Chapitre 70 Ludovic
Il est minuit moins cinq lorsque je commence à me harnacher. J’enfile mon gilet porte-plaque par-dessus mon t-shirt pour me protéger des balles, cale le holster de mon Glock 17 sur ma ceinture, plus trois grenades dans leurs poches. J’ajoute des munitions, puis ma lame de combat fixée à la cheville. Mon sac de saut est prêt, ainsi que mes jumelles de visée nocturne. J’accroche mon casque sur le sac avec le HK 417, mon fusil mitrailleur. Marko est en train de se restaurer avant que nous partions à l’assaut. Aleksander et Gregory sont en place sur le site. Aleksander est à la tête d’un bataillon envoyé par l’armée géorgienne, arrivé en fin d’après-midi au village localisé au sud du monastère. Enfin ! Ils sont stationnés en bas du promontoire. Gregory se positionne de l’autre côté, au pied de la montagne, pour barrer l’issue par la route et par la crête. Les hommes de l’unité trois se préparent également à intervenir, en se répartissant le long de l’enceinte, par groupe de trois. On pourrait croire que l’attente de l’assaut doit sembler longue, mais il n’en est rien. La soirée est émaillée d’échanges radio avec chaque commandant ainsi qu’avec Paris, qui a pris le contrôle des opérations. Des données satellites arrivent sans cesse. La direction du vent, l’identité des djihadistes, chaque information s’ajoutent pour définir une organisation du combat. Il ne suffit pas de s’écrier « à l’attaque » et de s’élancer pour être victorieux. Il faut parer à toutes sortes de possibilités diverses. Doit-on commencer par arroser les entrées avec un mortier ? Ce style d’arrivée a le mérite de dégager le passage d’un seul coup. Mais il a l’inconvénient de manquer de discrétion. C’est comme si on prévenait les terroristes. Cela pourrait faire courir un risque aux otages. Si les types paniquent, ils peuvent exécuter les captifs.
Évidemment, c’est hors de question de négocier avec ces gars-là. Les djihadistes ne débattent pas. Ils tuent tout le monde, et eux-mêmes si cela s’avère nécessaire. L’attaque doit donc être soudaine, suffisamment pour qu’ils nous prennent au sérieux, et qu’ils portent une contre-offensive. Ça les occupe. Le mieux étant de faire diversion d’un côté, et pénétrer dans le bâtiment par un autre flanc. Il faut ensuite localiser au plus vite les otages, après avoir neutralisé tous les dangers et ouvert un passage. Ce type d’opération n’est pas sans risque, pour les combattants comme pour les prisonniers. Il arrive parfois que les F.S échouent à libérer les captifs.
La diversion va d’abord être menée par l’unité trois, qui va canarder en direction de l’étage et des entrées. Marko et moi allons approcher en parapente et atterrir dans le parc côté nord et sud, à l’opposé. Nous devons essayer de surprendre les snipers aux fenêtres un et deux, puis couvrir nos camarades qui vont sauter le mur d’enceinte.
Un bon plan est toujours quelque chose de réfléchi, de pesé et mesuré dans tous ses détails. Mais cela se passe rarement comme on l’a prévu.
Je n’ai pas bougé du bureau depuis que les Russes ont été retrouvés endormis un peu partout dans l’auberge et sur le trajet de leur hélico, posé à la chapelle. Il a fallu plus d’une heure pour les ligoter et les transporter jusqu’à la crypte de la petite église, la seule pièce qui pouvait contenir tout un tas de gens allongés. Avant de me rendre dans la salle à manger, je cogne à la porte de Marko.
— Tout est OK ? je lui demande.
— Au poil, Ludo. Je me prépare.
Cette vérification faite, je prends l’escalier en direction de la chambre de mon oncle. Je frappe.
J’entends sa réponse de loin, probablement est-il dans la salle de bain. Je pousse la porte et entre. Le bruit de la chasse d’eau m’accueille, ainsi qu’un râle.
— Tout va bien ? je m’enquiers, sans ressentir la moindre once de compassion pour ce vieux salaud.
— Je n’en suis pas sûr, soupire le mafieux. Dis à Irina de faire venir Liana. Elle doit pouvoir arranger mes intestins !
Je souris. Il y a peu de chance que Liana accepte d’adoucir la punition qu’Irina lui a infligée !
— Ton fils est libre, dis-je, pour changer de sujet.
— C’est un Staveski, se vante Roman avec de la fierté dans la voix, ce qui est en partie recouvert par un son répugnant.
— Bon, on en reparlera, j’abrège en faisant marche arrière. Il est temps d’y aller.
— Que Dieu soit avec toi, me répond Roman.
Je ne savais pas que mon oncle était pieux ! Je note sa contradiction entre sa « profession » et sa foi.
— Je ne vois pas ce qu’Il vient faire là-dedans, je marmonne en tirant la porte derrière moi.
Je retrouve Marko à l’entrée. Il a les traits fatigués, mais il tiendra le coup. Marko était mon binôme chez les GCM il y a quelques années. Nous nous connaissons par cœur. Je lui fais confiance comme s’il était une extension de moi-même, une partie de mon âme. Il n’est pas possible de s’en sortir d’une autre façon lorsqu’on est sur le terrain. La guerre n’est pas quelque chose de beau et de propre. Les soldats perdent la raison ou la vie s’ils ont un mauvais commandant, mais ils sont aussi sauvés par les membres de leur unité quand c’est faisable. Être frère d’armes c’est bien plus que combattre côte à côte. C’est avoir confiance en l’autre pour vous protéger et réciproquement. Ce sont les amitiés qui nous lient qui adoucissent les coups durs. D’un regard, je sais que Marko tiendra. Pas une seule lueur de faiblesse ou de fatigue n’apparait dans ses yeux. Je lis la détermination sur son visage, à peine crispé par les heures passées dehors.
Nous enfourchons les motoneiges pour gagner le plus de terrain possible, en direction du sommet au nord du monastère. Nous allons prendre un courant ascendant dans la combe qui descend jusqu’à la vallée de l’Ingouri. Ce courant devrait basculer dans l’autre sens, vers trois heures du matin. Cela nous laisse suffisamment de temps pour rejoindre l’arrête plane qui va nous permettre de déployer les parapentes.
Nous roulons doucement, aussi silencieusement et discrètement que nous pouvons. Nous avons pas mal patrouillé ainsi depuis le début de la mission. Marko est en tête, il guette la moindre anomalie du terrain au-devant, avec ses jumelles de visée nocturne. Je surveille nos côtés à l’infrarouge également. Nous ne nous attendons pas à être attaqués, mais chacun de nos déplacements se fait dans une prudence absolue.
Enfin parvenus à l’extrémité de l’étroite piste, nous dissimulons nos véhicules sous des tas de neige. Puis on décolle, l’un après l’autre.
C’est plus difficile de se diriger de nuit, mais je maîtrise cette terre par cœur, car je l’ai toujours parcourue, souvent à pied, ou en raquette. Je connais chacune de ces cimes sur les cinquante kilomètres alentour. J’oriente mes ailes vers la paroi, pour me rabattre le plus près possible du relief. Marko m’imite. Nous trouvons le courant qui nous fait gagner de l’altitude.
Je contacte le staff de Paris par radio, en me connectant sur le canal d’urgence. Nous allons communiquer sur cette fréquence ultra-sécurisée avant de retomber sur le monastère.
J’attends que chaque commandant soit sur la même longueur d’onde.
— Unité un à unité deux. À vous.
— Unité deux. Nous sommes en place. À vous.
— Unité trois ?
— En place. À vous.
— C’est parti les gars, « Vert action ! », je murmure avant de terminer l’appel.
Nous amorçons la descente en vol plané, droit sur l’impressionnant bâtiment.
Tout est silencieux. Personne n’est en vue. Tout est si calme que si je n’étais pas au courant de ce qui se trame, je ne pourrais pas l’imaginer. Impossible de déceler les forces spéciales de l’unité trois, ni du bataillon d’infanterie d’Aleksander ni les paysans du coin, menés par Gregory et accompagnés par Levan.
Nous sommes à l’à-pic du monastère, bien au-dessus. On perd de l’altitude en effectuant des cercles concentriques rapprochés pour ne pas être repérés par les tireurs embusqués à l’étage. La tour se dresse sur ma droite, je tourne le dos à Marko. Comme nous ne sommes que deux à utiliser un parapente, nous n’allons pas pouvoir sniper les trois hommes.
On va se contenter de ceux du donjon, les plus dangereux, puisqu’ils couvrent un large périmètre sur le parc, de part et d’autre des deux entrées du bâtiment.
Je vire sur la gauche pour dépasser la toiture, et opère un demi-cercle vers la fenêtre de la tour. Le djihadiste m’aperçoit. Trop tard pour lui. Je me sers de la milliseconde de l’effet de surprise pour ajuster ma visée. Je suis à moins de huit mètres de la cible, face à lui, car il a ouvert les carreaux d’une façon fort imprudente. Pas besoin de corriger mon canon à cause d’un reflet importun. Je tire.
BUT !
J’entends l’artillerie de Marko qui entre dans la danse. A-t-il fait mouche ? Je vire de bord.
Un soldat cagoulé s’élance par-dessus le mur, à trente mètres du portail. D’aussi loin, je ne peux pas deviner duquel de mes camarades il s’agit. Je vire encore. J’ai perdu un peu d’altitude, mais j’ai une idée. Je jette mon parapente en direction de la fenêtre de la tour. Le battant est toujours ouvert, et nul ne vient au secours du type qui git à terre sur le plancher. Je tente ma chance et m’engouffre, en déclipsant le harnais de ma voile.
L’atterrissage me provoque un choc brutal. Le baudrier ne s’est pas défait aussi vite que je l’aurais souhaité. Je dois me reprendre au plus vite, car si quelqu’un arrive, je suis un homme mort.
Un autre djihadiste git au pied de la seconde fenêtre parmi les morceaux de verre brisé. Marko a donc réussi son tir.
Pas le temps de réfléchir, je coupe les lanières qui me retiennent encore, avec mon couteau de chasseur sous-marin. Soit je suis un héros, soit je suis un crétin. L’armée déteste les héros, tant pis. Si je parviens à descendre au rez-de-chaussée, je pourrais dégager une porte.
Dehors, la fusillade a commencé. Je ne suis pas là pour couvrir mes camarades. Fais chier !
Je dois me grouiller de sortir de cette pièce. Je m’avance, plié en deux dans l’encadrement entrouvert, pour ne pas servir de cible. Je maintiens le doigt sur la gâchette de mon glock, prêt à faire feu.
Je distingue une silhouette masculine dans un recoin sombre.
Je ne cherche pas à comprendre, je l’abats sans sommation, d’un tir en pleine tête. Mon silencieux étouffe le son. Une oreille entraînée capterait ce bruit de bouchon de champagne qui saute, ainsi que le soupir du mort et sa chute. Mais tout redevient calme.
Par chance, le feu nourri de l’unité trois disperse l’attention des occupants. En bas, les balles s’écrasent contre les portes et les volets. Des djihadistes crient en arabe, affolés. Ils ont l’air d’être plutôt jeunes, si j’en juge leurs voix. Ils vont s’organiser pour la riposte. Je sens une présence dans mon dos. Je me retourne. Ce n’est que Marko. Il a contourné la rotonde et m’a emboité le pas. Ça ne me surprend pas. J’en aurais fait autant.
Nous avançons précautionneusement en direction de l'escalier. Un degré après l’autre, le bout de ma chaussure tâte le bois sur l’extrémité des marches. Puis je porte mon poids sur l’emplacement, très doucement pour éviter au maximum les grincements.
Les terroristes sont très occupés. L’un d’eux entrouvre les volets pour mener une contre-offensive. Le crétin. Un premier tir renvoie l’imprudent en arrière. Il hurle de douleur, blessé. Un de moins. Je rejoins le premier étage, Marko sur mes talons. Je glisse jusqu’à une porte. La pièce est vide. Les suivantes sont tout aussi désertes. Les prisonnières doivent se situer au sous-sol.
Les djihadistes ne sont pas très nombreux. Je détecte les paroles de cinq hommes, divisés en deux équipes, qui se tournent le dos pour protéger les entrées. On amorce la descente jusqu’au rez-de-chaussée. Je vais pénétrer dans le champ visuel de celui qui est posté dans le couloir. Il doit être chargé de la liaison entre les deux groupes et le commandement.
Comme les voix semblent se disputer, j’en déduis que le chef doit être planqué, probablement avec les otages. Ou alors il s’est enfui. Mais je n’y crois pas vraiment. Ces fanatiques restent sur place jusqu’au dernier.
Le coursier m’aperçoit. Il dirige sa mitrailleuse Kalachnikov vers moi tout en gueulant. Ça y est, on y est.
C’est Marko qui lui colle un pruneau, ce qui fait taire le braillard. Je me mets à plat ventre, la tête vers le bas de l’escalier, en prenant appui sur le gilet porte-plaque. Je tire sur les deux types qui s’engagent dans ma ligne de mire.
Plus que deux en bas.
Je me relève, parcours trois degrés de plus et m’accroupis, au moment où l’un des survivants parvient dans le hall d’entrée.
Je vise et fais mouche. Plus qu’un.
Je descends les dernières marches prudemment, puis avance de quelques mètres. J’entends prier en arabe. Je comprends ce qui est dit.
« Allahu Akbhar, Allahu Akbhar… » Dieu est grand.
Je fonce dans la pièce, une vaste salle à manger. Un gosse me braque avec sa Kalachnikov. Il tire en même temps que moi. La détonation me vrille le cerveau, je sens un souffle raser de près mon épaule droite. C’est lui qui est à terre. On a ouvert la voie. Je jette un regard à Marko, il est toujours là. On communique par signe, pour dégager simultanément les portes d’entrée. Les gars de l’unité trois avancent à pas de loup dans le parc, précédés par deux truffiers chargés de détecter les mines antipersonnelles.
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