11 Lisa et son chat

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  Quartier du Moulin des Loups, à Saint Amand Les Eaux, le style des maisons présente peu de variété. Sur toute la longueur de certaines rues, elles sont même rigoureusement semblables. Tel est le cas dans celle-ci, proche de la place, dans laquelle se trouvait garé le 4x4 de Pierrot.

Dans la demeure proprette, au milieu du mobilier modeste, un élément de décoration saugrenu détonnait : le monceau de bijoux dressé en terril sur la table de la salle à manger, avoisinant des bouteilles vides et un impressionnant tas de billets de banques. Un verre à la main, sur des chaises pour Kiki et Djé, côte à côte sur le canapé pour Pierrot et Désiré, les quatre complices observaient le fruit de leur forfait. Seul un vague tintement résonnait dans la pièce ; le bruit des glaçons s’entrechoquant dans le verre de Pierrot.

  • Ben voilà ! soupira Djé. On l’a fait. On a réussi. Maintenant, reste plus qu’à fourguer toute cette camelote. Ca ne va être coton !
  • Rassure-toi ! On va pas les mettre « au Clou », le railla Désiré.
  • Au Clou ? S’exclama Kiki, outré. Et pourquoi pas les vendre à la sauvette au coin d’une rue, tant qu’on y est, dans un parapluie retourné ?
  • Ben voilà ! Ché sous sont pas partagés qu’on s’ingueule déjà ! Se lamenta Pierrot d’un ton désabusé. (Le partage n’est pas fait qu’on s’engueule déjà !)

Les trois autres le contemplèrent, déstabilisés par la pertinence de la réflexion, puis Désiré lui posa sur l’avant-bras une main apaisante.

  • On disait çà pour rigoler, Pierrot. Histoire de décompresser…
  • N’empêche ! T’es bin l’seul à n’avoir pas dit de connerie ! Après tout, ché ces préteurs sur gaches, ché bin là qu’on a l’moins d’risques de s’faire dénoncer ! Ché tous d’zarnaqueux ! ( Tu es bien le seul à n’avoir pas dit de conneries. Après tout, ces préteurs sur gages, c’est bien auprès d’eux qu’on a le moins de risques de se faire dénoncer. Ce sont tous des arnaqueurs !)

  Nouvel échange visuel déconcerté. S’il était vrai que les théories du Pape appliquées à la lettre s’étaient avérées d’une efficacité sans faille, force leur était de reconnaître qu’ils avaient occulté la revente des bijoux. Un détail pour les habitués du fric-frac, un Himalaya verglacé à se farcir pour les néophytes de la cambriole. Kiki s’insulta mentalement pour cette étourderie. Le Pape aurait-il refusé de lui donner l’adresse d’un fourgue ? Sûrement pas !

  • Mais pour chà, acheva Pierrot sur sa lancée. Vaudro mieux eine femme pour s’occuper d’la r’vente ! Nous, avec trois bague et un collier, ché un billet de r’tour assuré el' rue d'« Cuincy ». (Mais pour cela, il vaudrait mieux une femme pour s’occuper de la revente. Avec trois bagues et un collier, c’est un billet de retour assuré rue de Cuincy, prison de Douai)

  Pierrot stratège ? Pour le coup, les autres zèbres en restèrent comme trois ronds de flanc !

  Le choc de la surprise passé, puis les alternatives farfelues rapidement passées à la trappe, tous les regards convergèrent vers la cuisine. Baladeur sur les oreilles, les hanches en amphore étroitement moulées par un jeans, un dos féminin des plus aguichants se balançait au gré d’une mélopée inaudible pour les spectateurs. Désiré réunit ses doigts en cercle et lança un coup de sifflet strident.

  Un émouvant minois leur fit face par-dessus l’épaule, illuminé par un sourire rayonnant et un regard d’une clarté lumineuse. La courte chevelure brune aux mèches hirsutes donnait à la belle un air d’oisillon au nid. Une beauté pétillante de fraîcheur.

  • Viens un peu voir, mon hirondelle ! Lui lança Désiré. J’ai quelque chose à te demander.

  Lisa réduisit le gaz sous la casserole et s’avança vers le quatuor d’une démarche chaloupée. Nul besoin d’en rajouter chez elle, mais le balancement naturel du châssis possédait les vertus d’une pompe à haute pression sur les montées de testostérone. Le regard de Kiki dégoulinait de désir. Celui d’un chaton tapi sur une chaise proche passait de sa maîtresse à la nuque de Kiki et inversement, focalisé sur le calcul d’une trajectoire précise.

Au moment où Lisa passa devant Kiki, le chaton se détendit comme un ressort et atterrit sur l’épaule de l’infortuné jeune homme choisi comme étape relais pour atteindre Lisa. Surpris par les multiples piqûres des griffes, kiki jaillit comme un diable hors de sa boite, en hurlant, et se débattit jusqu’à expédier l’animal surpris sur les cuisses de Désiré. La fulgurance de la scène avait laissé les quatre témoins pétrifiés de stupeur. La première à reprendre ses esprits fut Lisa. Pour apostropher Désiré de façon cinglante.

  • Tout ce que tu voudras, mais à trois conditions ! D’un, que « deux-en-un » cesse de m’appeler Blanche-neige ! Simplet et grincheux sous le même bonnet, même pour des cerveaux de nains de jardin, les neurones y sont trop compressés ! Deux ! Qu’il arrête sur le champ de me cramer le postérieur en repassant le fond de mon jeans avec ses yeux en forme de fer à vapeur ! Et trois ! Qu’il s’abstienne désormais de martyriser mon chat s’il ne veut pas que je lui explose la tronche à coups de tisonnier ! Ce sera tout pour le moment.

  Estomaqué par la virulence de l’attaque, Kiki tourna un regard de chien battu vers ses amis.

  En matière de solidarité, pas la peine d’avoir étudié les échappatoires aux responsabilités dans les amphis de l’ENA pour comprendre que, sur ce coup là, il se retrouvait seul. En désespoir de cause, il les prit quand même à témoins.

  • Pour les deux premiers, d’accord ! Mais pour le chat, j’y peux rien, merde !… C’est lui qui m’a attaqué le premier !... Dites-lui, vous autres, que les animaux peuvent pas m’encadrer… qu’ils n’arrêtent pas de me faire des misères !… Tiens ! Même quand ils sont morts, d’abord !

L’évocation du bain de minuit avec sa victime canine déclencha un pouffement de rire chez Djé et Désiré, mais les comparses jugèrent plus prudent de laisser une telle passionaria de la défense animalière hors de la confidence. Désiré profita de ce moment de flottement pour expliquer à Lisa le service qu’ils attendaient d’elle.

*

* *

  Depuis le 4x4, les trois compères suivaient du regard le couple formé par Lisa et Pierrot jusqu’à la porte du Mont de Piété.

  • Parce que vous restez convaincu que ça passera mieux avec Pierrot ?
  • Mais bien sûr, Kiki ! Répondit Djé. En passant pour son père, Pierrot écarte les soupçons d’un petit vol en famille. Lisa avait tout à fait raison. N’oublie pas qu’elle est caissière. Entendre donner du « papa » ou du « maman », ça endort la méfiance des boutiquiers. Et vu la taille de Pierrot, ça limite aussi les tentations d’arnaque.
  • Si tu le dis, laissa tomber Kiki d’un ton peu convaincu.

  Le Manouche encaissait mal les bonnes idées venues d’ailleurs, qui plus est, si elles émanaient d’une femme et, à plus forte raison encore, si cette femme lui flanquait à la fois la gaule et la pétoche.

*

* *

  L’équipée se poursuivit jusqu’à l’heure du déjeuner, que le gang prit dans un restaurant proche de la gare. A l’exception de Lisa, d’humeur guillerette, les comparses flirtaient plutôt avec le morose. Et ce fut Kiki qui résuma au mieux la situation.

  • Au train où vont les choses, dans le meilleur des cas, on a au moins un SMIC chacun d’assuré pendant deux ans !

Ils se trouvaient assez éloignés des limites de la mendicité, certes ! Mais on ne pouvait décemment taxer Kiki de pessimisme au vu du monceau de bijoux qui leur restait sur les bras. Lisa avait beau puiser au cœur des réserves de son charme, sa bonne mine de femme enfant ne suffirait jamais à ventiler toute cette joncaille. Et trimballer un tel trésor confinait réellement à l’inconscience. Nos Branques étaient au moins lucides.

  Innocemment, alors qu’elle croyait agir dans l’intérêt du groupe, ce fut Lisa qui porta un coup fatal à la méthode d’écoulement retenue par ses complices.

  L’équipe errait dans la capitale belge à la recherche de comptoir de rachats des métaux précieux quand une idée géniale traversa l’esprit de la jeune femme. Tout au moins à première vue et à l’avis général. Si une jeune fille fagotée en style Prisu avait toutes les chances d’éveiller la suspicion des fourgues en étalant trop de bijoux, une nana fringuée luxe et maquillée comme une call-girl avait bien moins de raisons d’éveiller la méfiance des receleurs de joncaille de plus ou moins de bonne foi. Quoi de plus banal, en effet, que des championnes de l’extorsion convertissent les « petits cadeaux » reçus des caves en monnaies sonnantes et trébuchantes ?

  Sitôt dit, sitôt fait ! Après un passage chez le coiffeur, la manucure, puis un magasin de fringues huppé, Lisa échappa à sa chrysalide d’obscure caissière de super marché pour émerger dans les atours d’une éblouissante starlette. Mais une fois les comptes effectués et le coût de cette mutation déduits, l’ampleur de la tâche donnait encore le vertige.

  D’un commun accord, en guise de témoignage de leur reconnaissance envers leur hôtesse, le quatuor la remeubla à neuf et au dernier cri en matière d’audio-visuel qui trouva sa place sur les meubles design. Le quatuor s'octroya à l'unanimité un budjet pour le renouvellement de la garde-robe de chacun, ce qui n'avait rien d'un luxe au regard du peu de linge rescapé du naufrage, à l'exception de Pierrot.

  Le temps aurait sans aucun doute apporté remède aux petits aléas de la nouvelle existence du gang si le Dieu animalier qui poursuivait Kiki de ses facéties ne s’était de nouveau décidé à frapper.

  Pour parer au surcroît de lessive imposé par leur présence, les Pieds Nickelés avaient aussi offert à Lisa un combiné lave-linge /essoreuse, dont l’installation avait nécessité le démontage l’embrasure de porte de la buanderie donnant dans la véranda. Le sèche linge, elle l’avait déjà.

  Si Désiré dormait avec Lisa, Djé et Pierrot se partageant la chambre d’amis, Kiki jouissait en solitaire du confortable canapé convertible du salon. L’explosion de ce petit univers idyllique se joua au lendemain matin d’une soirée fort arrosée. Kiki s’était levé en slip pour se rendre aux toilettes implantées au bout de la véranda. Le cerveau embrumé par les mélanges d’alcool, la présence du chaton lui échappa lorsqu’il passa devant la buanderie. Le minet joueur sauta du gros ustensile électroménager pour se lancer sur ses traces. Une formidable gifle en bois de sapin le propulsa contre le mur à l’ouverture de la porte des toilettes. Le minet sonné n’était pas remis du choc que la réouverture de l’édicule le catapulta à nouveau contre les briques, de nouveau pattes en croix de Lorraine, à l’insu de Kiki.

  La trajectoire rendue hasardeuse par les deux coups de boutoir qu’il venait de se ramasser, le félin s’élança plein pot et se détendit, à l'instant où Kiki levait le pied pour franchir le seuil de la cuisine. Le dos criblé par les griffes de la fesse jusqu’à l’épaule droite, le Manouche glissa et donna de la tête contre l’embrasure de la porte. Terrorisé par le cri de douleur de l’homme, le chat effectua une prompte volte face et, sur l’appui de ses griffes bien plantées, franchit d’un bond l’espace qui le séparait du combiné lave-linge.

  Le côté gauche du front carillonnant, tout le coté droit dardé de mille points de fusion, Kiki chercha le chaton des yeux, le regard assassin. L’incident déjà oublié, le chaton penché sur le rebord de l’essoreuse s’amusait à taquiner un bout de fil pendouillant. L’approche de la main de Kiki le fit toute fois réagir avec vigueur. Le coup de patte qu’il donna atteignit son but, zébrant le poignet de l’attaquant, mais l’élan le fit choir dans la cuve cylindrique où il se tapit en soufflant avec furie, le poil hérissé.

  • Ah c’est la guerre ? Fit Kiki.

  Rageusement, sans réfléchir le Manouche donna une impulsion au bouton de mise en route de l’essoreuse.

  Un vrillant « Miaououououououou ! » déchira le silence matinal.

  Kiki eut beau presser le frein aussitôt, lancée à vide la vaillante machine accomplit une bonne centaine de tours. Le chat collé à la paroi en avait épousé la forme incurvée. Son dos arrondi offrait la forme d’un dôme. Le poil aussi hirsute que s’il avait été amidonné il se tenait perché sur la pointe des griffes dardées aux limites de la déchirure. De folles vibrations intérieures faisaient danser son regard halluciné et sa bouche démesurément ouverte découvrait l’ensemble de sa denture en un sourire hideux.

  Fasciné par le spectacle insolite, Kiki sortit l’animal tétanisé de l’appareil pour le poser au sol où il resta en équilibre, agité de tremblements incoercibles. Au bout de quelques secondes la patte avant droite s’avança de façon saccadée, suivie de la gauche. D’une démarche hachée minet tenta de fuir son bourreau dans une course spiralée, trépidante comme dans les premiers films des frères Lumière.

  Un sourire benêt étirait les lèvres de Kiki lorsqu’il se pencha pour attraper le minet. Mais une douleur fulgurante lui mordit la colonne vertébrale. La tête du balai que Lisa venait de lui casser sur le dos fusa et traversa la porte de la véranda dans un fracas de verre brisé.

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