Chapitre 13 Evie
Nina, la sœur d’Elisso, arrive en fin de matinée, chargée du repas du midi. Âgée de dix-huit ans, elle a été à Tbilissi au lycée international et a étudié les langues. Elle parle couramment l’anglais et le français et peut aisément remplacer son frère dans son rôle d’interprète. Nous avons déjà sympathisé, car elle amène souvent les déjeuners avec son âne sanglé d’un panier de pique-niques. Dans sa jolie robe rouge et avec ses longs cheveux bruns attachés en catogan, elle est adorable. Elle est d’accord de travailler au dispensaire le matin comme traductrice, puisque nous avons aussi besoin de ses services au cabinet.
— Merci d’accepter de nous aider, Nina, l’accueille Randy.
— Oui c’est très gentil à vous, je renchéris.
— J’en suis ravie, nous répond-elle. J’aime cuisiner avec Mama, mais venir ici est une opportunité incroyable, pour moi. Vous savez comme c’est difficile de trouver un emploi dans la région. Beaucoup de Géorgiens quittent le pays pour tenter leur chance ailleurs.
— Et vous-même n’avez pas envie d’émigrer ? interroge Randy.
Je lève les yeux au ciel en pensée, car j’espère qu’il n’a pas froissé Nina avec sa question directe. Encore une fois je constate que la franchise des Américains tranche en comparaison du comportement discret et poli des Français. Mais il n’en est rien, elle répond simplement :
— C’est très tentant de partir en France ou aux États-Unis pour se rendre compte de comment les gens vivent ailleurs, mais Mama n’a que nous. Je préférerais trouver un travail sur place, car j’aime résider ici, même si ce n’est pas toujours facile, avec la neige, et maintenant ces terroristes.
— C’est affreux ce qui s’est passé ! je commente, ne sachant comment aborder cet épisode d’horreur.
— C’est terrible, renchérit Nina. Mais les habitants sont forts. Ils ne se laisseront pas faire. Il y a déjà des volontaires pour coopérer avec l’armée. Les quinze hommes valides du village vont se relayer pour garder les entrées et les sorties des hameaux.
— Mais les fermes isolées restent en danger, fait remarquer Randy.
Nina hausse les épaules en signe d’impuissance.
— Les gens ne peuvent pas tous se réfugier ici avec leurs animaux, mais quelques-uns vont tout de même venir, nous apprend-elle.
Nous n’avons rien de plus à ajouter qui peut décrire l’horreur de ce que nous vivons, aussi nous mettons-nous à travailler en silence. Nina se révèle vite utile, car si Randy et moi n’avons pas besoin de traduction en cette fin de matinée, j’entreprends de vider et ranger la caisse de médicaments que Ludovic a sauvés de l’hélicoptère. Nina m’aide en notant sur le répertoire l’inventaire de ce qui est reçu, tandis que je dispose chaque boite à sa place.
— À qui appartenait le dispensaire, avant notre arrivée, je l’interroge.
Nina avoir l’air vaguement gênée par ma question, mais peut-être que j’interprète mal son expression, car elle réfléchit et me renseigne :
— Il me semble qu’il a été à la famille de M. Staveski, avant d’être revendu à la municipalité de Maestia, dont Ouchgouli fait partie.
Je grogne intérieurement. J’avais réussi à ne plus penser à cet homme, mais voilà qu’il revient de façon détournée dans mon esprit.
— Cette ferme était la propriété du vieux Staveski ? je m’étonne.
— Non, je ne crois pas, c’était celle de son arrière-grand-père. Puis elle a appartenu à la sœur du grand-père, qui n’a pas eu d’héritier. À sa mort, elle a été vendue aux autorités.
Encore une fois je perçois l’hésitation de Nina quand elle me répond. Je suppose qu’elle est gênée de révéler des éléments qui ne la concernent pas.
Je n’insiste pas. Je ne veux pas la mettre mal à l’aise.
En une heure nous n’avons pas fini, mais je pourrais continuer une autre fois. Puis je demande à Nina qui va les raccompagner chez eux, elle et son frère. Il y a tout de même quelques trois à quatre kilomètres du hameau du bas à celui du haut. Ce trajet pourrait comporter un risque d’attaque, me semble-t-il. Paradoxalement je ressens de l’irritation à l’idée que nos déplacements puissent être surveillés par les combattants de Ludovic. Nina me rassure, le matin, elle viendra en même temps que l’homme de garde qui prendra la relève de la sentinelle de nuit. L’après-midi, Elisso la raccompagnera avec la protection des deux soldats de faction qui rentreront chez eux. Tout a été bien réfléchi, je cesse de m’inquiéter. Nous préparons la table et mettons à chauffer le déjeuner pour le retour de son frère et de mon équipe.
Pendant le repas, Charlotte nous fait un compte rendu du moral des patients qu’ils ont été visiter.
— Nous avons été rencontrer les blessés et les familles des hommes décédés, explique-t-elle, pour que Randy et moi soyons tenus au courant. Le choc est palpable, mais les gens réagissent avec colère, ce qui est bon signe. Ils sont déterminés et vont se joindre à des battues dans les environs à la recherche d’autres terroristes. Ils vont également participer aux surveillances.
— Nous avons aussi été reçus par le chef, Monsieur Bjalava, complète Alan. Une messe sera tenue demain matin à la chapelle, et nous y sommes conviés, afin d’assister à la réunion qui s’ensuivra. Des informations sur l’institution de la garde du village seront données, puis chacun pourra exprimer ce qu’il ressent sur ce que nous avons vécu lors de cet attentat.
— Très bien, approuve Randy. C’est une bonne façon d’organiser les choses, cette réunion.
— Beaucoup de concertations de la population se passent à l’église, nous éclaire Elisso. Comme la municipalité est loin, à Maestia, c’est le clergé qui a une responsabilité prépondérante.
Comme c’est différent de la France, je pense, en savourant le ragoût de la mère d’Elisso malgré la situation. Chez nous l’église a un rôle subalterne qui ne concerne que la foi de chacun, tandis qu’ici elle est le centre de la vie des hommes et des femmes de ces hautes montagnes.
— Que faites-vous cet après-midi ? questionne Randy.
— Nous finirons la visite des fermes isolées que nous n’avons pu faire ce matin, annonce Alan. Nous devons faire quelques pansements, car il n’y aura pas de tournée en dehors d’Ouchgouli pendant deux jours, puisqu’il y a le conseil, et ensuite c’est Noël, donc férié.
— Et vous deux, qu’allez-vous faire ? demande Charlotte.
Je pense à cette tour de guet, dans le jardin, à dix mètres de l’entrée. Il faudrait voir si nous pouvons l’ouvrir et la remettre en service. De l’extérieur elle a l’air en bon état. J’expose mon idée à l’équipe.
— Bonne idée, Evie. Mais elle est fermée à clé, me fait remarquer Randy.
— Peut-être la clé est-elle parmi toutes celles qui ont été remises à notre arrivée ?
Randy hoche la tête.
— Peut-être.
— En ce qui me concerne, je voudrais chercher la clé de la tour de garde, je déclare.
— C’est une bonne idée, réfléchit Alan. Ce serait bien de savoir dans quel état elle se trouve. Et toi, Randy ?
— Eh bien, tu t’en doutes, de la paperasse à remplir pour tous les actes médicaux accomplis ! répond Randy, avec un faux air triste qui détend l’atmosphère.
Je jette un œil à Charlotte, qui me scrute. C’est Alan qui est à la tête de notre mission, mais aujourd’hui il s’adapte aux événements pour prendre nos avis. Je lui suis reconnaissante qu’il nous laisse cette latitude dans notre organisation, même si techniquement je suis en temps de travail cet après-midi.
Ce premier poste est idéal pour moi, si ce n’est que nous tombons en pleine offensive terroriste. D’un coup cette pensée fait surgir en moi les images de la veille. L’ouverture brutale de la porte, l’homme qui entre en criant, son bras armé d’une grenade brandie. Je refuse cette image.
Charlotte capte ma mine sombre. Elle aussi revit cette effraction dans nos vies. Je lui souris en prenant un air déterminé. Elle hoche la tête. Nous ne nous laisserons pas contaminer par la terreur que ces hommes essaient de nous imposer !
Elle me conseille de ne pas oublier de me reposer, puisque la semaine prochaine mes tournées feront le double, en raison de la multiplicité des gens à soigner. Mais je ne peux pas rester sans rien faire.
Une énergie folle m’habite. Je pourrais parcourir la montagne jusqu’à son sommet, si ce n’est que Marko, posté devant le dispensaire, ne m’y autorisera pas. C’est ma façon de réagir aux événements. Au lieu d’être abattue et anéantie, je me mets en colère et ça me galvanise.
J’ai le sentiment que tout peut basculer d’un instant à l’autre. Je suis au bord de l’implosion. Calme en apparence, mon sang bouillonne et pulse dans mon cœur comme une rythmique techno. En résonance, les paroles d’Eric vibrent dans ma tête : « Ne renonce pas, championne. La vie est trop courte. » Il me faut agir. .
Je viens d’échapper à la mort par deux fois, et j’ai conscience de ne pas être dans mon état normal. Cela fait écho à la promesse qu’Eric et moi avons échangée avant sa disparition.
Alors je me bouge. Je recherche la clé de la tour de garde. Je passe au crible tous les tiroirs de la cuisine, de l’entrée, puis du salon. Je trouve une dizaine de vieilles clés plus ou moins grosses qui pourraient correspondre. Je les mets toutes dans un panier en osier, petit et rond comme l’un de ceux qui servent à ramasser les noisettes.
Je les emporte toutes sous le pâle soleil du dehors et croise le regard réprobateur de Marko, qui monte la garde. Je le salue, d’un signe de tête en le gratifiant d’un « bonjour » dans lequel j’essaie de glisser une note de gaieté, afin de ne pas montrer à quel point sa présence me rappelle l’anormalité de la situation.
Les larmes me viennent, sans que je sache pourquoi. Est-ce parce que Marko répond à peine à mon salut ? Où est-ce parce que je voudrais que ce soit Ludovic à sa place ?
Je me penche sur la vieille serrure et introduis une à une toutes les clés que j’ai, sans qu’aucune n’ouvre la porte. Je rentre, dépitée, sans avoir rien trouvé à dire à Marko qui regarde au loin sans se préoccuper de moi.
Il est déjà trois heures de l’après-midi, je devrais penser à ce que nous allons déclarer aux villageois demain pour les aider à absorber l’attaque. Mais je ne peux pas. C’est au-delà de mes capacités.
Pour reprendre le dessus à la suite du décès d’Eric, je me suis jetée à corps perdu dans les sports extrêmes. Aujourd’hui les événements m’interdisent d’utiliser ce moyen d’évasion.
Je chasse ces pensées obsédantes par une nouvelle idée. Je vais aller regarder dans la cave pour chercher la fameuse clé. Il me semble que j’en ai vu des rouillées suspendues au mur à côté de la porte. Le cellier est notre garde-manger. Situé en contrebas de quelques marches à l’arrière de la ferme, nous y entreposons des pommes et des boites de conserve, ainsi que quelques bouteilles de vin et d’alcool. Ici en montagne, il est plus prudent d’avoir des réserves alimentaires, car le supermarché le plus proche se trouve à plus de cent kilomètres.
Je traverse le couloir de la maison d’un pas décidé, aperçois Randy dans son fauteuil à travers la porte du bureau entrouverte, la tête renversée en arrière, qui laisse échapper un léger ronflement. Je souris pour moi-même, amusée. Il est aussi flegmatique qu’il en a l’air en s’accordant une petite sieste alors que tout le village est sur le pied de guerre. Je l’observe un instant. Il se dégage une force brute de ce mec, démentie par son regard rieur et la douceur de sa voix. Si son physique abrupt est plaisant, son caractère joyeux et optimiste fait de lui un compagnon idéal, qui pourtant ne m’attire en rien.
C’est là toute ma contradiction avec les hommes. Randy est mignon, il est docteur et intégré socialement, il pratique du sport, dont la randonnée en montagne, en point commun avec moi. Mais il ne me tente pas. Ce n’est pas qu’il ne soit pas gentil, au contraire, il est prévenant. Cependant, à bien y réfléchir, je ne pense pas l’attirer non plus. Rien en lui ne montre qu’il me porte une attention particulière. Je crois à l’inverse qu’il aime bien Elisso. Cela explique peut-être pourquoi je ne ressens aucun désir pour lui. Évidemment, l’homme qui m’intrigue est le plus inaccessible et le plus mystérieux. Le plus dangereux, aussi. Pour moi et pour les autres. Ne m’a-t-il pas traitée comme une enfant à plusieurs reprises ? Ne m’a-t-il pas rabrouée plusieurs fois et menacée physiquement ? N’a-t-il pas menti pour gagner notre confiance ? Même s’il est en mission secrète, j’ai du mal à accepter son revirement d’identité. Je me retrouve en conflit avec moi-même, car quand j’analyse la situation, je me rends compte que je suis attirée par un individu en totale contradiction avec mes valeurs humanitaires. De plus je ne sais plus quoi songer de son attitude envers moi. Il semble ne pas m’apprécier, mais il m’a tout de même serré dans ses bras lorsqu’une balle a failli me tuer et m’a déposé un bref baiser sur le front. Était-ce une réaction instinctive de sa part, ou ressent-il quelque chose pour moi ? Quoi qu’il en soit, il n’a rien laissé paraître depuis qui peut me faire penser qu’il me considère autrement qu’une civile entêtée et risque-tout qu’il faut protéger de ses actions irresponsables.
Je m’énerve toute seule avec mes réflexions en boucles, aussi j’abandonne Randy à sa sieste et reprends mon périple dans le couloir de la vieille ferme afin de mieux maîtriser ma connaissance de ses ressources. Quand on entre dans le dispensaire, le cabinet et le bureau de l’infirmerie sont à gauche. Ensuite vient la chambre de Charlotte et d’Alan, puis celle de Randy. À droite, la cuisine et le salon forment un premier bloc, puis se trouvent la pièce dédiée aux visiteurs et la mienne, en face de chez Randy.
J’arrive à la dernière porte du couloir, après la salle de bain et les wc, avant l’issue qui donne sur l’arrière de la maison, au nord d’Ouchgouli. Je pénètre dans le cellier et allume, puis attrape les quelques clés fixées sur des clous dans le mur. Je vais essayer mes trouvailles. Je rencontre enfin le succès avec la troisième clé, la plus grosse. Dans un grincement digne d’un film d’horreur, le battant s’ouvre sur des gravats, au pied de l’escalier en colimaçon. Je vais chercher des gants dans le garage qui sert à entreposer les véhicules, les skis de randonnée, ainsi que du matériel divers, comme des panneaux photovoltaïques en cours de montage. Puis je m’équipe d’une brouette, qui se coince dans la poudreuse qui sépare l’entrée de la tour de guet de la remise. J’attrape une pelle et commence à tracer un sentier déjà élaboré par mes pas. Je n’enlève que peu de neige, juste le dessus, pour ensuite tasse le chemin, ce qui suffit largement au passage de la brouette. J’irais jeter les gravats au fond du jardin, et les charge, sous l’œil circonspect de Marko, qui revient d’une ronde autour de la ferme.
— Pourquoi faites-vous ça ? m’apostrophe-t-il d’un ton rude.
— Cela serait plus facile de surveiller les environs du haut de la tour, non, je réponds sèchement, agacée qu’il ne devine pas mes intentions en me regardant faire.
— Vous imaginez vraiment que ce donjon est en état suffisamment bon pour permettre à moi ou aux hommes de monter là-haut et de faire le guet ?
Oui, c’est exactement ce que je me figure. L’édifice est debout, non ?
Il a dû lire mon expression sur mon visage, car il ajoute.
— Ces gravats, qui se trouvent au pied de l’escalier…
— Oui ?
— Et bien c’est certainement les marches elles-mêmes qui se sont effondrées, vous ne pensez pas ?
Bien sûr il a probablement raison. Mais comme je suis têtue, je ne veux pas abandonner sans avoir vérifié de mes propres yeux.
— Alors ce sera une occasion de le savoir, je balance nonchalamment en reprenant un morceau de pierre pour le jeter dans la brouette.
Il n’est pas chien, il me souhaite bon courage, avec un petit sourire qui m’en dit long sur son amusement.
Je finis l’après-midi à faire des allers et retours entre la tour et le fond du jardin, afin de dégager les premières marches de l’escalier. Quand j’ai terminé, il fait nuit, Randy prépare le dîner du soir, Alan et Charlotte rentrent peu de temps après. Nous prenons notre repas sans échanger beaucoup de paroles, absorbés dans nos réflexions, hantés par l’horreur qui s’est abattue sur le village.
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