France ni la Géorgie ne souhaitent que vous serviez d’otage dans la guerre qui se profile !

— Pensez-vous qu’il y aura d’autres attentats ? s’inquiète Randy.

— C’est une possibilité que je n’exclus pas. J’ai demandé à certains civils de se joindre à mes soldats.

— Les villageois vont faire des tours de garde, s’étonne Charlotte. L’armée n’envoie pas de renforts ?

— Non, pas dans l’immédiat. Toutes les unités sont mobilisées sur les points névralgiques, les centres urbains, les aéroports et les ports, les oléoducs, nous informe Ludovic.

Alan s’essuie le front, tandis que Charlotte et moi échangeons un regard tendu.

— Est-ce que l’ONG compte organiser votre évacuation ? questionne Ludovic.

On se dévisage tous les quatre, Charlotte, Alan, Randy et moi. Je sais que cette option n’est pas envisagée par aucun d’entre nous. Nous sommes formés aux conflits, de manière théorique. Cela signifie respecter une certaine neutralité, et toujours faire passer les soins en premier, qu’ils soient ceux de nos ennemis ou ceux de notre camp. Mais ici, ce n’est pas une guerre. En tout cas, pas encore. Une guerre, c’est quand deux armées s’affrontent.

Alan répond pour nous.

— Sauf erreur de ma part, et qu’il le signale si c’est le cas, aucun d’entre nous n’a l’intention de quitter la Géorgie. La prolongation de la mission est en négociation avec la direction. Je ne vous cache pas que le siège émet des réserves quant à la poursuite de notre activité ici. Notre inexpérience du conflit armé est en cause.

C’est mon premier travail, je ne veux pas partir et céder aux terroristes. Pour l’instant, je nage en pleine confusion. Ludovic m’a serré dans ses bras et posé un baiser sur le front. Il faut que je démêle ce que je ressens à propos d’un certain faux romancier qui appartient en réalité aux Forces spéciales. J’ai l’impression d’avoir été trahie par son mensonge sur sa profession, mais sa présence armée à nos côtés me rassure. Je suis antimilitariste, mais ne sais plus que penser de mon idéologie. J’ai besoin de temps pour réfléchir à tout ça.

Quand Ludovic repart, il reste encore à nous organiser pour les soins sur place et la viste des fermes. Charlotte propose que la sœur d’Elisso vienne faire de la traduction ici, tandis qu’Elisso, Charlotte et Alan effectueront la tournée cette semaine.

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