Chapitre 2
La nuit avalait les couleurs du jour, les transformant en une palette de gris et d'ombres familières. Pour lui, c'était l'heure où les miroirs perdaient de leur pouvoir accusateur, où les reflets se noyaient dans la pénombre des bars faiblement éclairés, loin de cette image qu'il scrutait avec tant de doute. Il y cherchait non pas la compagnie, mais l'oubli. Un oubli du corps qu'il jugeait ingrat, de ce visage qui ne lui renvoyait jamais l'écho d'une beauté capable de retenir un cœur, de le faire se sentir moins encombrant. Noyé dans la foule anonyme, le bruit des conversations indistinctes comme un murmure océanique, il pouvait presque se dissoudre, devenir un simple spectre absorbant l'alcool comme une anesthésie légère contre la lancinante question de sa propre capacité à être aimé.
Il s'asseyait souvent au comptoir, le dos tourné à la salle, fixant le ballet incessant des bouteilles derrière le barman. Chaque gorgée de bière amère était une tentative de saboter les pensées qui le hantaient, les échos des rejets passés, la rengaine lancinante de son inadéquation affective. Il observait les autres, les couples enlacés, les groupes d'amis riant bruyamment, comme on regarde un documentaire sur une espèce exotique dont on ne comprend pas les rites de séduction, ces codes mystérieux qui semblaient leur ouvrir les portes d'un bonheur auquel il se sentait étranger. L'amour leur semblait si naturel, si évident. Pour lui, c'était une équation insoluble, un théorème dont il n'avait jamais appris les fondements, se demandant s'il possédait même les axiomes de base pour comprendre un tel sentiment.
Parfois, l'ennui et l'alcool le poussaient à des tentatives plus audacieuses, des incursions maladroites dans le territoire social. Il se mêlait à des conversations qui n'étaient pas les siennes, attiré par un fragment de phrase, un éclat de rire qui lui semblait une invitation ironique à sa propre solitude. Alors, il lançait une blague. Une de celles qui lui traversaient l'esprit, souvent décalées, toujours teintées de son caractère si personnel qu'il restait hermétique aux autres, comme un signal de détresse codé que personne ne parvenait à déchiffrer. Pour lui, elles n'étaient pas drôles. Elles étaient des tentatives désespérées de briser la glace de son isolement, de prouver qu'il existait au-delà de ce corps qu'il exécrait et de cette incapacité qu'il ressentait à se connecter véritablement.
Étrangement, parfois, ça marchait. Un silence interloqué se brisait en un rire inattendu. Une femme aux yeux fatigués esquissait un sourire qui lui rappelait ironiquement les sourires qu'on adresse aux animaux de compagnie maladroits. Un homme à la voix forte tapait sur son épaule avec une camaraderie forcée, une tape qui le faisait se sentir encore plus comme ce putain de meuble encombrant qu'on manipule sans y prêter attention. Ces réactions le laissaient perplexe. Était-ce vraiment drôle ? Ou était-ce la surprise de l'incongru, la pitié amusée face à cette tentative maladroite de se satelliser hors de son orbite solitaire ? Il savourait l'instant, cette brève bouffée d'air social, mais savait qu'elle était fragile, éphémère comme la promesse d'un amour durable pour quelqu'un comme lui.
Au fond, il se sentait comme un satellite errant, orbitant autour de planètes relationnelles sans jamais trouver la gravité nécessaire pour s'y poser, condamné à une solitude orbitale qu'il pensait mériter. Ses blagues étaient ses tentatives de se satelliser, des signaux maladroits envoyés dans l'espace social, espérant une réponse, un écho qui ne le laisserait pas se sentir aussi désespérément seul dans son propre univers intérieur. Mais la plupart du temps, il retournait à son orbite solitaire, le goût amer de l'alcool se mélangeant à celui, plus âcre, de l'incompréhension et de la confirmation tacite de son statut d'encombrant affectif. Et le cycle recommençait, nuit après nuit, dans l'espoir vain d'oublier ce reflet qui lui rappelait sans cesse sa propre perception de sa non-existence affective, de son incapacité à croire en un amour sincère pour quelqu'un d'aussi "jetable" que lui.
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