Cristaux
Ce matin-là, sur le Cöos, les hommes se réveillèrent dans l'ombre de la Tour. Par quelque mystérieux phénomène atmosphérique, elle écrasait cette partie du monde de son joug lointain. Sombre présage, disaient les vieux. De coutume, on n'aimait pas descendre dans les puits d'extraction quand le Pilier des mondes était visible jusque dans les contrées reculées.
Mais le travail et le commerce n'attendaient pas. Les superstitions de bonnes femmes n'avaient pas leur place dans le cœur des mineurs. Ces fiers gaillards rejetaient la peur au loin comme on tourne le dos au mauvais œil.
Dans l'aube grise, Liam trouva son père assis sur le perron, une tasse de café à ses pieds, roulant une cigarette, l'air lugubre. Lester Garbajosa ne détachait pas son regard de la masse verticale qui barrait le ciel et dissimulait les étoiles.
Sur la route vers la mine, les hommes avançaient en ce jour comme des bêtes menées à l'abattoir, visages fermés, rires absents. Ils avaient perdu leur bonhomie naturelle. La peur se lisait sur les visages.
Juste avant que ne se referment les portes de l'ascenseur vers les galeries, Liam croisa le regard de son père, brillant d'inquiétude.
L'air était lourd et chaud dans les entrailles de la mine. On y respirait une poussière âcre, on y mourait à petit feu ou dans la violence la plus impitoyable quand la Terre se mettait en colère.
Le contremaître affecta Liam, son meilleur ami Lucio Varga et deux autres hommes à l'excavation de la lointaine et obscure galerie 53. La plus dangereuse, exploitée depuis peu. De là-bas, on n'entendait presque pas le tumulte du reste de l'exploitation. Dans la fournaise des bas-fonds, les hommes devinrent bientôt des ombres mouvantes aux couleurs de la roche. Seuls leurs yeux restaient visibles dans la crasse.
Ils creusèrent toute la matinée. Une belle récolte de cristaux roses pour les mages de ce monde. L'opalescence pour combattre les troupes de celui qu'on appelait l'Homme de Bien, ce fou qui menait une guerre contre le pouvoir en place.
Midi devait approcher car la faim se faisait sentir. Mais impossible de savoir l'heure dans les tunnels obscurs. Liam abattit sa pioche sur une strate et le pic de métal de son outil traversa la roche presque sans effort. Une lueur scintillante envahit le conduit. D'une étrange teinte. Très sombre, presque violacée. Bien différente des habituels reflets nacrés. Mû par une soudaine pulsion, Liam frappa avec un élan nouveau la faille découverte. Une cavité s'étendait sous ses pieds. Dans ce repli hors du monde et du temps, il découvrit un cristal noir veiné d'améthyste et d'indigo.
Il laissa tomber sa pioche pour s'en saisir. Le tintement résonna dans la galerie. Il n'eut aucune difficulté à prendre la pierre entre ses mains. Comme si elle reposait sur un socle, presque dans l'attente d'une main où se réfugier.
" Liam, ça va ?
- Oui, Lucio, ça va. " répondit-il agacé.
Liam ne pouvait détacher son regard des cristaux noirs hérissés en une masse presque circulaire. Ce quartz le fascinait. Vibration et chaleur montaient doucement de son cœur. Quand il entendit les pas de son ami sur les gravats derrière lui, il se hâta de glisser le cristal sous sa chemise.
Il le voulait pour lui seul.
Il montra à Lucio la cavité qu'il avait découverte mais ne dit rien sur la pierre. Lucio pouvait être possessif parfois. Et jaloux.
Dès qu'il put, Liam cacha son trésor dans sa besace sous un linge épais. Ils creusèrent jusqu'au soir, silencieux.
Pas un instant ne passa sans que Liam ne pense à son cristal. Même son père le trouva taciturne sur le chemin du retour.
Des nuages tournoyaient autour de la vallée et se rassemblaient sur les cimes environnantes. La Tour sombre dominait de toute sa puissance la contrée de Cöos comme si elle surveillait ce coin perdu avec toute son attention.
La vieillesse se lisait sur les traits du patriarche Garbajosa. Liam vit la tempête qui se concentrait sur les montagnes et le trouble inquiet naissant dans le regard de son père mais il n'y prêta aucune attention, obnubilé par les caresses presque amoureuses qu'il prodiguait à son quartz couleur de prune.
Alors qu'un vent froid et mauvais soufflait sur le comté de Cöos, Liam ne trouva pas le sommeil cette nuit-là. Il resta à contempler les reflets de violine dans le cristal. De douces promesses lui étaient susurrées à l'oreille.
Le cœur de démon venait de trouver un hôte.
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