Désirée reprit son souffle, toisant la foule d'un air grave.

- L'état de rêve éveillé... Quelqu'un parmi vous en a déjà entendu parler ?

Elle balaya la foule du regard. Tous faisaient non de la tête. Tous à l'exception d'une personne.

Cassandra sentit les yeux de Désirée sur elle et ne put s'empêcher de frissonner. Elle ne trouvait pas la chose désagréable...

La conteuse s'humecta les lèvres.

- Ceci n'est guère étonnant. Rares sont les individus ayant les capacités pour vivre pareilles choses. (Reprit-elle d'une voix douce.) L'état de rêve éveillé demande un esprit fort, capable d'endurer ces moments particulièrement éprouvants. Parfois, la personne peut voir l'avenir. Ou avoir une vague lecture de celui-ci. D'autres fois, il s'agit d'un lien, d'un échange au niveau psychique. Mais tout lien peut avoir ses inconvénients. Une personne mal intentionnée peut alors introduire des images dans votre esprit, saper votre volonté, vous manipuler... Vous forcer à voir ce qu'elle veut vous montrer, prisonnier de sa volonté...

- C'est ce qui est arrivé à la princesse ? (S'enquit une femme au premier rang.)

Désirée laissa un silence s'installer, son regard glissant sur la foule.

- A votre avis ? (Dit-elle finalement, d'un air énigmatique.)

Des murmures s'élevèrent, mais personne ne répondit et la conteuse leur sourit.

- Peut-être la suite vous mettra-t-elle sur la piste. Le soir même, Sanaria était allée voir son père et c'était avec soulagement qu'elle avait constaté qu'il était en vie et en forme. Pour autant, elle n'arrivait pas à se défaire de cette vision qu'elle avait eue de son père mort. Le lendemain, elle décida de rejoindre le manoir abandonné où l'attendait Désirée...

" Le manoir était en plus mauvais état que dans son souvenir. Les murs étaient percés de trous qui laissaient entrevoir quelques unes des bestioles qui grouillaient en leur sein. Des lianes avaient brisé les carreaux des fenêtres et grimpaient jusqu'au plafond. De la mousse recouvrait le sol et les murs. Les tapisseries et rideaux tombaient en lambeaux et les rares objets qui avaient survécu aux passages des pilleurs succomberaient d'ici peu aux ravages du temps. Sanaria s'avança d'un pas hésitant sur le sol qui grinçait sous ses pieds et s'arrêta à quelques pas de l'escalier, peu désireuse de s'y aventurer.

- Désirée ? (Appela-t-elle.)

Seul le silence lui répondit. La jeune femme sentit le poids de la mélancolie s'abattre sur elle, avant de se ressaisir. A cette heure-ci, son amante devait être au travail. Elle traversa le manoir, fouillant sa mémoire en quête d'un endroit relativement sûr où s'installer pour l'attendre. De nombreux souvenirs lui revenaient alors qu'elle arpentait les couloirs sombres et éventrés. Désirée l'avait amenée dans cet endroit pour son treizième anniversaire. A l'époque, les deux adolescentes jouaient exclusivement dans le château, se perdant dans les différentes ailes toutes plus sinueuses et labyrinthiques les unes que les autres. C'était avec un bandeau qu'elle l'avait menée jusqu'ici. Et elle lui avait fait garder les yeux fermés, même après l'avoir retiré. Ce qui avait frappé Sanaria, c'était l'odeur qui régnait. Un peu de moisissure, presque entièrement éclipsée par la senteur particulière d'un jus d'orange chauffé et d'une brioche fondante que sa compagne avait préparé pour elle. Mais à cet instant précis, elle l'ignorait totalement et attendait, impuissante, soumise, le bon vouloir de la jeune femme. C'est là que Désirée lui avait offert son second cadeau. Ses lèvres avaient effleuré timidement les siennes avant de les presser délicatement. Un baiser qui avait pris Sanaria au dépourvu, mais auquel elle avait répondu, mue par un désir qu'elle avait été alors incapable d'expliquer et qui l'avait transportée vers de nouvelles sensations inconnues et savoureuses. Leur premier baiser. Celui qu'aucune jeune femme n'oublie. Celui qui définit tout. Elles s'étaient longuement regardées, brûlantes d'un désir grandissant.

- Est-ce que je t'intimide tant que ça pour que tu restes là, dans l'ombre ? (Avait soufflé Désirée.)

La chaleur monta aux joues de Sanaria et s'empara également de son bas-ventre. Elle ne pouvait s'empêcher de se mordiller la lèvre à ses souvenirs si délicieux cependant que son cœur accélérait ses battements. Des années d'une passion enivrante sur laquelle elle ne parvenait pas à mettre un mot. Elle aimait Désirée, Dieux qu'elle l'aimait ! C'était une évidence. Et c'était ce qui rendait son trouble d'autant plus difficile à supporter. Elle ferma les yeux, essayant de calmer sa respiration. Des bruits de pas résonnèrent, ténus et elle sut instinctivement à qui ils appartenaient. Quand elle rouvrit les yeux, Désirée était là, ses yeux plongés dans les siens. Elle demeurait éloignée, dans une semi pénombre.

- Je n'étais pas sûre que tu viendrais. (Déclara-t-elle après un long moment.)

- Tu doutais de moi ? (Répondit Sanaria d'une petite voix.)

- Je pensais qu'il te faudrait plus de temps pour m'apporter une réponse. (Avoua-t-elle avec douceur.) Et j'ignore si je dois être ravie de ta présence, ou craindre le pire...

Sanaria se pinça les lèvres. Elle sentait l'angoisse de sa compagne, le nœud qui lui bloquait la gorge comme s'il était sien. Elle s'humecta les lèvres.

- Est-ce que je t'intimide tant que ça pour que tu restes ainsi, dans l'ombre ? (Dit-elle avec un sourire en coin.)

Désirée eut un sourire mélancolique et s'avança au-devant de la princesse, se dévoilant à elle. Du sang maculait son visage, s'écoulant de deux coupures sur son front. Elle avait dans la main un chiffon ensanglanté.

- Qu'est-ce que...

Désirée balaya sa question d'un geste impatient de la main.

- On a eu un peu de mal à la scierie, ne t'inquiète pas.

Elle s'installa au côté de Sanaria. Le visage de celle-ci était pincé, fermé. Des larmes brillaient dans ses yeux tandis que son songe de la nuit précédente lui revenait.

- Désirée... Je...

Elle s'arrêta, incapable de poursuivre. Elle ne savait même pas ce qu'elle voulait lui dire... Ses pensées étaient soudainement confuses, son esprit tiraillé. Le regard de la jeune femme captait le sien, l'emportant dans des eaux profondes dans lesquelles elle désirait demeurer jusqu'à la fin des temps. Toute son assurance, tout ce qu'elle avait préparé fondait comme neige au soleil, emporté par l'élan d'un cœur qui battait à tout rompre. Elle sursauta presque quand les mains de Désirée se refermèrent sur la sienne, la pressant avec douceur.

- Que voulais-tu me dire, Sanaria ?

La jeune femme hésita, s'humectant les lèvres avant de détourner le regard.

- Mon père me met de plus en plus la pression.

Désirée opina, patiente.

- Je voudrais tellement... (Elle soupira, secouant la tête avec peine.) Je ne pourrais pas supporter de le perdre, Désirée.

- Tu préfères qu'il régente ta vie ?

Sanaria se tourna vers elle, presque ahurie.

- J'ai des obligations, des devoirs... Comment pourrais-je l'abandonner, lui qui a tant fait pour moi ?

- Alors, c'est là ta décision ?

- Pourquoi es-tu ainsi, Désirée ? Pourquoi me presser ?

- Te presser ? (Lâcha l'intéressée, déconcertée.) Sanaria... Je t'aime ! Je suis prête à t'attendre, à faire des concessions ! C'est toi qui es venue ici pour me donner une réponse, ou un semblant de réponse du moins ! Tu me demandes de comprendre tes peines, tes douleurs, sans prêter attention aux miennes !

- Ce n'est pas vrai ! Tu ne peux pas savoir ce que c'est que de...

- De ?

La jeune femme s'était figée, incapable d'en dire plus. Pourquoi ce songe la bouleversait-il à ce point ? Comment pouvait-elle expliquer la chose et... Elle secoua la tête, refoulant les larmes qui montaient et lui piquaient les yeux.

- Rien... J'ai fait une erreur...

Elle se leva et fit volte-face mais la main de Désirée la retint.

- Laisse-moi... (Dit-elle d'une voix brisée.)

- Je ne peux pas faire ça...

Sanaria ouvrit la bouche mais Désirée posa un doigt entre ses lèvres pour la faire taire.

- Je ne veux pas de réponse. Pas maintenant. Je veux simplement que tu restes ici, avec moi. Loin de ton père. Loin du château et de tout ce qu'il renferme. Comme autrefois...

- Je ne sais pas...

- Je t'en prie...

La voix de Désirée était tremblante et le cœur de Sanaria se gonfla d'amour. Elle se rassit à ses côtés et son amante la serra dans ses bras, son visage disparaissant dans sa nuque.

- Juste un peu. (Dit Sanaria.)

- Juste un peu. (Répondit Désirée, blottie contre elle.)

Elles ne dirent rien de plus, profitant simplement l'une de l'autre, sans oser aller plus loin, sans désirer plus. Un moment qui n'appartenait qu'à elles, une accalmie dans la tourmente d'une vie et d'obligations qui se rappelaient à elles.

Et une fois encore, trois femmes les observaient, lointaines et silencieuses. Et toutes affichaient un air réprobateur.

- Avec pareille engeance... (Siffla celle de gauche.)

- Il est temps. (Déclara celle du milieu. Et un sourire se dessina sur ses lèvres.) Nous pourrions en tirer parti...