Chapitre 30 Evie
— Est-ce que tu regrettes que je sois venue te retrouver ?
Il met quelques secondes pour réfléchir à sa réponse. Son front se plisse légèrement au-dessus de ses sourcils dorés. Puis il tourne son visage vers le mien afin de me regarder lorsqu’il m’assure.
— Non. J’ai adoré ce que nous avons fait. Je suis inquiet aussi. De ce que cette relation implique. Du temps qu’elle va me prendre, alors que je dois avoir l’esprit libre pour des questions bien trop sérieuses. Et toi, regrettes-tu d’être venue te jeter dans les griffes du loup ?
Il se redresse sur un coude en se tournant vers moi, et je l’imite.
— Pas encore, je lui assure avec autant de crânerie que je l’ose, car malgré toute la tendresse dont il a fait preuve, ses claques m’ont surprise, même si je ne me suis pas sentie blessée. Que peut-il me réserver d’autre ? Cette idée m’effraie suffisamment pour différer mon jugement sur ce qui vient de se passer entre nous.
Il sourit, et son regard amusé et moqueur me fait penser au chat du Cheshire, dans Alice au pays des merveilles. Cela lui va si bien que mon cœur fond un peu plus pour cet homme que je connais si peu. J’apprécierais d’en savoir davantage sur lui.
— J’aimerais comprendre ce que tu veux dire quand tu parles de domination et d’obéissance, je dis, sans cesser de fixer ses yeux. Est-ce que tu t’attends à ce que je me conforme à chacun de tes ordres ?
— C’est le principe, en effet, répond Ludovic d’une voix sérieuse. Si je t’ordonne quelque chose, j’exige que tu le fasses.
Il exige ? Mais quelles vont donc être ses désirs ? J’ai ma dignité, et ne peux accepter que l’on me soumette comme un vulgaire objet. Ce type est complètement dingue, je ferais mieux de me tirer d’ici !
— Que se passerait-il si je refusais ? je demande tout de même, car ma curiosité n’a pas de fin.
— Tu l’as sans doute déjà deviné. Tu seras corrigée.
— Comment ?
Ma voix n’est plus qu’un filet étranglé, je couine comme une souris coincée par un chat. Il doit s’apercevoir de mon trouble, car il a l’air de beaucoup s’amuser.
— Il y a beaucoup de façon de punir une jeune femme rebelle. Je pourrais t’attacher les poignets et te prendre autant que j’en ai envie, par exemple.
Le soulagement que je ressens est immense. Il ne parle pas de me fouetter, ouf ! Cependant, il faut que je sois sûre de comprendre ce qu’il veut me dire.
— Tu m’as mentionné des fessées, et tu m'as mis des claques. Cela fait partie de ta conception d’une relation avec moi ?
— Je pense que tu en mérites une vraie, et tu le sais.
— Je ne pourrais pas accepter d’être frappée, je réplique, catégorique afin qu’il saisisse mon point de vue. Je ne suis pas une femme-objet que tu pourrais manipuler comme tu l’entends.
— Je n’ai pas de plaisir à brutaliser une femme. Simplement, il y a des limites que tu ne dois pas dépasser. La première, et je te l’ai déjà dit, c’est que tu dois arrêter de te mettre en danger de façon non contrôlée. La deuxième est de m’obéir s’il y a une menace. Pour le reste, ce n’est qu’un jeu intime entre toi et moi, dont les bornes sont justement à définir.
Ma peur s’atténue, mais je veux être sûre d’avoir bien compris.
— OK, tu parles d’un jeu de domination avec un consentement mutuel, c’est cela ?
— J’aime prendre une femme, la soumettre dans différentes positions. J’apprécie de la posséder, mêler le plaisir à un peu de douleur, comme tu as pu le constater. Mais rien de violent, si c’est ce que tu exprimes. L’accord est en effet la règle la plus importante.
— Mais quand tu dis que je mérite une vraie fessée, là tu souhaites que j’aie mal, non ?
— C’est une punition corporelle qui peut être très agréable, mais cuisante, suffisamment pour que l’envie de recommencer te passe.
Très agréable, il se fiche de moi ?
Mon ventre se contracte en un mélange de peur, mais aussi d’excitation, et encore une fois je ne comprends pas pourquoi je ressens cela.
— Puisqu’on parle de limite, celle-là en est une pour moi, dis-je en repensant avec ma conversation avec Charlotte, qui m’a conseillé de négocier nos frontières mutuelles.
— En venant ici, tu acceptes de prendre ce risque, me lance-t-il, narquois.
Je décide de réorienter la discussion sur un sujet plus neutre, car ses menaces de fessées provoquent en moi un sentiment de malaise. Encore une fois, l’image de la femme préhistorique traînée par les cheveux ressurgit dans mon cerveau.
— Il y a autre chose que je voudrais savoir sur toi. Pourquoi avais-tu des cheveux longs quand je t’ai rencontré ? L’armée ne t’impose pas de les avoir courts ?
— Tu détournes la conversation, c’est très malin de ta part, m’affirme-t-il avec un grand sourire. Je portais la coupe qui me plaît, car jusqu’à présent j’étais en mission avec une couverture civile.
— Tu dis que tu as appris l’escalade avec ton grand-père, c’était ici ? je demande, déterminée à en savoir davantage sur lui.
— C’était dans le Vercors, la chaîne de montagnes au-dessus de Grenoble. Mais nous sommes parfois allés en faire ici aussi, sur le mont Aïlama.
— Ton grand-père est d’Ouchgouli, mais il a émigré en France ?
— Oui, il est parti de Géorgie au début des années quatre-vingt. C’était encore l’URSS. Mon père était adolescent. Il n’y avait pas de travail, et son fils aîné avait rejoint la capitale pour trouver un poste de garde du corps. Cela lui a fait peur. Il voulait que mon père puisse avoir une vie meilleure.
— C’était incroyablement courageux de sa part. Ta grand-mère l’a suivi ?
— Non, elle était décédée d’une mauvaise grippe. Cela a aussi participé à la décision de mon grand-père de quitter l’URSS. Et toi ? Tu as grandi à Chambéry ?
— J’ai vécu à Val Thorens, la plus haute station d’Europe, à une heure et demie de voiture de Chambéry.
Ludovic se lève pour aller chercher une bûche et l’ajouter dans le poêle. Des étincelles jaillissent alors qu’il referme la porte, je les regarde avec plaisir, car les feux de bois sont associés à beaucoup de bons souvenirs pour moi.
— C’est là que tu as appris le ski de randonnée et le parapente, me questionne Ludovic, tout aussi avide que moi de me découvrir davantage maintenant que la glace est rompue entre nous.
— Oui. Tous les gosses de Val Thorens pratiquent le ski ou le surf avant même de savoir marcher. J’ai commencé le ski de randonnée pour conquérir les sommets où les télésièges ne parvenaient pas, et redescendre en parapente paraissait naturel.
— J’aimerais comprendre pourquoi tu es ici, dans cette cabane de chasse à mes côtés, alors que tu pourrais être en France, mariée et en sécurité, me souffle Ludovic en me regardant droit dans les yeux.
Sa question me surprend, mais ne m’étonne pas, car elle est logique. Elle repose le sujet de ma normalité, c’est à dire de ma différence avec mon groupe de pairs, mes amis, à Val Thorens. Pourquoi ne me suis-je pas mariée ? Parce que le garçon que j’aimais est décédé. Toute ma vie a basculé à partir de ce moment-là. Suis-je prête à me livrer à Ludovic ?
Quand Charlotte me conseillait de beaucoup discuter pour se comprendre mutuellement, cet après-midi, je n’avais pas envisagé que cela puise être si coûteux pour moi. Elle a raison, mais cet investissement en vaut-il la peine à ce stade de notre relation ? Ne vais-je pas finir par effrayer cet homme comme tous ceux que j’ai rencontré jusqu’à présent ? Cependant, Ludovic a quelque chose de différent des autres mecs, quelque chose de plus authentique. Ce que je ressens en sa présence est si fort que je pense pouvoir accepter ce risque de mettre mon âme à nue.
Ma réflexion m’a conduite à contempler partout autour de moi sauf dans sa direction, et c’est son regard sérieux et prévenant que je croise alors que je conclus de lui dire la vérité.
— Mon meilleur ami est décédé à la suite d’une longue maladie. Ce n’était qu’un adolescent, j’énonce dans un souffle, la voix aussi calme que possible, alors que je mure au plus profond de moi son agonie à laquelle j’ai assisté, pour ne pas éprouver une détresse non moins violente qu’au premier jour.
Ludovic ne dit rien, attend de voir si je vais aller jusqu’au bout de cette confession qui me coûte énormément.
— La mort d’Eric a changé ma vision de la vie. Ma façon de réagir à ce drame a été de surmonter ma douleur en exigeant de mon corps de toujours repousser mes limites, dans les sports extrêmes les plus dangereux. Si Eric a pu décéder si jeune, je dois profiter de chaque instant, et braver la mort à mon tour.
— Et ta famille t’a laissé faire, demande Ludovic incrédule.
— Maman était souvent seule à gérer trois enfants. J’ai deux frères, un plus grand et un plus petit. Mon père était généralement absent pour son travail, et ma mère nous a offert beaucoup de liberté. Elle a bien vu que je réagissais au décès d’Eric en prenant toujours plus de risques, mais elle a considéré que c’était mieux que de me noyer dans l’alcool, la drogue ou la dépression. Et puis mon petit frère s’est mis à m’imiter, et nous avons été deux à dévaler les pentes les plus raides de toutes les façons imaginables. J’ai cessé de fréquenter les autres jeunes, jusqu’à ce que je rencontre Charlotte dans un cours de Jiu Jitsu. C’est elle qui m’a permis de reprendre pied dans le monde des êtres vivants. Alors, quand elle est partie comme infirmière dans l’humanitaire, je l’ai suivie.
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