5 La Fac du crime

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  Étendu sur le lit du haut, la nuque au chaud sur ses pognes superposées, Kiki laissait son regard vagabonder sur le plafond de la cellule et le haut des murs. Des murs de briques aux aspérités atténuées par les anciennes couches de chaux laquées de peinture. Çà et là des vestiges de gravures subsistaient. Des noms, des dates, des traits verticaux rayés en diagonales par groupes de sept ou de douze, des imprécations adressées à une justice toujours décriée. Univers lugubre. Quand le bruit d'une clef introduite dans la serrure brisa le silence de la pièce, c'est pourtant avec enthousiasme que Kiki se rua au bas du paddock.

- Alors ? demanda-il au Pape.

- Alors rien ! Le juge d'instruction est jeune. Il a les pétoches de faire une boulette qui pourrait lui être reprochée par sa hiérarchie. Il joint la forme au fond sur recommandation de la cour de « Casse ». On n'a plus qu'à attendre le procès, lança le maître braqueur avec philosophie.

- Ah ! Les tantes ! s'écria Kiki.

- Pourquoi les « tantes » ? Certains lascars entrent dans la magistrature au nom de la justice, en y croyant, d'autres pour y faire une carrière de planqués. J'ai pas eu de chance à la loterie sur ce coup là, c'est tout ! lança le Pape avec sérénité.

  Kiki approuva d'un signe de tête peu convaincu, puis il regarda le Pape inspecter le contenu de la gamelle métallique restée sur la table d'un air méfiant. Le repas refroidi dû lui convenir car il déballa une plaque chauffante et la rallonge permettant d'aller chercher le courant sur la douille installée sous l'ampoule du plafond. Trois ustensiles rigoureusement interdits par le règlement d’époque.

- C'est bien d'être équipé ! plaisanta Kiki sur un ton admiratif.

- A quoi ça servirait d'enfreindre les lois dehors s'il fallait les respecter là où on trouve le plus de hors-la-loi au mètre carré, dis-moi ?...

*

* *

Les jours creux succédant aux jours vides, la vie des détenus est régulée par le rythme des promenades, des parloirs, des douches. Les extractions pour le Palais de Justice constituent les temps forts de cette existence végétative, des dates repaires, en quelque sorte. D’autres évènements marquants possèdent aussi le pouvoir de bousculer cette monotonie. Moins marrants pour ceux qui les symbolisent. Comme l’arrivée d’un ami, par exemple. Qui plus est, s’il s’agit d’une vedette du banditisme. Ce qui fut le cas pour Maxime.

  Maxime était un garçon de haute taille, type jeune premier de cinéma. La presse à sensation ne s’y était d’ailleurs pas trompée en le sacrant « Delon provincial ». Sa beauté, son élégance de playboy, son aisance dans la dialectique indisposèrent d'emblée Kiki qui se sentit infériorisé. Un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé en présence du Pape beaucoup moins suffisant, moins condescendant envers les malfrats plus modestes.

  Évidemment, quand un braqueur d’envergure a le privilège de pouvoir venir partager le déjeuner d'un autre braqueur de renom, la conversation ne peut que dévier rapidos sur les braquages. Un sujet de discussion propre à émerveiller Kiki. L’air distant fleurant le faux-cul à plein nez, il s'imprégnait des propos des deux bandits en se gardant bien de poser la moindre question en présence de Maxime. L’arrivant n’était pas plus dupe que nous, mais le maintien de Kiki dans la cellule du Pape équivalait à un blanc sein en acier de la meilleure coulée. Difficile aussi de l'envoyer « faire un tour en attendant ».

  A quatre dans cette carrée, l’espace était chiche. Mais comme il ne s’agissait que d’y prendre les repas jusqu’à l’heure de relève de poste, à quatorze heures, le plaisir restait exempt d’aléas. Les plats cuisinés nous arrivaient à température idéale, par porteur spécial, et Kiki assurait le service comme un parfait majordome.

  Peu vantards et naturellement méfiants, les deux malfrats de renom se gardaient bien d'étaler leurs exploits personnels en termes précis. Tout au plus évoquaient-ils les plus pittoresques, ceux qui leur avaient valu la une des journaux. Et encore ne le faisaient-ils que pour s’amuser de leurs aspects anecdotiques. Leurs conversations portaient avant tout sur la technique des braquages dans laquelle chacun brillait, mais dans un style différent.

  Conservateur en diable, Maxime croyait dur comme fer aux vertus d'un gang doté d’une organisation quasi militaire. Avec de longues classes, une période d'apprentissage conséquente au contact du Milieu puis une lente montée en grade. Un entraînement intensif à l'exercice physique et au tir devait impérativement figurer au programme. Comme chez les ennemis jurés du GIGN et du GIPN.

  La technique retenue par le Pape était toute différente. D'abord, l’homme vivait en marge totale du Milieu traditionnel, vivier d'indicateurs prêts à vendre père et mère afin de pouvoir continuer à collecter sans risques les produits d’une sinécure réputée. Il cultivait une vision personnelle de l’infraction aux lois basées sur l’étude psychologique du camp adverse, les victimes désignées. Toute manifestation violente non indispensable le révulsait. Le braquage se résumait pour lui à un abus de confiance à main armée susceptible d'être exécuté par n'importe quel individu alliant l’audace à la réflexion. Une conviction de la récupération individuelle calquée sur celle des anarchistes qui provoquait des convulsions de rire chez le Pacha. D’autant qu’avec pour modèles de référence les 4 zèbres que le hasard nous avait collés dans les pattes, imaginer pareille troupe monter sur le braquage du siècle s’apparentait réellement pour lui au vaudeville boulevardier irrésistible. Maxime détestant la promiscuité promenade, du moins dans notre cour, un arbitre de poids faisait défaut. Si une question sur le sujet brûla les lèvres de Kiki, il eut l’excellente idée de se la garder bien au chaud.

  L'approche différente des deux hommes quant à la réalisation d'affaires mirifiques collait Kiki en pâmoison. Il se repassait mentalement tous ces plans d'attaques virtuelles en détails la nuit. Et il s’en gavait de ces récits, le zèbre ! Sur la tactique de braquages de banques, de bijouteries, de fourgons blindés. Toutes ces stratégies « payantes » lui furent bientôt familières. Les deux rois de la mendicité à main armée semblaient posséder un filon de ces magots mythiques propres à plonger en pâmoison tous les flibustiers de la planète. Leur demander d'en préciser le lieu aurait été folie, bien entendu. Pas besoin d'avoir suivi les universités voyoutes pour se la donner. Sans la moindre envie, cette fois, de se taper l'école buissonnière. Faute de pouvoir prendre des notes sur le vif, Kiki se rattrapait le soir, en loucedé, sur la couchette du haut. Imaginant sûrement que son manège échappait à ses « colocataires ».

  L'accoutumance aidant, et comme Kiki préférait se gaver le ciboulot qu’enchaîner les histoires rigolotes qui enchantaient le Pape, les deux docteurs es-braco se gênaient de moins en moins pour évoquer les « salades du Milieu ». Même avec l’emploi des sous-entendus de rigueur, Kiki n'appartenait plus tout à fait au monde des caves. Il avait saisi que pas mal de ces critiques sarcastiques dézinguaient le Pacha auquel le Pape faisait cependant si bonne figure en promenade.

  Hypocrisie ou grande tolérance sous des aspects de dupe ? Une chose semblait certaine pour le Manouche ; en dépit de ses airs de grand seigneur, le Pacha n'inspirait aucune crainte aux deux pistoleros. Un peu de respect dû à l'âge, peut-être ? Et encore !

  Pour les détenus dont l’affaire se trouvait en cours d’instruction il n’était pas rare qu’une extraction surprise survienne à n’importe quelle heure, y compris pendant celles de promenade ou de parloir. La plupart du temps, il s’agissait « d’auditions P-J ». Les extractions pour le palais de justice étaient planifiées longtemps à l’avance, elles. Du moins, en principe. Ce fut au retour de l'une de ces extractions surprise que Maxime prit congé de nous. Par de solides abbracci entre pirates de même rang, sur une poignée de main cordiale pour Kiki.

  Le surlendemain, trois mandats postaux du maximum autorisé parvenaient dans la cellule. Un pour chacun de nous. Interloqué, Kiki demanda au Pape s'il devait cantiner à son profit la totalité du mandat.

  • T'es stupide, ou quoi ? Il t'a envoyé un peu d'oseille parce qu'il t'estime et qu'il a partagé la gamelle avec toi. Rien d'autre. Alors, c'est à toi que ça revient plein pot, Ducon !
  • Il m'estime ? Bafouilla Kiki, à la fois ému et déconcerté... Il me disait à peine bonjour !
  • Tu voulais quoi, qu'il te roule une pelle à chaque apéro ? Il ne t'aurait pas apprécié, il t'aurait viré à coups de lattes dans le fion, ou il ne serait plus venu ici en ta présence. C'est pas plus compliqué que çà. Alors cantine et fait pas chier.

  Kiki dépensa la totalité du mandat en cantine. En quadruple exemplaires. Un pour chaque. Le Pape n’émit aucun commentaire, mais apprécia l'élégance du geste à sa juste valeur. Par la suite, il commanda aussi les mêmes denrées en quantité nettement supérieure aux besoins de notre gourbi.

  • Tiens ! Tu fileras çà à tes potes avant que ça ne pourrisse. Sinon, ça va nous emboucaner la carrée.

  En ce qui concerne les fruits et autres denrées périssables, la réflexion pouvait faire illusion. Pour les conserves, style pure gourmandise, gâteaux de riz au caramel achetés par douzaines, Kiki garda ses réflexions pour lui. Il éprouvait désormais de la méfiance envers la singulière façon qu'avaient les grands voyous de manifester leur sympathie, ou une générosité dont il ne voulait surtout pas se voir créditer ; jamais de faiblesse ! En clair, le cave s'affranchissait vraiment.

  Une semaine plus tard, le journal télévisé de dix neuf heures, annonçait l'exécution de Maxime en pleine rue, sur le seuil d'un restaurant réputé. Une balle tirée entre les deux yeux depuis l'arrière d'une berline en mouvement. Le bol que Kiki tenait en main lui échappa et éclata au sol avec fracas. Bouche bée, il fixait le Pape qui continua à mastiquer sa bouchée de pain agrémenté d'un succulent fromage italien, le sourcil un rien relevé par l’étonnement.

  • Mais... tu dis rien ?
  • Qu'est-ce tu veux que je dise… une messe de requiem ?...

  Max avait flairé un sale coup. L’embrouille qui l'avait amené au placard puait le rance à plein pif. Ben là, il venait d’offrir la preuve qu’il avait raison. Les autres n’arrivant pas à le loger pour le fumer, ils avaient chargé les flics de le faire à leur place en le balançant pour un truc bidon. C'est ainsi qu'ils avaient pu le localiser. Ils avaient gagné cette manche grâce aux poulets. Pas de quoi pavoiser ! La réponse du Pape était déjà peu banal en soi, mais le ton paisible laissa le manouche groggy pendant de longues minutes.

  • Ça ne te fait rien que ton pote soit mort ? Finit-il par demander d'un ton hésitant.
  • Mort ?… On va tous se la culbuter un jour, non ?... Si tu veux pas finir en taule ou farci de Valdas blindées, mec, faut aller au charbon ! faire tes huit heures et voter consciencieusement comme des millions de « pue-la-sueur »!... La fortune risquera pas de te chambouler le ciboulot, c'est certain, car au premier jour tu sauras exactement à combien s’élèvera ta paye du mois. Mais en temps de paix, les risques de te faire truffer la terrine sont quand même au ras des pâquerettes... Le vrai héroïsme possède une grande part d’inconscience, mec. Et les héros qui sont des millions le réalisent même pas !… Allez ! Ramasse ta vaisselle avant de te taillader les arpions sur les bouts de verre !

  Le lendemain le Pape resta à peine en cellule. Visites d’avocats, convocations de la P.J, puis parloir familial s’enchaînèrent comme dans un maelström. Le tout probablement lié au trépas de Maxime. En dépit de son supposé désintérêt au sort de son ami, c’est à peine si Daniel avait prononcé dix mots et tout juste grignoté moitié moins de biscottes. Jeannot n’étai pas dupe, bien entendu ! Méthode de la chirurgie préventive. Dans l’urgence, dès que la sensibilité se voit menacée, on tranche dans le vif. On sectionne les parties exposées. On cautérise au fer rouge et on attend que les ondes douloureuses se soient dissipées pour laisser libre cours à la gamberge vengeresse. Enfin, çà c’est la stratégie sensée. Celle du Talion spontané génère des carnages plus riches en victimes superflues qu’indispensables à la survie du clan.

  Le lundi, soit cinq jours après l'exécution de Maxime, le reporter du journal télévisé annonçait un autre règlement de comptes d'une voix dégoulinante d'émotion. A croire qu'il partageait un lien de parenté avec chacune des victimes. Trois voyous « bien connus des services de police », pour sacrifier à l'expression consacrée, s'étaient brutalement vus ravis à l'affection de leur famille au sortir d'une boîte de nuit. De source bien informée, on s'autorisait à penser que cette élimination était liée au meurtre de Maxime. Les malfrats s'étaient tellement tortoré de plomb qu'une vérification des empreintes palmaires s'était avérée indispensable pour restituer les dépouilles aux familles respectives. Pas un pli du visage du Pape n'avait frémit. En promenade, avec le Pacha, non seulement le sujet ne fut pas abordé, mais il sembla flagrant, même à Kiki le pipelet, qu’il se devait d’être rigoureusement évité. Que les rides de soucis aient transformé le front du vieux malfrat en soufflets d'accordéon ne pouvait échapper à personne. Les connaisseurs songèrent plutôt à des séquelles de deuil. Le sien.

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