CHAPITRE 3 - EVALUATION
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Il était 22h45 lorsque Garance et Louis avaient décollé de Taipei pour arriver à 16h35 à Johannesburg, avec un peu plus de 05h30 d’escale à Dubaï, où ils se trouvaient.
Dans un salon VIP, il épluchait ses mails. Elle n’en perdait pas une miette tout en massant ses épaules nouées.
Encore à Taïwan, elle s’était demandée si elle Pouvait partager son histoire comme un roman plutôt que de rester un document personnel ?
Son histoire lui appartenait après tout !
Après quelques recherches, elle avait publié ses deux premiers chapitres sur un atelier d’auteur.
Après le décollage, elle avait jeté un œil, pour voir d’éventuelles annotations ou commentaires.
Il y en avait, de très pertinentes, notamment d’une auteure, « Anabelle avec un seul N ». Elle y reviendrait, mais surtout, en tiendrait compte dans son prochain chapitre.
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CHAPITRE 3 - ÉVALUATION
La porte de la chambre se refermait sur toi, comme pour te pousser vers la sortie. Cyril t’avait évalué ! Voilà quelque chose qui t’était sortie de la tête, et ce terme, évaluation, y jouait au ping-pong, tout en te questionnant sur ce qu’elles pouvaient être, ces appréciations. Des hommes évaluant des escorts, ça risquait d’être, graveleux… Tu te pressais à la recherche d'un lieu dont la tranquillité pourrait apaiser ton esprit, et l’affronter plus paisiblement, cette évaluation.
Tes talons martelaient le bitume, chaque pas épelait le mot et le rythmait, comme une marche funèbre te conduisant vers l’échafaud. La sensation du métal glacé d'un réverbère, sous ta main, vint calmer l’imminence d’une crise de panique. Les passants te dévisageaient, ainsi appuyée contre l’immense candélabre. Tu ne lisait dans leur regard que des « mais qu’est-ce qu’elle a cette pauv’fille » alors que tu peinais à retrouver ta respiration.
Reprenant enfin ton chemin, celui-ci s’était terminé dans un salon de thé, sans trop vraiment savoir comment. La serveuse, sans doute habituée aux échouages, t’avais conduite vers une table, un peu à l'écart, te disant que tu y serais bien. Effectivement, l'atmosphère rococo y était feutrée et apaisante, même dans ce quartier général peuplé de vieilles rombières et de mémères à chien-chien.
Le fil de tes pensées reprenait son cours dans cette atmosphère ouatée faite de bois, de velours, d’épais tapis et frises en arabesques. Tes épaules se dénouaient, soupirant tout en laissant un certain bien-être t'envahir et s'écouler avec le thé vert. Tu regardais ton téléphone, comme s’il était empoisonné, mais tu finis par te lancer, aiguillonnée d’une certaine curiosité.
Sur l’appli « Escorts & Vous », tes doigts couraient de noms en photos, pour t'arrêter sur le visage poupin aux lèvres en cœur de « Jessica de Nuit ». On aurait dit une image tirée du book d'un mannequin à la sauce Photoshop, quant à ses évaluations :
- Karl : « si la ramage était à la hauteur du plumage, elle sera le phœnix de l'ôte de mon bois »
Cette première évaluation, poétique, n'en était pas moins sarcastique. Elle n'était cependant pas triviale.
- J'membalek : « de jolies photos mais je l'ai à peine reconnue. Pour la presta, j’ai baisé un morceau de viande sorti du frigo d’un boucher »
Oups, une petite boule s’était formée dans ta gorge, en glissant vers le commentaire suivant.
- Krank : « juste une pauvre fille, même pas bonne à baiser. Je l’ai même pas enculée tellement elle faisait pitié. Je regrette mon fric »
Tes yeux mouillés étaient toujours fixés sur l’écran vide de ton téléphone. Tu te demandais ce que cette Jessica avait pu ressentir à la lecture de ces commentaires. Marraine Belle de Nuit la Bonne Fée viendrait-elle la sauver ? Cependant, vous n’étiez ni l’une ni l’autre Cendrillon, et les carrosses n’ont jamais été que des citrouilles.
Ton regard parcourait la salle, aux allures de salon du dix-neuvième siècle, et s’était finalement rivé dans celui d’une serveuse. Ses yeux semblaient deviner tes pensées, et ce que tu venais de faire. Elle était grande, fort en chair, une véritable armoire à glace habillée d’une tenue classique de serveuse, chemisier blanc, jupe droite noire et ballerines assorties. Nombreuses étaient les questions qui te venaient à l’esprit, une ancienne joueuse de basket ? Elle n’était en tous cas ni sublime, ni laide, seulement pétrie de charme avec son regard indéchiffrable ? Physiquement, elle était ton exact opposé.
Ne sachant que répondre à ces yeux, tu lui retournas un sourire ampoulé. Que pouvait-elle vouloir ? Elle tourna la tête, reprenant ses activités, coupant ainsi court à tes questions.
T’agitant sur ta chaise, tu ouvrais à nouveau l’application pour arrêter de tourner autour du pot et lire l’évaluation de Cyril, et retenant ton souffle : « beau p’tit lot aux nichons plaisirs. Je surveille ses options pour un prochain rdv. Sa bouille souriante pleine de sperme est à croquer. Je recommande ».
Tu te sentais comme une pâtisserie recouverte de crème dont on attendait les nouveaux parfums. C’était au moins plus appétissant qu’une référence bouchère. En même temps, à quoi pouvais-tu t’attendre d’autre pour des commentaires masculins destinés à d’autres messieurs ? Esquissant un sourire, tu ne voyais pas du tout Cyril écrire « jeune fille charmante à la poitrine agréable. Je reste dans l’attente de nouvelles perspectives quant à ses possibilités. Son visage avenant recouvert de ma semence était divin. Je recommande vivement ses services ». Ce style de commentaire était, à ton avis, tout bonnement improbable !
Au moins, le commentaire n’avait pas tué ta « carrière » dans l’œuf. Tu savais également qu’il te faudrait y aller, dans cette liste des options si tu voulais progresser.
Rassérénée, et après un passage par la case « toilettes », le comptoir t’attendait pour régler ce thé dont le goût délicieux occupait encore tes papilles. Affairée à ses tasses et sous-tasses, il te fallait haut lever la tête pour regarder le visage de la serveuse, tout en te demandant combien de quolibets elle avait dû, et devait encore supporter. Elle avait délaissé sa vaisselle, pour poser devant toi une petite assiette argentée sur laquelle se trouvait une carte de l’établissement contenant la note. Tes yeux s’étaient arrondis à la lecture de celle-ci, le budget Cyril venait de perdre dix pourcent !
Une fois encore, vos regards se fixèrent, le sien t’amenant vers un petit papier bleu dissimulé sous la note. Tu y avais lu « voudrai 1h30 avec vous, 200 € », un numéro de téléphone et un prénom, Clarisse. Tu l’avais regardé, interdite, alors que sa main, aussi immense qu’un battoir, déposait la missive dans la tien, minuscule. Bien que te demandant comment elle pouvait savoir ce que tu faisais, la sensualité de son geste allié au sourire intense qui faisait rebondir ses joues moelleuses te firent mimer un « d’accord, bientôt » avec un large sourire.
La nuit était déjà là alors que la porte du salon de thé se refermait. Est-ce que c’était le sentiment de plaire qui te faisait serrer cette petite note bleue qui n’avait pas quittée ta main, peut-être ? Ce petit picotement dans ton ventre n’était pour te déplaire, mais il te fallait aussi le nourrir avant de te rendre à ton prochain rendez-vous. Tu avais accepté les conditions de Martin, bien que l’idée d’un rendez-vous dans ce quartier, disait-on défraîchi, ne t’avait pas emballée.
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