Chapitre 26 Evie

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Je me réveille la plupart du temps avec les images du chaos de l’attentat. Je pleure en pensant aux familles des victimes. Je voudrais annihiler mon chagrin en gravissant les sommets, mais je ne peux pas.

Je ronge mon frein en lorgnant les versants des montagnes que je n’ai plus le droit de parcourir seule. Ludovic n’accepte plus de m’inclure dans une expédition, et n’a pas non plus le temps de venir me voir. Cela me laisse perplexe et désorientée.

Avant la tournée, Charlotte reçoit individuellement les membres de l’équipe dans le bureau, y compris Alan. Elle nous pose des questions sur nos ressentis, afin de détecter comment nous absorbons l’effraction de cet horrible événement. Cela ne remplace pas une thérapie, mais cela permet de surveiller si nous tenons le coup. Pour ma part, j’ai choisi d’intégrer ces souvenirs à ma vie, pour qu’ils ne m’atteignent pas au plus profond de mon esprit. J’admets être secouée, triste, en colère, mais comme je n’ai pas décidé de vivre cela, et que j’ai résolu il y a longtemps qu’il faut profiter de chaque bon côté que l’existence nous offre, et faire avec les mauvais.

Marko nous présente quelques-uns des soldats affectés aux patrouilles entre les villages, mais il me semble que ces renforts sont une goutte d’eau comparé au territoire à couvrir. Je sais que la Géorgie n’a pas les mêmes moyens que la France, et me rends compte une fois de plus avec quelle facilité nous sommes habitués à toutes ces richesses dans mon pays.

Les patients que nous passons voir sont endeuillés, mais surtout en colère, car Ludovic a jugé prudent de faire annuler les festivités du Nouvel An, dimanche soir. Il y a trop de risque qu’un nouvel attentat se produise et les troupes ne sont pas suffisamment nombreuses pour garantir la sécurité. Cela me chagrine pour les jeunes, qui n’ont pas beaucoup d’occasions de danser et de se retrouver.

Nina ne semble pas affectée par cette prise de décision et garde sa bonne humeur. Quand je la sonde à ce sujet, elle me regarde sans répondre, et sourit. Elle s’est peut-être trouvé un amoureux et n’a pas envie d’en parler pour le moment. Je respecte son silence et ne l’interroge pas plus avant. J’ai aussi mes propres sujets de réflexions.

J’attends avec impatience le week-end, car Ludovic sera de repos. Je ne cesse de tourner et retourner dans mon esprit ces moments passés en sa compagnie. Je revis avec délectation chacune de ses caresses, chacun de ses gestes. Les quelques claques appliquées sur mes fesses me posent des questions. Pourquoi a-t-il fait cela ? C’était incroyablement érotique, mais cela cache-t-il des pratiques perverses chez lui ? Et s’il a des méthodes plus musclées, comment je réagirais ? Tous les indices concordent pour me faire penser que Ludovic est possessif et dominant. Mais jusqu’où peut-il aller ? Et moi ? Et pourquoi l’idée qu’il puisse de nouveau me jucher en travers de ses genoux dans une position très humiliante ne parvient-elle pas à me faire peur et le fuir ?

Quand le week-end arrive, j’attends avec impatience et redoute ce moment où nous allons nous retrouver seuls tous les deux. Mercredi matin, il a marmonné à peine plus fort qu’un chuchotement que nous nous reverrions samedi soir, en réponse à ma question. Il n’a pas précisé quel samedi, mais toute personne normale aurait compris qu’il s’agit du suivant, non ? Pourtant les doutes et les peurs m’assaillent de toute part. C’est tout juste si j’écoute Alan et Charlotte rapporter que le bébé et la mère vont bien, lors du débriefing de la tournée. Le nourrisson est vigoureux, tandis que l’adolescente est amaigrie et triste. Il est possible qu’elle soit atteinte du babyblues, la dépression qui survient lorsque la mère imagine qu’elle attire moins l’intérêt que le nouveau-né, mais Charlotte émet la supposition qu’elle est sans nouvelle du père, et que cela l’inquiète. Randy se demande si ce n’est pas un homme marié, étant donné que la jeune fille refuse de donner l’identité du géniteur à ses parents, à leur grand désespoir. J’entends à peine, car mes pensées dévient vers Ludovic, encore et toujours. Ferait-il un bon père ?

Dès que le débriefing est terminé, je file dans la cuisine pour faire un gâteau, pour occuper mon après-midi. Elisso ne reste pas pour jouer aux cartes, sa famille a besoin de lui pour rentrer du bois. Randy et Alan partent dans le bureau, pour discuter de certains patients qui les inquiètent.

Charlotte a remarqué mon air songeur et vient me retrouver.

— Quelque chose ne va pas ? me demande-t-elle, sincèrement soucieuse de ma santé psychique. Est-ce que tu fais des cauchemars ?

J’adore Charlotte, et je comprends qu’elle est attentive à mes états psychoaffectifs en raison de la particularité de ce que nous vivons, mais c’est parfois envahissant. J’hésite à tenter un mensonge une fraction de seconde avant de lui répondre la vérité, car elle pourra m’aider à y voir un peu plus clair dans mes impressions si contradictoires. Je n’arrive pas à expliquer pourquoi il y a cette attraction puissante entre Ludovic et moi, qui m’emporte dans un tourbillon de sentiments, allant de la joie pure à l’abattement le plus total en quelques minutes. Peut-être l’attentat est-il en cause, mais je ne le pense pas. Je sais que je ne fait pas partie des victimes qui décompensent.

— Ludovic m’a dit qu’on se verrait ce soir, je lâche enfin, prudente dans ce que je souhaite lui confier de l’intimité de mon cœur.

— Et bien pourquoi fais-tu cette tête, dans ce cas ? Ça ne te fait pas plaisir ? Mmm, laisse-moi deviner. Tu ne maîtrises pas où tu fourres les pieds et ça te stresse ?

Charlotte met le doigt en plein dans le mille. Elle m’impressionne. Elle finira infirmière en chef, ou alors elle fera dix enfants qu’elle mènera à la baguette !

— C’est à peu près ça, je confirme, un peu déconfite qu’elle m’ait percé à jour comme un livre ouvert. Ludovic me plaît. Il n’est pas prêt à s’engager sentimentalement, ce qui me convient tout à fait. Ce qui me tracasse, c’est qu’il est du genre autoritaire.

Charlotte rit, ses yeux pétillent et la rendent très jolie.

— Et toi, tu es une rebelle née, s’esclaffe-t-elle, en sachant que je ne suis pas susceptible. Tu te demandes dans quelle mesure il pourrait restreindre ton indépendance, et cela te fait paniquer, si je ne me trompe pas !

Je souris à son commentaire, et ajoute pour qu’elle saisisse mieux mes dilemmes :

— De plus, je ne comprends pas pourquoi il m’attire autant.

— C’est peut-être l’attraction des contraires, observe-t-elle. Tu détestes tout ce qui freine ta liberté, mais lui t’intéresse. Vous êtes des opposés, cela vous séduit mutuellement.

— C’est vrai que nous ne nous ressemblons pas, je renchéris en repensant à ses mains puissantes sur ma peau nue.

— Peut-être avez-vous plus de similitudes que tu ne le conçois, me fait remarquer Charlotte. Vous avez en commun d’aimer les sports extrêmes, par exemple. Depuis quand n’as-tu pas rencontré quelqu’un à ton niveau, je veux dire qui n’est pas effrayé par ta témérité ?

La vérité de cette affirmation me frappe d’emblée. J’ai constamment tenu éloignés les hommes qui ne voyaient que mon physique. Mais j’ai aussi surtout horrifié tous ceux qui se sont approchés de moi en les défiant de me suivre dans des paris périlleux ; aucun ne pouvait être à la hauteur de mes prises de risque, je le comprenais enfin.

— Depuis toujours, je lui avoue piteusement, étonnée de ce constat.

Charlotte vient de changer ma perspective de la situation. Mais l’idée d’abandonner ne serait-ce qu’une parcelle de ma liberté me paraît remettre en cause le fondement de mon esprit.

— Je ne peux pas me transformer pour lui, je lui explique. Lui obéir comme si j’étais docile, ce ne serait pas moi !

— Qui te dit qu’il s’agit de perdre ton intégrité ? Tes limites sont à discuter et à négocier avec ton partenaire, quel qu’il soit. Chacun arrive avec son vécu. S’adapter l’un à l’autre se tisse à l’aide de beaucoup de concertations. Le dialogue doit vous permettre de vous comprendre et de saisir les besoins de chacun.

— Tu me parles de bornes, mais Alan est prêt à faire tes quatre volontés, je rétorque, sûre de mon sujet.

— Ne crois pas cela. Alan aussi a du caractère, et ce qu’il admet de moi rentre dans sa conception du couple et de la femme.

Je lui lance un regard étonné.

— Tu as dû défendre ta liberté, je demande, ahurie par cette idée.

— Il ne s’agit pas de lutter pour sa liberté, mais de négocier ce qui est acceptable ou non. N’oublie pas qu’Alan a une culture différente de la nôtre, nous avons dû nous adapter chacun à l’autre.

— Tu as probablement raison, je concède. Il faudra que Ludovic et moi-même ayons une discussion.

Je ne peux pas encore avouer à Charlotte qu’il m’a coinçée sur ses genoux et fessée, et encore moins le plaisir que j’y ai goûté, ni que je n’ai aucune nouvelle de sa part, et qu'à présent, j’ai envie de le surprendre sur son propre terrain.

Bien malgré moi, à mon corps défendant, pourrais-je dire, je suis résolument décidée à connaître cet homme, dois-je le payer à un prix un peu élevé. Encore une fois, je prends un pari sur la vie sans savoir exactement où cela va me mener. Cela me pose toujours les mêmes questions : qui suis-je ? Jusqu’où suis-je capable d’aller sans me brûler ?

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