Popaul emploi (2)
Ces derniers temps, il y en avait eu beaucoup dans ce genre-là. Les agents les surnommaient les kamikazes. Ils étaient reconnaissables à leurs faces blafardes, leurs regards vides et leurs dos voûtés. Vaincus à l’avance, leurs fonctions vitales au diapason de l’aide financière minimum qui leur était consentie à chaque fin de mois. Des plantes. Des plantes humaines flétries, desséchées, attendant qu’on les arrache. Souvent, ils arrivaient imbibés, une cannette de bibine bon marché à la main. Quand c’était leur tour, ils chancelaient jusqu’au box des conseillers. Spectacle à la fois pathétique et risible. Certains même se croûtaient pendant ce trajet infime, s’éclatant l’arcade ou se pétant leurs dernières dents. Et puis il y avait ceux qui, trop pleins, s’assoupissaient et manquaient leur appel. En général, après deux-trois heures de raffut nasal, ils se réveillaient, penauds et partaient comme des voleurs bredouilles.
Là, le type n’appartenait pas à cette catégorie dévastée. De lui émanait de la confiance, de la détermination et l’envie de démantibuler quiconque se dresserait sur son chemin. Ses muscles proéminents vibraient sous ses fringues, inaccoutumés à l’attente et l’inertie. Clair, il s’était entrainé comme un malade pour ce rendez-vous. Il avait enchaîné les pompes et les tractions, soulevé de la fonte, couru et appris diverses techniques de combat bien sûr. À l’époque où Georges s’était trouvé dans la même situation, il s’était comporté de manière identique. Conscient que le boulot ne viendrait jamais à lui, il s’était efforcé de devenir un guerrier. Sa piaule s’était transformée en salle de musculation et l’extérieur en ring illimité. Dans les caves de son immeuble, il avait affronté les rats à mains nues, encaissant leurs griffures et morsures sans broncher. Sur les parkings de supermarchés, à l’heure où les travailleurs entament leur huitième round contre l’insomnie, lui s’était fighté contre ses semblables, des mecs avec des carrures et des mentalités de tractopelle. Il s’était même frotté à des carcasses de bagnoles dans la casse d’«un pote». Oui, il s’était forgé le corps et le caractère en dix mois à peine, durée entre le moment de la réception de sa convocation et celui de son rendez-vous au pôle emploi. Comprenant tout de suite ses intentions, l’agent qui l’avait accueilli avait dérogé aux règles élémentaires de la bienséance. Il n’avait pas décroché un mot, s’était dressé tel un crotale et avait balancé un shuriken en direction de sa tête. Arme de jet qui aurait certainement fait mouche sur le Georges d’avant la convocation au pôle emploi. Pas sur le Georges d’après, celui qui pionçait sur le ventre sur des bris de verre et tronçonnait des poutres avec ses tibias. Ajoutons à cela une autre donnée non moins importante contribuant à l’échec de l’attaque. L’âge avancé de l’assaillant. La cinquantaine bien entamée, le fonctionnaire avait perdu en force et en vivacité. Il ne possédait plus de gniac. Ou du moins pas en quantité suffisante pour rivaliser avec un authentique gladiateur.
Le shuriken s’était planté dans la gorge d’une marginale en train de cuver dans un coin.
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