Plume

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Mon retour de la guerre marqua la fin d'une parenthèse étrange et troublante. Depuis la mort de mon père dix ans plus tôt, un fossé s'était creusé entre ma mère et moi.

Aussi, quand je rentrai au pays, je ne rejoignis pas Hambleton dans le New Jersey mais les Keys et Rum Cay.

Ici, les échos des combats se réduisaient à un simple murmure que le ressac doux de la baie effaçait presque totalement. Petit à petit, devant les eaux de turquoise des criques poissonneuses, j'oubliai les torrents bruns de la jungle.

Grand-mère Estelle ne put réprimer ses larmes en me voyant dans mon uniforme kaki. Papy Merrill, lui, ferma les yeux un instant et marmonna quelque chose. Le soulagement se lisait sur ses traits, je me souvenais de ses mots avant mon départ pour l'Asie, un après-midi dans le cabanon où poussaient ses orchidées.

 " Mon Dieu, Richie, comme tu es maigre ! Ils ne vous ont rien donné à manger là-bas ?

 - Ça va, Mamie. Ça va.

 - Il va falloir que je te nourrisse un peu. Viens t'asseoir. J'ai une tarte qui sort du four. "

Pendant que j'obtempérai, Papy s'éclipsa. J'eus envie de le suivre jusqu'à son atelier mais Mamie me dit d'un ton ferme :

 " Laisse-lui un moment, Richie. Tu connais l'importance du cabanon pour ton grand-père. Tout le monde n'a pas la même chance que nous aujourd'hui.

 - C'est-à-dire ?

 - Tommy Sykes n'est pas rentré, les cousins Hartwell non plus. Tout comme ton ami Delroy Apollinario.

 - Merde !

 - Comme tu dis, Richie. Alors, s'il te plaît, laisse ton grand-père savourer ce moment. Tu es rentré et vous aurez du temps à mettre à profit tous les deux. "

Grand-mère avait raison. Quand Papy revint, ses yeux étaient rougis mais secs. Il ne dit rien mais sa main serra avec force mon épaule. Là se trouvait toute l'émotion retenue d'un vieil homme habitué à cacher ses sentiments.

Peut-être pour me reconnecter au monde réel, peut-être par pudeur, Papy n'aborda jamais le sujet de la guerre. J'y pensai immanquablement mais je comprenais par cet évitement qu'il était temps pour moi de tourner cette page.

Il faisait bon sur Rum Cay pour une fin octobre. Pendant les journées de pêche, je regardais les orages grossir sur l'horizon de la Grande Bleue. Des éclairs de chaleur claquaient sous les dômes blancs mais aucune de ces tempêtes ne vint jusqu'à nous. Je me sentais en paix.

Une semaine après mon retour, Papy m'invita dans son cabanon et sortit un vieux coffre en bois d'un rayonnage. J'étais passé des dizaines de fois devant mais je ne l'avais jamais remarqué.

 " J'ai quelque chose pour toi, Richie. Un présent qui m'a été offert quand j'étais enfant et que j'ai gardé précieusement jusqu'à aujourd'hui. Quand je ne serai plus là, tu le prendras. "

Il me tendit la boîte de la taille d'un carton à chaussures. Contrairement au reste de l'atelier, l'objet était d'une propreté exemplaire comme si Grand-Père l'époussetait tous les jours. Je me demandai comment j'avais pu passer si souvent à proximité sans le voir. Papy l'avait-il caché toutes ces années ?

De l'ongle, j'ouvris le fermoir en laiton. Je découvris une plume. Elle ressemblait à celle d'un geai mais d'une taille prodigieuse et d'un bleu presque irréel. Je levai des yeux pleins d'interrogation vers mon grand-père.

 " Je vois qu'elle te trouble autant que moi.

 - Qu'est-ce que c'est ?

 - Je ne sais pas exactement. Mais je peux te raconter comment je l'ai eue. Si tu veux toujours écouter mes histoires, bien sûr.

 - Évidemment, Grand-Père. "

Dès qu'il commença son récit, je me rendis compte que cela m'avait manqué pendant mon déploiement au Vietnam.

 " Je devais avoir quatorze ans, peut-être quinze, quand j'ai vécu cette aventure. Comme tous les vendredis soirs, je me rendais au club d'astronomie qu'avait créé le pharmacien du coin. Oliver Calabrio, il s'appelait. Je faisais le trajet à pied depuis la plantation jusqu'au local que nous prêtait la mairie. A cette époque, malgré l'absence d'éclairage public, il était moins dangereux pour un gosse de se balader seul qu'aujourd'hui. Ou bien je n'avais pas conscience de ce danger-là. Enfin bref, je m'égare un peu, Richie.

J'étais sur le chemin du retour et je regardais les étoiles. La Grande Ourse semblait protéger sa Petite du Lion tournoyant plus bas sur l'horizon, Regulus scintillait comme rarement. Juste avant le dernier virage vers la maison, je vis un étrange spectacle. Deux météores traversèrent le ciel dans un éclair long, ils coupèrent en leurs milieux les plus imposantes constellations. Le premier était d'un roux caramel, le second du même bleu glacé que cette plume que tu tiens. Aucun bruit, juste une trace brillante sur la voûte céleste. Il me fallut une bonne minute pour comprendre ce que je venais de voir, seul, les yeux ronds comme des coupelles au bord de la chaussée. Deux bolides venaient de s'embraser dans l'atmosphère terrestre et de s'éteindre sans heurts ni retentissement.

C'est ce que je croyais.

Je m'apprêtais à reprendre mon chemin quand je remarquai quelque chose tombant de la nuit. J'ai d'abord pensé à un flocon de neige mais ça grossissait à vue d'œil. Ce devait être incroyablement léger pour que cela danse avec tant de délicatesse dans les airs.

J'eus encore plus de mal à croire en ce que j'attrapai au vol. Une étrangeté descendue du firmament.

Une plume. Cette plume-là, Richie. Qui est toujours restée intacte . Les couleurs ne se sont jamais fanées, le cartilage n'est jamais devenu cassant.

 - Quel oiseau a pu laisser ça ?

 - Je n'en ai aucune idée, Richie. Mais j'aime à croire qu'elle possède un pouvoir comme un talisman.

 - Qu'est-ce qui te fait dire ça, Papy ?

 - Quand un ouragan a frappé les Keys cette année-là en septembre, je tenais ce coffre dans mes mains. Tout Marathon a été dévasté mais notre maison n'a rien eu. Pas un bardeau arraché, rien de rien, Richie.

 - Notre famille n'a pas été épargnée par le deuil, Papy. Papa, oncle Michael.

 - Oui, je sais mais je l'ai peut-être trahie à ce moment-là.

 - S'il y a bien une chose que la guerre m'a apprise, c'est qu'il ne faut accorder trop d'importance aux symboles ou aux gris-gris. Même s'il est toujours facile de faire preuve de foi.

 - L'interminable question autour du destin et du libre arbitre.

 - Oui, Papy.

 - Tu ne crois pas, Richie.

 - Je ne crois plus. Je pense que j'ai appris à ne plus fonder de faux espoirs.

 - Tu as dû en baver là-bas.

 - Oui mais je suis rentré maintenant.

 - Et j'en suis heureux. C'est la dernière chose que je lui ai demandée. Prends la plume, fiston, peut-être qu'un jour, elle t'apportera de la lumière.

 - Avec plaisir, Papy. Et toi ?

 - Moi, je suis vieux. Elle te sera plus utile qu'à moi aujourd'hui. À toi de reprendre le flambeau. "

Je la regardai une nouvelle fois. Le bleu de ses zébrures semblait palpiter. Je la fis rouler un instant entre mes doigts avant de la reposer sur sa feutrine noire et de fermer le lourd coffret.

Plus tard, dans le Soleil couchant, je descendis jusqu'à la plage et observai un long moment les vaguelettes. L'air autour de moi éclatait d'une exotique teinte orange et rose.

Un mystérieux phénix gisait-il sous les eaux du Golfe ?

Cette nuit-là, un orage éclata au-dessus de Rum Cay. Je pleurai mes camarades tombés dans la jungle. Existait-il un lien entre notre chagrin et la foi religieuse ?

Quand mes larmes séchèrent, je me tournai vers la mer. Avant le jour, j'avais compris l'histoire de Papy. Pour chasser les fantômes du Vietnam, il avait cherché, par une de ses histoires fantastiques, à rallumer la flamme en moi.

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