Rari nantes in gurgite vasto

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Sa peau est creusée de sel. Un sel noir et froid qui court sur sa joue, et se perd dans l’eau iodée, jusqu’à l’horizon perdu.
Ses lèvres gercées s’entrouvrent, se déchirent et laissent s’échapper le murmure du damné.

Un respire !
C’est l’Océan qui lui répond d’une vaguelette délicate ; une caresse qui se veut aimante malgré tout.

Une gorgée saumâtre et il se redresse, crachant et toussotant tout le sel de l’Estran.
Il frotte ses yeux accablés par un ciel acculé ; un ciel gris éclairé d’une unique Étoile Noire.

On dirait qu’elle dort, doucement ; rêvant …

À sa gauche passe flottante une bouteille, puis c’est l’épave bleutée d’un rêve incertain, et enfin mils blocs de béton, des poutres, des murs, et autant d’édifices sévères qui le dépassent pour s’enfuir vers l’horizon, on ne sait trop où.
Il ne peut s’empêcher d’imaginer les histoires que lui racontent ces reliques. Des témoignages, des voyages, des paysages. Tant de mots perdus entre réel et idéel, entre doutes et certitudes, quelque part, ici, là ; entre-deux.

Mais déjà s’en sont-ils allés, de nouveau invisibles, avalés par la vague.

Il ferme les yeux, un souvenir aveugle lui murmure que l’on peut encore entendre ce qui a été oublié.
D’abord, seule la vague se fait chantante, d’une voix délicate, qui se fait écho sur mil milliers de milles, ou pléthores de parsecs. Elle s’élance insouciante en mimant les mots estompés, comme un écho cachottier mais diligent. Il sourit, aprés tout, l’Océan n’est qu’une enfant.
C’est là qu’au loin, il croit entendre un sanglot, peinant et tout pâlot. Puis ce sont les rires qui suivent les froissements d’une étreinte rassérénante.
Oh qu’il a froid, là, par terre, assis dans la morte-eau.
Viennent aussi-tôt quelques effluves lui chatouiller le musel. Il ne peut s’empêcher de se pourlécher les lèvres fêlées ; c’est un bouquet gourmand : du sucre qui chasse l’iode, la cannelle d’un pain pétri des blés d’éden, et le caramel tiré des rêves de miel et d’accalmie.

Une brise se lève.
Il soupire. Ou alors, se confond-il avec les sifflements en partance ?
Le vague lui ouvre les yeux, et lui tire une grimace. Il n’a pas entendu ses distants ronronnements.

On dirait qu’elle dort, calmement ; rêvant en attendant …

L’homme se relève, s’extirpant de la tangue pour enfin jeter un regard neuf sur l’horizon.
La marée s’étend à tous les cardinaux, c’est une étendue plane et calme qui ne semble connaître aucun début, aucune fin.
Elle est, juste.

Seulement sent-il un courant délicat lui caresser les chevilles. Alors il suit le jusant, il marche dans le limon gelé, livre bataille contre l’ève sombre et saline. Alors il avance, mauvais et sans borne ; soutenu par cette flaque qu’embrasse la Voûte, guidé par cet œil noir et aveugle.
Dans le brouillard à l’horizon, il croit décrire des contours. Tantôt il pense déceler les spires d’une cité désertée, au prestige oublié ; tantôt ce sont des ombres. Tournée vers lui, elles le regardent passer sur les eaux qu’elles foulent depuis jamais. Ressemble-t-il, lui aussi, à un spectre fixe, figé, et statique ?

Enfin, un belvédère opale perce la brume, venant à sa rencontre. La ruine dorée s’effrite à mesure que le reflux enlace ses fondations ; son blanc ruisselant en un sillage troublé, jusqu’au bout du monde.
Il entre alors, ses pieds nus dégouttant pour la prime fois. Ses orteils tuméfiés effleurent cette surface ferme, comme enivrés d’une découverte insoupçonnée, ou d’un souvenir distant et délaissé. Il s’effondre à genoux, profitant fébrilement du feu du marbre, se lovant dans un répit indu.

Là sur l’unique mur encore debout, il reconnaît un marcheur encourronné de soleils et drapé des nuits sans sommeil. Est-ce une étoile s’écroulant d’un ciel assassiné ? Un Dieu, peut-être, que la lassitude et le dépit auraient défigurés ? Une Idée si élimée par le mépris et la fatuité des Hommes qu’elle se serait enfuie ?
Comme ce pèlerin faïencé, pénitent il se fait et ne cesse d’avancer ; il ne cesse de lutter dans les flots, luttant contre tangue, fange ; hæccéité.
Vers le bord du monde.

Il se rappelle alors.
Il va vers l’Ēridanós.

Oui, c’est ça. Il se lève et sort de cette montagne de miettes déjà noyée d’oblivion, et s’enfonce de nouveau dans l’Océan, devers cette apodicticité.
Là-haut, si haut et tellement haut, il croit l’avoir vu trembler.

On dirait qu’elle dort, paisiblement ; rêvant en attendant la fin.

Ah. Dans l’eau noire, un éclat. Un débris d’étoile. Peut-être une poussière d’astre.
Un éclat fugace qui lui arrache une trace, une souvenance pétrée, pétrie de flammes.
Il a poursuivi les coureuses.
Longtemps, toujours. D’aussi loin qu’il se souvienne, elles lui clignaient lorsqu’il contemplait le ciel noir et ses étoiles grises ; jaunes, rouges ; orange. Un prisme infini.
Puis il les a vu tirer leurs révérences, glisser doucement sur la voûte, filant sans un mot derrière les plis du Monde.
Il les a poursuivi et il a crié chacun de leurs mils milliers de millions de noms ; mais toutes sont parties.

Une larme coule sur sa joue ; et alors qu’elle chute vers le noir de l’Océan, il reconnaît là une minuscule estelle, si menu qu’elle s’est glissée hors du souvenir, de ses pensées.
Son cœur n’a le temps de battre l’effroi que ses mains se sont déjà jetées sur cette étincelle.

Le voilà figé : en tentant, précipité !, de la sauver de l’extinction, n’aurait-il pas souillé son éclat de ses mains ingrates, mauvaises, grignotées par le sel et l’amer/la mer ? Ou pire, se serait-il fait ultime bourreau !?

« … »

Sans jeter un regard, il tend l’oreille timide, écoute au creux de sa paume.
Un bourdon … Non. C’est un fredon ! Une chanson qu’il arrive à peine à entendre, mais qui lui arrache liesses liliales et tristesses sépias ; tout le spectre des couleurs dont se nourrit l’âme.
L’Océan se laisse oublier, et déjà il s’imagine une armure de toile, à peindre de toutes les teintes que lui inspirera son inestimable trésor ; une égide de papier pour attraper tous les vents, et voguer tranquille sur l’Océan.
Ainsi sont faits les chevaliers et les aventuriers ; les poètes, les prophètes et les esthètes ; les rêveurs, les adorateurs, les exhorteurs et les contemplateurs ! Ceux et celui qui aiment.

Ah ! Quelle chaleur, quelle clarté. À en oublier les noires profondeurs, et leurs froides embrassades.
Quelle splendeur, quel brasier ! À s’oublier, ignorant les vagues-valses déferlant sur son corps froissé et passé !
Innocent parmi les fauteurs ! Voilà que vient le noir revif, mandé par une Mère esseulée ; et tu es un faix flottant, quelques rameaux de pommier, que bientôt les flots enlaceront.

Là-haut, l’Œil clos s’éveille.
On aurait dit qu’elle dormait, paisiblement. Elle rêvait encore.

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