Chapitre 29 Evie

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Je redescends le sentier entre les arbres pour rejoindre ma motoneige, garée dans les fourrés à côté de la route. Il fait à peine jour à présent, nulle brume ne vient entacher cette matinée qui s’annonce très belle. L’engin démarre sans faire d’histoire, malgré sa nuit dehors.

Je reprends la piste en sens inverse pour rentrer au dispensaire, et admire la forêt qui borde les bas-côtés jusqu’à ce que j’atteigne le col qui mène à Ouchgouli. Je suis heureuse en repensant à hier soir, bien que mon plaisir soit terni par l’utilisation du Géorgien par Ludovic pour accueillir son oncle. Était-ce parce qu’il ne souhaitait pas que je comprenne ce qu’il disait ? Comment se fait-il qu’il ne connaisse même pas son oncle paternel, et que signifient toutes ces armes pour une réunion familiale ?

J’avance doucement, en notant les empreintes des deux motoskis des visiteurs de Ludovic. J’admire le paysage. À ma droite, le versant de montagne constitue un rempart de sapins qui ploient sous la neige. Je distingue de temps à autre les traces de créatures qui ont traversé la piste et regagné l’abri des bois, lièvre, biche ou sanglier. À ma gauche s’étale la vallée en contrebas, elle aussi recouverte d’une forêt d’épineux très dense.

Je respire l’air vif et pur en progressant lentement, car j’ai besoin de réfléchir à ce qui s’est passé entre Ludovic et moi la veille. Nous avons fait un bond en avant dans notre relation qui change les perspectives, et je ne sais trop quoi penser. Bien sûr, je suis à l’origine de ce changement, puisque je suis allée le débusquer dans sa tanière, comme un chasseur le ferait avec un lièvre.

À moins que je n’aie levé un prédateur ? Un loup solitaire ?

J’essaie d’examiner ce que je ressens. En premier lieu, je suis satisfaite d’être allée le retrouver, car ma soirée a été plus qu’agréable, et un élan de bonheur me traverse lorsque j’évoque la tendresse dont il a fait preuve. Mais aussitôt, je me remémore ses paroles.

« Je n’entends pas te frapper. Je n’éprouve pas de plaisir à brutaliser une femme. Simplement, il y a des limites que tu ne dois pas dépasser. »… « ce n’est qu’un jeu intime entre toi et moi, dont les limites sont justement à définir. »… « Le consentement est en effet la règle du jeu la plus importante. »

Jusque-là, il n’y a rien d’alarmant dans ces paroles. Il me parle d’un jeu de soumission consenti, et si je m’en tiens à ce qui s’est produit hier soir, je peux bien accepter qu’il me domine autant qu’il souhaite !

C’est la suite qui m’inquiète, lorsque je lui ai demandé : « Mais quand tu dis que je mérite une vraie fessée, là tu veux vraiment que j’aie mal, non ? » Sa réponse a été : « C’est une punition corporelle qui peut être très agréable, mais cuisante, suffisamment pour que l’envie de recommencer te passe. »

Cette pensée me trouble tellement que je ralentis le véhicule au minimum, afin de pouvoir réfléchir à mon aise. L’idée de me retrouver de nouveau à plat ventre sur les cuisses musclées de Ludovic, dans cette position humiliante de petite fille déculottée, m’échauffe à un tel point que je suis prise d’un désir incendiaire inconnu. Cela me submerge de honte. Je ne comprends pas cette envie, qui n’est pas instillée par un vécu à ce niveau-là. Personne ne m’a jamais infligé de punition corporelle, heureusement.

Alors pourquoi cette image est si délicieusement excitante, emplie de crainte en même temps ? Est-ce que j’apprécierais d’être tabassée ? Suis-je masochiste ? Bien sûr que non ! Je ne m’imagine pas recevoir le fouet, ou tout autre instrument qui me blesserait si douloureusement qu’il n’y aurait plus d’espace pour le plaisir. Mais cette envie dévorante de prendre une fessée par Ludovic est dégradante. Je n’ai pas de point commun avec les femmes au foyer qui se soumettre à leurs maris. Il n’y a aucune place pour cela dans ma vie, si ?

Je suis tellement en proie à mes sentiments contradictoires, que j’atteins le haut du village d’Ouchgouli sans faire attention. C’est un jour de marché et les étals sont déjà montés, tandis que les premiers clients viennent faire leurs courses.

D’un seul coup, mes réflexions prennent fin, car j’aperçois un type que je croyais reparti du village. Il s’agit du marchand désagréable, qui était assis à mes côtés lors de la fête à l’auberge, durant le repas qui a précédé l’attaque des terroristes. Je suis surprise de le revoir ici, j’imaginais que l’homme était retourné à Maestia, avant que la neige ne bloque la route. Peut-être avais-je mal compris, je poserais la question à Nina. Je me souviens de lui parce qu'il porte le même manteau de peau de mouton enfilé sur une robe de coton noire qui lui descend aux pieds, un kami. Il vend des épices et des fruits secs, son étal attire de nombreuses personnes. Ne sachant que penser de ce marchand impoli avec les étrangères, je détourne le regard. J’admire un moment le marché, dont les couleurs s’éveillent à mesure que le soleil se lève, puis regagne la route jusque chez moi. Au dispensaire, je retrouve Charlotte et Elisso dans la cuisine, assis à table, en train de prendre leur petit-déjeuner. Charlotte est encore en pyjama, recouvert de sa robe de chambre vert pomme, mais Elisso est déjà habillé d’un pantalon de velours noir et d’un pull bleu marine duquel dépasse le col d’une chemise blanche.

L’odeur agréable de tartines grillées et de café me donne faim, je me joins à eux.

— Bonjour, je lance joyeusement.

— Salut, me répondent Charlotte et Elisso, à l’unisson.

Ce que j’apprécie le plus depuis que je suis arrivée, ce sont ces petits-déjeuners pris ensemble. Quand bien même les dernières semaines n’ont pas été gaies, voir Charlotte et Elisso m’accueillir avec un sourire me met de bonne humeur. J’ai le sentiment de faire partie de cette équipe. De ne pas être juste Evie, la fille bizarre qui aime s’exténuer dans les sports extrêmes. Ici, personne ne me juge, même si Alan m’a recadré l’autre fois, en raison des événements récents.

— Te voilà de retour parmi nous, me lance Charlotte, taquine.

Je souris, heureuse de mon aventure. Je souhaite partager ce moment de plaisir avec eux, alors je me fends d’une explication.

— Mmm, je réponds tout en me servant un grand mug de café. J’ai passé la nuit chez Ludovic.

Elisso s’efforce de ne pas avoir l’air surpris, mais je vois bien que mon annonce l’étonne.

Charlotte me jette un sourire interrogateur, mais s’abstient de tout commentaire.

Alan arrive à son tour dans la cuisine, déjà prêt pour la journée, en jean et pull marron à col roulé. Et ne peux s’empêcher d’être désagréable.

— Aah, Evie, tu es de retour parmi nous sans avoir besoin d’un brancard ? ironise-t-il. Tu as donc réussi à ne pas te mettre en danger !

Je ris à sa pique, car je décide que c’est une blague inoffensive. Rien ne peut altérer ma bonne humeur ce matin. Je souffle un baiser dans sa direction, en retour. Si je n’avais pas pris de risques, Randy ne serait plus là. Même si Alan est parfois un peu imbu de sa personne, il sait très bien que son ami est toujours en vie parce que j’ai rencontré Ludovic en partant à la recherche de l’hélico. Je laisse donc passer. Il faut que j’essaie de me souvenir que je bosse dans une équipe, et que nous sommes tous dépendants les uns des autres. Personne ne me dicte ma conduite, je peux bien tolérer qu’on me taquine avec mes défauts.

Charlotte, prête à prendre ma défense, le foudroie du regard.

— J’ai réussi à échapper au grand méchant loup, dis-je pour plaisanter.

Il ne manquerait plus qu’ils se disputent à cause de moi.

Elisso détourne la tête, gêné, jusqu’à ce que Randy arrive à son tour. Je remarque les yeux brillants de notre interprète quand il voit le médecin. Aurait-il dormi au dispensaire et lui aussi passé une nuit fabuleuse ?

Ce ne sont pas mes oignons, mais je développe beaucoup d’affection pour ces deux-là, cela me rend curieuse. Elisso est cultivé et discret, toujours prêt à rendre service. Quant à Randy, il est drôle, gentil et prévenant. Qu'ils nouent une idylle me réjouit. Ce matin, je voudrais que la terre entière partage mon bonheur. Cela allège un peu l’atmosphère de ne plus penser aux événements graves passés et à venir.

Quelques tartines de pain beurrées à la confiture plus tard, je suis parée à négocier la tournée qui me permettra de prendre le relais mardi. Randy reste avec Alan au dispensaire pour la même raison, et Charlotte, qui s’est enfin habillée de ses éternels jean et pull trop larges, nous emmène Nina et moi visiter les fermes les plus éloignées, pour nous présenter aux patients.

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