Chapitre 30 Evie

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Charlotte prend le volant et Nina s’installe à côté d’elle. Marko conduit sa motoneige devant nous, en direction de la ferme où vit Chanoune, l’adolescente et mère de Chamil. Tous les jours, un des trois militaires, Marko, Aleksander ou Ludovic, précède le pick up de l’équipe médicale, afin de déceler si les pistes comportent des embuscades. C’est une escorte à laquelle j’ai du mal à m’habituer.

La bâtisse où nous nous rendons est l’une des habitations les plus éloignées. Il faut d’abord s’engager vers le nord-ouest, en direction d’Adishi, puis bifurquer plein nord sur six kilomètres.

La maisonnette abrite les parents de Chanoune, ainsi que celle-ci et son bébé. La jeune mère n’a pas de frère et sœur, en tout cas pas sur le domicile, m’explique Charlotte.

J’imagine que la gamine a été chercher du réconfort ailleurs, si elle est aussi isolée. Habite-t-elle là-bas toute l’année ? Si c’est le cas, cela veut dire qu’elle n’a pas d’autres contacts sociaux que ceux autorisés par sa famille.

Nina me rassure un peu, à ce sujet. Les femmes peuvent se déplacer seules dans la montagne, la foi orthodoxe ne l’interdit pas. Quant à l’éducation, elle est dispensée ici à Ouchgouli jusqu’à l’âge de douze ans, puis les garçons et filles sont dépêchés à Maestia pour poursuivre leur instruction. Chaque foyer peut-il envoyer ses enfants à Maestia ? Je pose la question à Nina du coût de cette poursuite d’étude.

— La plupart du temps, les habitants connaissent quelqu’un à Maestia qui peut accueillir leur adolescent pour la scolarité supérieure, me renseigne Nina. Quand la famille manque d’argent, les jeunes peuvent bénéficier d’une bourse. C’est le chef du village qui l’attribue.

— Je suis étonnée qu’Ouchgouli puisse distribuer des subventions, je m’exclame.

— Je ne sais pas d’où viennent ces revenus, reconnaît Nina. Peut-être le gouvernement…

Nous arrivons enfin en vue de la ferme, une maisonnette en pierres grises, dont la cheminée fume. J’aperçois un deuxième bâtiment derrière, plus petit et plus bas. Je suppose qu’il s’agit de l’étable. La tour de défense caractéristique du Haut-Svanéti se dresse vers le ciel, comme un avertissement aux envahisseurs, me dis-je en la contemplant. Sous le soleil bienvenu, une épaisse couche de neige fait scintiller les prés pentus alentour. Les sapins se détachent avec toutes leurs nuances de vert et bleu sombre, tandis que leurs troncs paraissent cuivrés et brun chaud vus d’ici. Le paysage ressemble beaucoup à celui des Alpes, je ne me sens pas vraiment dépaysée.

Une femme âgée d’une cinquantaine d’années se tient à l’extérieur de la maisonnette pour nous accueillir. Elle devait nous guetter, je suppose que le son des moteurs a dû l’alerter de loin. Nous sortons du véhicule et nous dirigeons vers elle, pendant que Marko, après avoir salué la femme d’un bref signe de tête, entreprend d’observer les environs et d’effectuer le tour des bâtiments.

La demeure est modeste, mais son hôtesse est vêtue d’une robe élégante en tissus de couleur safran et porte un châle dans les tons orangé, brun et doré sur les épaules. Malgré l’inquiétude qui lui creuse des plis d’angoisse sur le front et la bouche, elle nous reçoit avec un sourire chaleureux, comme chacun des habitants le fait à notre arrivée. J’aime ce pays un peu plus tous les jours, car la population géorgienne a un sens de l’accueil que je n’avais jamais rencontré jusqu’à présent, même si je ne peux pas dire que j’ai beaucoup voyagé.

Dès que nous pénétrons dans la maisonnette, la femme nous invite à la suivre dans la pièce à vivre, qui tient à la fois lieu de cuisine et de salon. Quelques meubles rustiques occupent l’espace habilement décoré de tissus de couleurs vives, car les deux fenêtres étroites ne laissent entrer que peu de lumière. Un canapé et une table basse sont disposés pour le repos, assorti d’un buffet et d’étagères exposant des bibelots, dont le principal est une vierge à l’enfant. Une table à manger et des chaises sont au centre de la cuisine, un poêle à bois sert au chauffage et à la confection des repas.

Nous nous asseyons dans le salon tandis que la femme s’affaire à nous sortir des tasses pour nous offrir le thé. La bouilloire d’eau frémit sur le fourneau, notre hôte la met à infuser.

— J’espère que vous allez bien, questionne Charlotte, interprétée presque simultanément par Nina. Je vous présente Evie, notre deuxième infirmière, et voici Nina, notre traductrice, que vous devez déjà connaître. Elles viendront vous voir la semaine prochaine.

La femme sourit et incline sa tête, puis répond qu’elle est ravie de me rencontrer, ce que Nina nous transpose également.

— Comment vont Chanoune et Chamil ? demande Charlotte.

— Chanoune et le bébé vont bien, merci. Chamil dort, et Chanoune se repose. Mon mari est parti vendre les peaux de bêtes au marché d’Ouchgouli.

— La trappe a été bonne ? se renseigne Nina, par politesse.

— Oui, merci. La saison est correcte, il y a des renards, des loirs, des belettes et des lièvres.

Je dois essayer de nouer du lien avec cette famille. Il me semble que le bébé qui vient de naître doit être un sujet qui fera consensus.

— Vous devez être fière d’avoir un petit fils, je remarque, afin d’amorcer la confiance nécessaire aux soins.

Je pose cette question en sachant qu’elle a un potentiel de charge émotionnelle négative. Cependant, la réponse me permettra de cibler les relations mère-fille pour accompagner au mieux cette maternité hors norme. Parfois, être infirmière, ce n’est pas très loin d’être psy.

D’ailleurs, notre hôtesse sourit tristement.

— Il est très beau, malheureusement il n’a pas de père. Sans mari, Chanoune et Chamil ne peuvent pas vivre ici. Les ressources sont rares dans la montagne.

Nina traduit puis m’explique. Une femme seule a de grandes difficultés à subvenir à ses besoins, c’est presque impossible avec un enfant à charge. L’ONG garantit aujourd’hui la gratuité des soins, mais le dispositif social est loin d’être aussi complet que le système français.

— Nous allons devoir lui trouver un époux qui accepte de prendre Chamil, ajoute la mère tristement.

— J’ai déjà un fiancé, intervient une voix jeune et impérieuse, dont la propriétaire apparaît en même temps. N’essaie surtout pas de me marier à quelqu’un d’autre.

Chanoune a des cheveux noirs magnifiques qu’elle porte longs, attachés en une tresse qui lui court jusqu’à la taille. Ses grands yeux sombres en amande entourent un visage fin et ovale, au teint délicat. L’adolescente paraît ne jamais avoir été enceinte tant son ventre est plat, alors qu’elle a tout juste accouché il y a quatre jours. Comme sa maman, elle est habillée d’une robe qui lui descend aux chevilles, mais le vêtement a des couleurs passées et ternes, il semble confortable pour rester tranquillement chez soi.

— Mais où est-il ?! s’écrie sa mère en exprimant l’angoisse qu’elle ressent pour l’avenir de sa fille.

— Il est occupé, il est en voyage, répond Chanoune, vexée.

— Pourquoi ne veux-tu pas nous dire qui c’est ? interroge la vieille femme d’une voix lasse. Ton père et moi sommes inquiets !

— Il reviendra bientôt, vous saurez qui c’est à ce moment-là.

— C’est quand, bientôt ? s’énerve notre hôtesse.

— Prochainement. Tu verras. Nous nous marierons et on aura une jolie ferme. Tu n’as pas à te faire de souci pour moi, dit-elle du ton buté d’une adolescente, qui n’est pas sans me rappeler moi-même il n’y a pas si longtemps.

— Chanoune va à l’école à Maestia, nous explique sa mère. Mais depuis les vacances de l’été dernier, elle refuse presque de se rendre à la ville pour continuer à suivre le lycée. Je ne la comprends plus, et son père non plus !

— Peut-être que ton fiancé habite vers ici, demande Nina, pour essayer d’en savoir plus.

Chanoune reste mutique. C’est une jolie bourrique, qui s’est mise dans le pétrin. Je ne peux pas m’empêcher de ressentir une certaine compassion pour cette jeune écervelée, qui a fait un enfant alors qu’elle ne peut pas subvenir à ses besoins.

— Chamil, c’est un beau prénom, c’est de quelle origine ? intervient Charlotte pour éloigner la dispute entre la mère et la fille.

— C’est musulman, la renseigne Chanoune d’un air blasé.

Chanoune se trompe, car Chamil est autant un prénom juif que musulman, cependant je ne souhaite pas indisposer davantage la gamine et préfère taire cette information.

— Tu veux arrêter tes études, accuse la mère de l’adolescente avec colère. Tu ne veux donc pas avoir un métier ?

— Je prendrais soin de mon mari et de mes enfants, répond Chanoune, toujours aussi têtue.

— Ne crains-tu pas de perdre ta liberté ? demande Charlotte d’une voix douce et ferme.

— Au contraire, affirme Chanoune, je serais libre dans cette vie que je choisis.

Comprenant que ce registre est délicat pour la jeune fille, je décide d’aborder le problème sous un autre angle, car sa volonté de se consacrer à une famille me paraît loin des rêves des adolescentes d’aujourd’hui.

— Est-ce que c’est la religion qui t’oriente dans ton choix ? j’interroge, car j’ai subitement une intuition.

— Allah me guide, avoue Chanoune avec un air de défi vers sa mère, qui semble stupéfaite.

— Saviez-vous que Chanoune s’est convertie à l’islam ? rebondit Nina.

— Tu ne pouvais pas le dire, s’écrie notre hôtesse, en colère. Tu as si peur de notre réaction ? Je comprends pourquoi on ne voit jamais ton prétendu mari !

— C’est un garçon bien, murmure Chanoune, il viendra bientôt pour vous demander ma main.

— Quel âge a-t-il ? s’enquiert l’aînée des deux femmes. D’où est-il ?

Face au mutisme de la gamine, Charlotte intervient.

— Est-ce que c’est un jeune d’ici ?

Chanoune incline la tête pour signifier que Charlotte a deviné. Mais sa mère, toujours en colère, essaie de faire à nouveau réfléchir Chanoune sur le sort qui l’attend.

— Mais enfin, Chanoune ! C’est une vie d’esclave que tu vas avoir, si tu n’as pas de métier pour être indépendante. Tu devras mendier de l’argent à ton mari pour acheter tout ce qui te fait envie, s’exaspère-t-elle.

— Je n’aurais rien à lui demander !

Chanoune se retourne et sort de la pièce pour retrouver son bébé, les larmes aux yeux. Comprenant que les deux femmes sont secouées, nous patientons un peu avant d’aller peser et ausculter le nouveau-né.

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