Interlude : Belle de Nuit
Drago ne ressent plus la douleur que comme une vibration assourdie quelque part, à la surface de sa peau. Il sent le scalpel qui s'enfonce dans la chair de son bras et analyse la sensation que cela lui procure, presque avec un intérêt chirurgical. Il sent la douleur, mais elle ne l'atteint pas. Cette zone de son corps a déjà trop souffert pour lui arracher de nouvelles larmes. Comme si ses nerfs s'étaient engourdis à force de trop d'efforts. Ils ont été trop sollicités au cours des dix dernières heures...
En face de lui, Drago entend le soupire de son bourreau et la lame se retire. Il ouvre les yeux pour regarder. Il lui manque toute la peau de l'avant-bras gauche. Les gardiens de la prison ont trouvé drôle de l'écorcher pour voir si la Marque des Ténèbres serait encore visible dans sa chair...
Drago serre les dents et repose la tête sur le dossier du fauteuil où on l'a enchaîné.
Cela fait deux jours que Monroe a disparu. Deux jours que Drago passe par toutes les formes de tortures possibles : la privation de sommeil, la faim, la soif. Les coups, dans un premier temps. Et puis, finalement, la boucherie.
Ramassant sa baguette, le médecin de la prison écarte le gardien qui vient de lui scalper l'avant-bras et murmure frénétiquement quelques formules au-dessus des muscles à vif. Aussitôt, la peau se reforme et aussitôt, la Marque des Ténèbres refait surface sur la chair tendre à peine revenue au monde.
Drago maudit cet homme. En pensées, il le hait plus que tout, plus qu'il n'a haï Monroe. Ce n'est que passager, et il le sait. C'est la douleur qui parle. Mais pour l'instant, ce médecin est l'homme qui prolonge son supplice. Celui qui, d'un coup de baguette, consent à user de la magie sorcière pour le soigner, afin que ses bourreaux puissent à nouveau se remettre à l'œuvre sur une proie intacte...
Drago s'est fait arracher les ongles des mains deux fois aujourd'hui. On lui a brisé trop d'os pour qu'il puisse les compter. On lui a lacéré le dos à coups de ceinture, et ces marques-là, on les lui a laissées, pour qu'elles pénètrent... A présent, le nouveau jeu des gardiens consiste à peler l'une ou l'autre des parties de son corps au hasard, en attendant qu'il craque. Mais Drago ne craquera pas.
Comme devant les viols répétés de Monroe, la décision est prise, dans son esprit. Il ne la questionne même pas. Il a posé un verrou sur sa pensée, et ce verrou est tout simplement infranchissable, car il a jeté la clé. Il ne cédera pas. A chaque seconde qui passe, chaque seconde de douleur intense, Drago pense à Monroe qui pourrit dans son carré de ciment, et les eaux de pluie qu'il entend marteler les vitres dans le couloir le font sourire, car elles prolongent son tourment.
Non, Drago secoue la tête et garde les yeux baissés. Il n'a aucune envie de défier ces hommes. Mais il sait au fond de lui-même qu'ils ne pourront rien lui faire de pire que tout ce qu'il a déjà subi. Ils ne pourront rien lui prendre qu'il n'ait déjà perdu. Drago n'a plus rien à livrer, plus rien à vendre, et sa seule source de plaisir en ce monde est une prison de trente sur cinquante centimètres, où un assassin et un violeur doit être en train de se tordre d'horreur et de désespoir à l'heure qu'il est. Pourquoi Drago renoncerait-il à cela ?
Après trois jours et trois nuits de torture, Drago est maintenu à l'isolement. On cesse de lui poser des questions, puisqu'il est évident que rien ne le fera parler. Pas même l'usage du sortilège Doloris, autorisé lors de la dernière nuit, n'a pu lui faire desserrer les lèvres. A la façon dont ils le regardent, Drago sait que les gardiens doivent se demander si la souffrance ne l'a pas rendu complètement fou, comme les parents de Londubat...
Est-il fou ? Possible. Drago n'est probablement pas le plus à même d'en juger. Pour l'heure, il doit penser à son retour auprès des autres prisonniers, à ce qu'il adviendra lorsque le gentil Johnson sera relevé de la garde rapprochée de sa cellule...
Au bout d'une semaine, les dirigeants de la prison semblent estimer qu'isolement ou non, il n'est pas normal de lui épargner sa charge de travail. Drago sort donc de sa cellule pour être réaffecté à un travail où il sera seul : la rénovation de la façade sud de la forteresse.
L'ironie le fait sourire, mais Drago prend bien garde à ne rien laisser deviner. Il sait que son comportement est sans doute observé. Aussi, lorsqu'il passe devant la paroi murée où Monroe s'agite peut-être encore tel un ver dans sa propre merde, Drago se contente de jubiler en lui-même, avec une noirceur acide qui le ronge et le remplit de plaisir.
Mais il est temps de songer à l'après. Monroe n'était pas la seule ordure à Azkaban, loin de là. Même tenu à l'écart des autres prisonniers, Drago se doute bien que les sbires du grand chef – Miles, Peters et Lewis – chercheront à se venger dès qu'il remettra un pied dans le réfectoire. Tout comme les gardiens, eux non plus ne doivent pas être dupes... Drago est le coupable idéal d'un crime dont personne ne peut l'accuser. Pas de corps, pas de preuves. Pas de preuves, pas d'enquête. Mais cela ne suffit pas à nier l'évidence.
Trois mois d'études du microcosme à Azkaban ont appris à Drago deux choses. D'une : Miles, Peters et Lewis sont – après Monroe – les plus dangereux et les plus craints de tous les prisonniers. Par conséquent, une fois mis hors d'état de nuire, Drago devrait se retrouver plus ou moins tranquille. De deux : s'il veut que cette tranquillité perdure... Il doit frapper fort. Drago doit se faire respecter, il doit marquer les esprits, et montrer aux yeux de tous, en plein jour, ce qu'il advient à quiconque tente de s'en prendre à lui...
Tous doivent déjà le soupçonner de la disparition de Monroe, mais ce n'est pas suffisant. Il faut quelque chose de spectaculaire. Quelque chose qui écrira le mot « MONSTRE » en lettres écarlates sur son front, sans rallonger sa peine pour autant...
Alors, lentement, tandis qu'il s'affaire, Drago élabore un plan. Il est surpris de découvrir à quel point Azkaban stimule ses facultés cérébrales. A quel point tirer son épingle d'un jeu sous haute sécurité peut s'avérer... excitant et contraignant. Loin de le rebuter, Drago prend plaisir à son petit casse-tête. Jour après jour, une solution se dessine dans son esprit...
℘
Entretenir de bonnes relations avec les gardiens est un lien essentiel. Depuis qu'on l'a libéré de trois jours de torture intense, Drago s'est employé à avoir l'air le plus misérable possible. Résultat : il a eu le droit à un matelas, un oreiller, et une fine couverture de chanvre, pour l'hiver...
Modérant son émotion devant tant de confort, Drago s'est aussitôt employé à déchirer de fines bandes de tissu dans le matelas, l'oreiller et la couverture. A présent que son plan est clair dans son esprit, il n'a plus la moindre hésitation : il enroule les bandes autour de son torse, sous ses vêtements, et, précaution la plus importante : autour de ses mains, enveloppant soigneusement chaque doigt et la paume.
Le garde affecté en permanence à son couloir depuis son isolement le regarde faire d'un air désintéressé : l'hiver est plus rude que jamais, et il n'est pas rare de voir des prisonniers tenter de glaner un peu de chaleur du mieux qu'ils le peuvent. Surtout que Drago est condamné aux travaux d'extérieurs...
Lorsqu'on le fait sortir pour rejoindre la façade sud, Drago constate avec un sourire qu'il ne s'est pas trompé : le planning a voulu que Johnson soit de surveillance aujourd'hui... Drago n'a pas vraiment osé lui reparler depuis son coup de poing de la dernière fois. Ce n'était pas malveillant, et Johnson le sait, sans aucun doute... Il s'est simplement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Ce que le garde doit moins apprécier en revanche, c'est de s'être fait manipuler pour permettre à Drago d'obtenir ce qu'il voulait... Car oui, Johnson n'est pas un imbécile non plus. Comme le reste de la prison, il sait que Malefoy a dû le frapper uniquement pour obtenir un tête-à-tête avec Monroe... Et qu'au terme de ce tête-à-tête, Monroe a disparu.
Durant les premières heures de la matinée, Malefoy garde donc profil bas et empile soigneusement les pierres les unes sur les autres. Il n'a pas vraiment froid : l'effort le réchauffe, mais il prend surtout bien garde à ne pas déchirer le tissu qui protège ses doigts.
Aux environs de midi, alors que Johnson s'est assis sur un rocher pour reposer ses jambes, Drago ose s'interrompre pour s'avancer vers lui :
– Pas de pause déjeuner pour vous non plus, Johnson ?
Rancunier, le garde ne lui retourne qu'un regard de pure défiance :
– N'essaye pas de m'embobiner une nouvelle fois, Malefoy. Ferme-la et retourne bosser.
– Ne me dites pas que vous plaignez Monroe, réplique directement Drago. Ce type était une ordure et vous le saviez. Je n'ai pas menti sur ce qu'il m'a fait.
– « Etait » ? relève Johnson.
Malefoy lui sourit pour qu'il comprenne qu'il lui a concédé cet indice, volontairement.
Serrant les poings tout à coup, Johnson se lève :
– J'ai eu pitié de toi, articule-t-il. Je t'aurais protégé, j'aurais été prêt à intervenir pour toi...
– Et après ? Vous auriez pu être là vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Vous auriez pu me garantir qu'il ne m'arriverait plus rien pendant les dix prochaines années que je vais devoir passer ici ?
Johnson déglutit, et Malefoy sait qu'il a visé juste :
– Je suis désolé de vous avoir manipulé, s'excuse-t-il. J'ai sollicité votre compassion et j'en ai abusé. Mais je l'ai fait pour survivre. Je me suis défendu moi-même : il me semble que c'est un droit qui devrait être accordé à chacun d'entre nous. Avoir au moins la dignité de se défendre soi-même...
Johnson le dévisage longuement, soupire, secoue la tête :
– Enfoiré de Malefoy..., marmonne-t-il entre ses dents. Tu parles trop bien. Les prisonniers ne sont pas aussi éduqués, d'habitude.
– Rassurez-vous, je crois que ça me passera bien assez tôt.
Le garde hésite encore quelques instants :
– Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça ? demande-t-il enfin.
– Parce que vous êtes quelqu'un de bien, dit Drago. Je voulais que vous sachiez que je ne suis pas votre ennemi. Et aussi... Parce que je voudrais que vous me tourniez le dos, pendant les dix prochaines minutes.
Johnson le contemple avec des yeux ronds :
– Pardon ? s'exclame-t-il.
– Vous avez fait le calcul comme moi, Johnson. Miles, Peters, Lewis... Les représailles vont venir, et très vite. Le directeur a dit que je sortirai d'isolement la semaine prochaine. Dès que ce sera le cas, ces gars vont me tomber dessus et ils me feront la peau. Vous le savez aussi bien que moi.
– Et donc, qu'est-ce que tu suggères, exactement ? s'énerve Johnson. Que je te tourne le dos pendant que tu te jettes à la mer pour une évasion suicide ?
– Oh non, je ne vais nulle part, sourit tranquillement Malefoy. Aussi étonnant que ça puisse paraître, je tiens à la vie. Mais le moins vous en saurez, le mieux vous vous porterez, vous ne croyez pas ?
Johnson recule d'un pas :
– Je refuse d'être complice de ça...
– Je vous en prie, Johnson. Miles est un tueur d'enfants. Peters un pédophile. Et Lewis a découpé les intestins de ses parents pour s'en faire un porte-jarretelle. Ce sont des cinglés. Azkaban est une peine trop douce, même pour eux. Ils font la loi ici alors qu'on devrait leur mener la vie dure...
– Et c'est ce que tu comptes leur faire ? Rétablir la justice toi-même ?
Drago s'autorise ce sourire crâne qui a fait sa réputation à Poudlard :
– Je ne vais pas les tuer, si c'est ce que vous redoutez.
Inspirant profondément, il ose se rapprocher du garde :
– Ecoutez, commence-t-il. Je ne vous demande pas de m'aider. Je ne vous demande même pas de vous impliquer en aucune façon. Fermez seulement les yeux. Je ne suis qu'un gamin de dix-sept ans qui tente de survivre à l'Enfer... Vous ne voulez pas me faire du tort.
Johnson reste silencieux, longtemps. Cette fois, Drago ne tente pas de se faire passer pour ce qu'il n'est pas : un adolescent vulnérable et effrayé. Il se montre tel qu'il est vraiment : ferme, froid, implacable, et prêt à tout pour survivre. Alors, doucement, Johnson se retourne et le quitte des yeux. Drago lui empoigne amicalement l'épaule :
– Vous voyez, j'ai fait des progrès, sourit-il. J'aurais pu vous assommer pour obtenir ce que je voulais.
Laissant le garde sur cette petite note d'humour, Drago se glisse jusqu'aux bosquets de Belle de Nuit qu'il aperçoit chaque jour en venant travailler à la rénovation de la façade. La plante se présente comme de longues tiges à feuilles pointues, hérissées de toutes petites piques velues. Cela ressemble étonnamment à de l'ortie, si ce n'est que les tiges se meuvent d'elles-mêmes pour surprendre le promeneur un peu trop insouciant...
Et, bien sûr, la Belle de Nuit est infiniment plus dangereuse.
Rajustant ses protections de fortune, Drago se penche et cueille une première tige à mains nues. Puis une deuxième, et encore une autre : il en fait un petit tas sur le sol, qu'il rassemble en une couche aussi fine et ordonnée que possible. Alors, inspirant à fond, Drago soulève le haut de sa combinaison et dissimule les feuilles contre son torse, lui aussi protégé par le tissu. Il retient le tout avec le cordon de son bas de pantalon et rabat son haut par-dessus.
C'est fait. Il ne reste plus qu'à espérer que cela tienne.
Quelques minutes plus tard, Johnson le retrouve à l'œuvre, comme si de rien n'était. Le garde regarde autour de lui, ne constate aucune différence au paysage, et ne pose aucune question.
℘
Le soir, de retour dans sa cellule, Drago se débarrasse aussitôt des plantes qui toute la journée se sont tenues à quelques millimètres de sa peau et de sa santé mentale...
La Belle de Nuit est l'une des plantes les plus redoutées du monde sorcier. Elle cause une douleur permanente et intense au moindre fragment de peau qu'elle touche. Aucun remède, aucune possibilité d'enrayer ses effets : la Belle de Nuit cause une souffrance atroce, pénétrante, à vie. Drago le sait car elle entre dans la composition de nombreuses potions, dont beaucoup n'étaient pas enseignées à Poudlard... Mais Drago a toujours eu une passion dévorante pour les potions.
S'il avait d'autres ingrédients sous la main, il aurait pu concocter un breuvage permettant de faire fondre la chair sur les os de ses victimes, ou encore un poison lent contraignant le corps à perdre tout son sang par les pores... Mais non, Drago doit se contenter de la Belle de Nuit, et d'un peu d'eau. Ce qui est largement suffisant pour ce qu'il veut accomplir.
Pendant les quelques jours qui s'écoulent – et sur ses heures de sommeil – Drago s'emploie à dérober une petite pierre du chantier et à la rapporter avec lui, dans sa cellule. Là, il broie la Belle de Nuit sur les multiples bandes de tissu qu'il a récupérées, de façon à ce qu'elles s'imprègnent du suc de la plante. La Belle de Nuit ne tarde pas à se changer en une mixture verdâtre à l'odeur très piquante. Drago la sépare en trois et l'enveloppe précautionneusement dans trois ballots de tissu baignés du venin, tous à peu près de la taille d'un poing. Le soir, il les dissimule sous son lit, priant pour que l'on n'inspecte pas sa cellule...
Le lundi, enfin, Drago est libéré d'isolement.
℘
Il retrouve le travail des mines. Il retrouve la chaleur et l'étouffement, presque avec une forme de soulagement. Il se surprend à attendre la nuit avec impatience. Au matin, dans le réfectoire, il a croisé les regards de Miles, Peters et Lewis, et il a pu y lire : « C'est pour ce soir ».
Lorsqu'on le détache de la chaîne de prisonniers pour qu'il retourne à sa cellule, Johnson s'approche de lui tout à coup :
– Tu veux que je surveille ta cellule, ce soir ? demande-t-il.
Malefoy sourit, touché au fond de lui :
– Ne vous en faites pas, Johnson, dit-il d'un ton presque paternaliste. Tout se passera bien.
Puis il retourne dans sa cellule, espérant que le garde ne s'interposera pas.
℘
La lune est haute dans le ciel lorsque des pas se font entendre dans le corridor de Malefoy. Bondissant sur ses jambes, ce dernier saisit les trois ballots de Belle de Nuit et les passe rapidement sous l'eau froide de l'évier, pour raviver toutes leurs propriétés. Au préalable, il a pris soin d'envelopper à nouveau ses mains de plusieurs bandes de chanvre.
Gardant ses armes à portée de lui, Malefoy se rassoit sur la banquette et attend. Très vite, il devient évident que ce n'est pas Johnson. Un point de gagné. Non, Drago devine plutôt le profil de Miles, et c'est Peters qui crochète enfin la porte de sa cellule pour se jeter aussitôt sur lui :
– Qu'est-ce que tu as fait de Monroe, espèce de sale petit merdeux ?! hurle-t-il en cherchant aussitôt à l'empoigner par le devant de sa combinaison.
Malefoy n'hésite pas un instant : saisissant un ballot, il l'entrouvre et écrase la Belle de Nuit sur le visage de Peters.
L'homme hurle. Il tombe à genoux et s'effondre, tenant son visage entre ses mains comme si la chair était en train de se décomposer sous ses yeux.
A l'instant où ses deux complices échangent un regard, se demandant ce qui se passe, Drago sent à son tour la morsure de l'acide envahir sa peau. L'eau a pénétré la maigre couche de tissu. L'eau s'est chargé du suc de la Belle de Nuit et attaque les doigts de sa main droite.
Drago serre les dents. C'est pire que tout ce que les bourreaux de la prison lui ont infligé en trois jours et trois nuits de torture. C'est comme plonger ses phalanges dans un bain d'acide, et les sentir fondre, encore et encore et encore, comme si une perceuse cherchait à pénétrer l'os en creusant toujours plus profondément...
L'espace de quelques secondes, Drago est totalement paralysé, suffisamment pour donner à Miles et Lewis des envies de revanche. Les deux hommes se jettent sur lui. Alors, parce qu'il n'a plus rien à perdre, Drago empoigne les deux ballots restant à deux mains et les balance sur leurs poings tendus.
Les hommes se protègent de leurs bras, par instinct. Drago vise la chair à nue : il presse le liquide contre les bras et les mains, rongeant la chair, dévorant tout. La douleur semble alimenter la folie meurtrière qui s'est saisie de lui : il ne veut pas les tuer, non, il veut seulement les faire souffrir comme lui-même souffre à cet instant précis : au point de vouloir s'amputer sa propre main...
Les cris finissent enfin par attirer les gardes. Il semble que Johnson veillait, en fin de compte...
Sur le sol, Peters gémit, le visage en sang, réduit à l'ombre d'un être humain : rien qu'une boule de souffrance à vif...
– Qu'est-ce qui se passe ici ? hurle Johnson.
Il aperçoit Miles, Peters et Lewis hors d'état de nuire. Il aperçoit Malefoy qui trouve le moyen de sourire à travers les bandages verdâtres qui ne protègent plus ses mains :
– Pile à l'heure, Johnson, articule-t-il.
L'homme ne réagit pas. Il fait transporter les trois agresseurs sur des brancards jusqu'à l'infirmerie, puis s'empare prudemment de Malefoy pour l'aider à se relever.
Quelques minutes d'examen de la part du médecin suffisent à décréter un verdict irrévocable : Peters doit être placé dans un coma artificiel pour le reste de sa vie. La douleur qu'il subit est trop intense pour être supportable : à terme, il y laisserait la raison. Miles et Lewis, quant à eux, doivent renoncer à leurs mains, et à une partie de leurs avant-bras. Sans cela, la douleur les harcèlera jour et nuit sans une seule seconde de répit.
Lorsqu'on lui demande s'il veut subir le même traitement, pour les trois doigts de sa main droite qui sont atteints, Drago refuse. Il est prêt à tester ses limites en matière de douleur...
Une enquête rapide conclut à de la légitime défense de la part de Drago : nombre de gardiens et de juges sont heureux du sort qui a été réservé aux trois criminels... En revanche, nombreux sont ceux aussi qui haïssent Drago : c'est pourquoi il est condamné à un mois supplémentaire de travaux forcés, sans toutefois retourner en isolement...
Lorsqu'il entre dans le réfectoire le lendemain matin, Drago a le teint maladif des gens qui répriment leur douleur au plus profond d'eux-mêmes. Mais, l'espace de quelques instants, il trouve la force de l'oublier. Car tous les détenus le regardent tout à coup dans un silence religieux, avec un mélange de respect, de reconnaissance, mais aussi de haine et surtout, de crainte. Drago prend le temps de les dévisager un par un. Il voit dans leurs yeux que tous sont déjà au courant. Et, par son seul regard, Drago voit que son message est passé : aucun de ces hommes n'osera plus jamais le toucher.
Il sourit.
Quelque part, du côté sud de la forteresse, le mur intérieur vient de s'effondrer, et l'odeur pestilentielle du cadavre de Monroe se répand dans les galeries glacées.
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