Sables du temps
Comme si la nature en train de reverdir pouvait chasser le spectre de la guerre. Telles étaient les pensées qui hantaient l'esprit de Tobias tandis qu'il sirotait son mauvais thé devant la fenêtre de son bureau.
Avril devançait déjà les envolées de mars, tout pointait vers un printemps sur le point d'éclater. Régnait en ville une certaine agitation qui n'avait rien à voir avec les arbres en fleurs ou les massifs de jonquilles. De lointaines rumeurs se murmuraient, promesses de lendemains libérés de l'oppression. Les Alliés semblaient sur le point de lancer une vaste opération militaire quelque part dans le nord de la France ou en Norvège. Tobias espérait la disparition prochaine des sinistres drapeaux rouges et noirs au fronton du Cristianborg. Aujourd'hui, ils flottaient mollement dans la brise. Il ne savait s'il fallait voir là un signe encourageant de la chute prochaine du Troisième Reich ou s'il aurait préféré qu'une violente bourrasque emportât le tout.
Il suivait des yeux une patrouille vert olive quand la porte de son bureau s'ouvrit. La voix enrouée de sa secrétaire le tira de sa mélancolie :
" Le courrier du jour, Professeur Gronkjær. Je crois qu'il y a un colis du Professeur Rommedahl.
- Tiens donc. Voyons voir ça. Merci, Ilsa.
- Vous voulez encore du thé ?
- Non, merci. " répondit-il avec une grimace. Il se hâta tout de même de finir sa tasse tant que le breuvage était chaud. Froid, il devenait insupportablement dégoûtant.
Ilsa retourna à son bureau. Il l'entendit tousser, la mauvaise grippe qu'elle avait attrapée durant l'hiver ne la lâchait pas. Il considéra le paquet de son confrère, le Professeur Rommedahl. À peine plus gros qu'une boîte de café, entouré d'un papier kraft qui paraissait avoir franchi des milliers de kilomètres. Une ficelle beige, rugueuse liait l'ensemble à une enveloppe de papier sûrement blanc au moment de l'envoi, maintenant couleur de sable.
Des semaines avec seulement des nouvelles parcellaires de Rommedahl, tout juste envoyait-il quelques missives lapidaires à son épouse. Tobias trancha le lien, ouvrit le paquet. Il découvrit un coffret en bois sombre. Tandis qu'il le penchait pour l'observer, quelque chose à l'intérieur vint cogner contre la paroi en un bruit mat. Une odeur d'épices envahit la pièce, lui rappelant les roulés à la boulangerie. Un lointain écho remonta par la fenêtre, une note qui ne pouvait être en ce lieu, en cette époque. Un rire sybillin que le conflit avait emporté.
Comme il était venu, l'éclat s'envola, balayé par la brise. Le vent doux effaça aussi les larmes de Tobias. Il concentra son attention sur la lettre poussiéreuse. Il reconnut sans peine les pattes de mouche de son vieil ami :
" Tobias,
elle existe.
Cette cité à laquelle tu n'as jamais réellement cru, je l'ai vue de mes propres yeux. Elle m'a mené aux portes de la folie mais aujourd'hui, je sais que j'avais raison. Dans le coffret, tu trouveras la preuve de mes théories que tu jugeais farfelues. Malgré tout, tu m'as fais confiance et c'est donc naturellement vers toi que je me tourne pour communiquer au monde ma découverte. Quelques imprévus me retiennent ici, notamment les Anglais qui me prennent pour un espion allemand mais j'espère être bientôt de retour.
Les légendes autour de cette contrée ne sont pas des mirages, un pouvoir incommensurable sommeille ici. J'ai dû surmonter bien des écueils pour y parvenir. De Grâce, prends garde aux personnes avec qui tu partageras ce secret. Sache néanmoins que tout a un prix. Dans ce monde et dans les autres.
Dis à Annet que je l'aime.
Ton camarade.
D.H. Rommedahl "
Tobias relut deux fois la lettre pour essayer de saisir ce qui pouvait se cacher entre les lignes. À force de l'avoir entendue de la bouche de Rommedahl des dizaines de fois, Tobias connaissait par cœur la légende de cette mystérieuse cité d'Orient.
Bien avant l'existence des royaumes que l'Histoire connaissait, avait existé un empire qui aurait atteint un stade avancé de technologie. Cette maîtrise trouvait sa source dans des révélations apportées par la poussière. Toute sa carrière, Dennis avait argué d'un sable qui offrait des visions du passé et du futur. Mais à trop braver les interdits, la cité avait disparu dans un immense cataclysme. Toute trace de son existence fut englouti sous le désert de Gobi. Comme si la Terre elle-même avait voulu effacer cet affront aux Dieux.
Tobias avait toujours trouvé cette hypothèse délirante mais il n'avait jamais tenté d'entraver les recherches de son ami. Dennis était un archéologue de génie et il avait permis tant de découvertes annexes que Gronkjær, en sa qualité de directeur de département, au nom de leur vieille amitié, était prêt à lui céder quelques caprices.
Tobias reporta son attention sur le coffret qu'il ouvrit avec de grandes précautions. Il souleva une couche de papier journal pour découvrir une bourse de cuir brun et chose plus surprenante ; un sablier de la taille d'une montre-bracelet. Un peu de sable s'était échappé de la petite sacoche, l'odeur de cannelle monta jusqu'aux narines du professeur. Il sursauta au bruit d'une bombe qui éclata dans son dos. Si loin comme sorti d'un rêve ou d'un souvenir. Était-ce un coup des résistants ? se demanda-t-il en se penchant à sa fenêtre. Aucune fumée ne s'élevait au-delà des toits et nulle agitation ni parmi la foule ni dans les rangs des soldats de la Wehrmacht. Il referma sa fenêtre puis traversa la pièce jusqu'à celui d'Ilsa :
" Avez-vous entendu la détonation ?
- Non, Professeur.
- Étrange.
- Désirez-vous que je me renseigne ?
- Si cela ne vous ennuie pas, merci. "
Il eut soudain envie d'un vrai café, non d'un de ces ersatz à la chicorée. Ou encore mieux d'un bon whisky écossais. Mais l'un comme l'autre étaient devenus des denrées rares dans ce monde à feu et à sang. Et les hauts gradés de l'armée d'occupation s'accaparaient les deux sans vergogne.
En attendant le retour de sa secrétaire, il s'assit à son bureau. Il tenta de lire le reste de son courrier du jour mais ses yeux, comme son esprit, revenaient incessamment à la bourse et au sablier. Il tira la boîte devant lui, un peu de sable se souleva, l'odeur d'épices l'accompagna. Dans l'ombre, une voix à peine plus épaisse que le souffle de la brise printanière, lui susurra quelque mot doux.
Ce timbre est celui d'Astrid. constata-t-il, soudain horrifié. Une larme monta jusqu'à son œil, mourut sur le bord d'un monde que le chagrin rendait gris. Ilsa revint à cet instant :
" Désolé, Professeur, rien à signaler en ville.
- Merci, Ilsa. "
À son plan de travail, Tobias observa un moment le sable qui s'était écoulé hors de la bourse. Y avait-il un lien entre l'odeur de cannelle et les réminiscences entendues ? Dans la lumière de mars qui venait caresser la poudre de roche, Tobias remarqua la danse de reflets ambrés, d'autres cuivrés. Avec lenteur, en retenant presque son souffle, il prit dans une main hésitante le sablier. Des runes étaient gravés dans le métal, Tobias reconnut ce qui ressemblait à du daur, probablement ancien d'après les volutes de l'écriture. Du rouran peut-être ou une langue encore plus ancienne ?
" Ilsa, vous voulez bien vérifier si les professeurs Hyypiä et Eriksen sont disponibles ?
- Bien sûr. "
Ce sablier exerçait un impressionnant pouvoir de fascination. Tandis qu'il patientait, il l'inclina d'un côté. À l'intérieur de la vasque, les grains prirent une teinte de cuivre. Le même parfum épicé s'éleva enivrant, le monde s'effaça. Le ressac venait indolemment flirter avec ses pieds nus qui s'enfonçaient dans un sable couleur de perle. Au large, sous un ciel pur, les bleus outremer et turquoise rivalisaient de beauté, tout juste délimités par l'écume sur les récifs. Ilsa lui tendit un verre de rhum arrangé. Dans ses cheveux du blond des blés estivaux apparaissaient les premiers fils d'argent. D'une voix douce, elle dit :
" La guerre est finie. Toby, que penses-tu de Liv comme prénom ? " La suite se perdit comme un songe qui s'envole. Tobias retourna le sablier dans l'autre sens. Là encore, la cannelle le submergea alors que les particules de silice viraient à l'ambré. Il était dans sa maison d'Østerbro. Depuis la véranda, il voyait la mer. Par beau temps, on devinait la côte suédoise, mais aujourd'hui tombait une pluie blanche d'avril. Henrik se tenait là, dans son impeccable uniforme.
" La guerre vient, père. Je dois aller me battre. " Un souvenir douloureux que le temps n'avait pas émoussé. Celui-ci s'accrocha comme un cauchemar amer. Troublé, Tobias posa avec délicatesse le sablier et l'enveloppa de papier journal. Au même instant, Ilsa revint :
" Les professeurs Eriksen et Hyypiä vous attendent. Est-ce que tout va bien, Professeur ? Vous êtes tout pâle.
- Oui, juste un peu fatigué, je le crains.
- Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
- Non, ça ira. Je ne suis pas sûr de repasser par mon bureau, vous devriez peut-être rentrer avant la nuit. Je n'aime pas vous savoir dans les rues tard avec tous ces soldats.
- Je vous attendrai et vous me raccompagnerez, Professeur. "
Malgré la grippe qui lui enrouait la gorge, la voix d'Ilsa possédait le parfum délicat des violettes, la fraîcheur du renouveau. Même un homme usé comme Tobias Gronkjær ne pouvait y rester insensible.
D'un pas souple en dépit de sa mauvaise jambe, il remonta les couloirs à travers l'université. Sur le bureau d'Eriksen, au milieu des copies des étudiants, une bouteille de schnaps à la pêche et deux gobelets. Tobias leur montra le colis envoyé par Rommedahl. Hyypiä, au vu des glyphes sur les bords du sablier, farfouilla dans de vieux ouvrages sur les étagères d'une bibliothèque :
" Tu avais vu juste, Tobias. C'est bien du rouran.
- Tu peux le déchiffrer ?
- Dennis l'aurait lu sans l'aide d'un livre. Mais je pense y arriver. Si tu me laisses un peu de temps.
- Comme bon te semble, Sami. Mais vous devriez mettre un masque et éviter de respirer cette poussière.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? " demanda Eriksen.
Tobias leur raconta ses visions. Les deux hommes le regardèrent d'un air songeur. Ils discutèrent, débattirent longtemps. Dans la pièce, la lumière du jour roula d'un mur à l'autre. Au bout d'un moment, Hyypiä affirma :
" C'est bon, j'ai trouvé.
- Nous t'écoutons. lança Eriksen.
- " Dans les reflets de cuivre, résident les vérités au-delà du coucher du soleil. Dans les reflets d'ambre, se tapissent les secrets de la nuit dernière."
- Qu'est-ce que ça signifie ? Rommedahl disait donc vrai ? "
Tobias l'ignorait mais, à moins d'une hystérie collective, ils se trouvaient là devant un mystère d'une gigantesque portée. D'un potentiel qui dépassait leurs perceptions d'archéologue, d'ethnologue et de philosophe.
" Est-ce que Gravesen est toujours au département de physique ?
- Oui, toujours. Tu penses à quoi, Tobias ?
- Peut-être devrions-nous faire analyser ce sable ? Peux-tu l'appeler pour moi, Sami ?
- Évidemment. "
Alfred Gravesen se montra sans surprise très intéressé. Rendez-vous vu pris pour le lendemain matin, neuf heures. Par précaution, Tobias emmena le paquet chez lui. Il ne dit rien à Ilsa qu'il raccompagna jusque chez elle. Quand elle l'invita à monter, il déclina poliment mais il l'embrassa sur la joue.
Dans sa maison vide, la curiosité lui coupa l'appétit. Durant tout le trajet en trolley, il n'avait cessé de penser à ses visions. Promesses ou mirages ? Il éteignit la lampe de son salon, ne gardant qu'une bougie allumée sur le rebord de la cheminée.
Là, dans le silence presque absolu de la ville qui se cachait des bombardiers, il ouvrit la bourse de cuir et inhala à pleins poumons. Revoir une dernière fois Henrik et peut-être pouvoir embrasser à nouveau Astrid.
Hier et demain devenaient accessibles. Le monde pouvait attendre.
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