Interlude : Jude
Drago s'est habitué à la présence de Jude. Il s'y est habitué à un point tel qu'il ne sait plus comment il a pu survivre huit années sans lui, tout seul dans sa cellule. En un sens, il se méfie de cet attachement soudain et brutal pour le jeune garçon. Il se sent comme un voyageur en perdition, errant depuis trop longtemps au milieu d'un désert d'émotions, et qui se jette sur le jeune Jude comme sur la seule source d'eau environnante...
Drago se méfie, car il sait à quel point l'attachement est dangereux en prison. Tout comme l'espoir. Autant de faiblesses, de failles dont d'autres essaieront de profiter, fatalement. Drago a tellement pris l'habitude de se contenter du strict nécessaire et de perdre tout ce qui lui est cher qu'il tente pendant quelques temps de repousser Jude autant que possible.
Oh il prend soin de lui, bien sûr. Il le protège des autres, maintient les ennuis à l'écart. Mais parce qu'il se sait enclin à l'apprécier, il limite aussi la conversation au minimum, et évite autant que possible les regards insistants que le jeune garçon lui lance. Il ne l'a plus autorisé à dormir avec lui depuis cette fameuse nuit de mars.
Seulement, et Drago le découvre aussi très vite, Jude n'est pas du genre à se laisser facilement intimider. Depuis deux mois qu'il est en prison maintenant, Drago ne l'a pas vu verser une seule larme, ni se plaindre de sa situation. Il ne fait jamais mention de l'injustice qui l'a frappé, encore moins du meurtre ou du viol. Il fait sa part de travail, et ne manque jamais de répliquer aux piques occasionnelles que lui lancent les autres prisonniers, malgré les mises en garde de Drago. Jude semble investi d'une inconscience totale, ou d'un profond mépris pour sa propre survie, qui le poussent toujours, constamment ou non, à chercher le danger.
Drago ne comprend pas ce genre de personnalité. Lui qui a choisi de fuir autant que possible le danger tout au long de sa vie. Il aura fallu Azkaban pour lui apprendre que l'attaque – la véritable attaque physique, et non verbale – constitue parfois la meilleure défense qui soit.
Mais non, Jude poursuit son existence avec une insolence qui transpire par tous les pores de sa peau, dans ses membres graciles et sa moue boudeuse, tel un petit ange déchu ayant consenti à leur accorder sa présence.
Souvent, Drago a envie de le ramener à l'ordre et de lui faire comprendre les règles de la prison. Jude les met tous les deux en danger par son comportement, et il devrait le comprendre. Mais à chaque fois, Jude semble anticiper ses pensées par son seul regard, avec une maturité effarante, et il lui pose alors la main sur l'épaule d'un air rassurant, sans rien dire. Cela a le don d'exaspérer Drago encore plus si possible. C'est lui l'adulte. C'est lui qui devrait rassurer Jude, pas l'inverse. Alors le garçon lui adresse un de ses insupportables sourires moqueurs, et la magie disparaît.
Drago secoue la tête. Malgré lui, il sent le charisme du garçon opérer sur lui. Jude a le don de se faire aimer naturellement, de paraître irrésistible par sa seule façon d'être, et cela ressemble bien à une forme de magie, d'une certaine manière. Il y a simplement un petit quelque chose de pur et sauvage dans sa façon de voir le monde, d'explorer la prison comme s'il découvrait un camp de vacances, et en même temps, il porte sur lui la marque des souffrances endurées, et vaincues. Comme l'a si bien écrit Anne Rice, « il est hélas vrai que la souffrance vous rend plus profond, donne plus de lustre à vos couleurs, une résonance plus riche à vos mots ». Jude possède ce mélange d'animalité et d'innocence qui le fait paraître à la fois indomptable et vulnérable. Un chaton sauvage perdu sous la pluie, qui refuse qu'on prenne soin de lui. Et qui envoûte le cœur, par sa simple beauté.
Drago soupire. Il est forcé de reconnaître qu'il est content de l'avoir avec lui. Et ses inquiétudes se dissipent, peu à peu... Jusqu'à cette nuit de mai.
℘
Cette nuit-là, la respiration de Jude est hachée, tranchante. Il a le sommeil agité. Drago l'a déjà entendu se tordre dans ses rêves, mais jamais à ce point-là. N'y tenant plus, Drago finit par se lever pour s'approcher, et alors, le garçon se réveille en sursaut.
Il a peur. Cela se voit sur son visage. Une peur terrible, sincère, authentique, une peur comme Drago ne lui en a jamais vue. En fait, en la présence d'un tiers, jamais Jude ne s'autoriserait une émotion aussi brute...
Il semble mettre quelques secondes à se rappeler où il est, puis il aperçoit Drago. Aussitôt, ses traits se fondent et se recomposent. Il recule contre la paroi du mur :
– Désolé de t'avoir réveillé, marmonne-t-il.
– Ce n'est rien, répond calmement Drago, qui anticipe déjà la tentative de repli du garçon. Tu as fait un mauvais rêve ?
– C'est bon. C'est passé maintenant.
Jude évite son regard et fait mine de se recoucher. Mais, après quelques secondes d'hésitation, Drago s'assoit à son chevet :
– Parle-moi, dit-il.
Ce n'est pas un ordre. Ce n'est pas le ton froid qu'il utilise habituellement. Drago essaye simplement de lui dire : « Je suis là. Tu n'es pas seul, ici. Rien ne peut t'arriver. Tu peux compter sur moi. ».
Jude lève sur lui un regard hésitant, et Drago le sent sur le point de craquer. Il n'aime pas le bouleversement que cela provoque en lui. Ouvrant la bouche, il sent ses confessions s'échapper, avant même qu'il ne puisse les retenir :
– Je n'étais pas beaucoup plus âgé que toi quand je suis arrivé ici, avoue-t-il. Je sais ce que ça fait.
Jude le dévisage, avec cette intensité qui a le pouvoir d'atteindre Drago, bien plus qu'il ne veut l'admettre :
– C'est pour ça que tu me protèges ? demande le jeune garçon.
Drago soupire :
– J'aurais aimé avoir quelqu'un auprès de moi dans ces instants-là.
Jude semble rassembler ses souvenirs :
– Et ton père ?
Drago sourit faiblement :
– Tu en sais plus que ce que tu veux bien laisser entendre, hein ?
Puis, soupirant à nouveau :
– Mon père est mort un mois après mon arrivée ici. Et puis de toute façon, c'était une loque. Il n'a rien fait pour moi.
Jude garde le silence, aussi Drago l'encourage-t-il :
– Tu peux me parler si tu en as besoin. Quel que soit ce qui tourmente tes rêves, tu peux être sûr que j'ai vu mille fois pire.
Jude secoue la tête :
– Toi, tu n'as jamais tué qui que ce soit.
Drago ne sait pas quoi répondre. Il ne s'attendait pas à ça... Et il comprend mieux, maintenant. Il se sent stupide :
– Tu penses à cet homme, déclare-t-il. Le fils de l'ami de Shacklebolt.
– Oui..., souffle Jude. Il s'appelait Norton.
– Tu as fait ce que tu devais faire pour te défendre, proteste Drago. Cet enfoiré t'a fait du mal, il mérite ce qui lui est arrivé !
– Je sais tout ça...
Deux larmes s'écoulent des yeux si noirs de Jude :
– Mais je continue d'entendre sa voix dans ma tête... Je vois son regard, au moment où je l'ai frappé... Il hurle, dans mon sommeil. Il me montre la vie que je lui ai prise, et tout ce qu'il lui restait encore à accomplir... Il me parle de sa mère, de son père, des enfants qu'il aurait pu avoir...
– Jude, arrête. Ça suffit. Tu te tortures et ça n'en vaut pas la peine.
– Tu ne peux pas comprendre, se durcit Jude en lui saisissant les mains. Tu n'as jamais sciemment agi pour blesser quelqu'un.
– J'ai fait pire, réplique Drago en lui opposant une égale résistance, froide, mais déterminée. Je n'ai pas agi. J'ai laissé faire. J'ai contemplé des hommes et des femmes se faire torturer et tuer sous mes yeux, et je n'ai rien fait. Des dizaines d'hommes et de femmes. De parfaits inconnus. Mais aussi des gens que je connaissais, des enfants comme moi, que j'avais côtoyés toute ma vie.
Les visages de Potter, Weasley et Granger surgissent dans son esprit, et Drago doit se faire violence pour continuer :
– J'ai permis à une armée de Mangemorts de pénétrer dans le château de Poudlard, renversant ainsi le dernier bastion libre du monde magique. J'ai causé la mort d'Albus Dumbledore, et, indirectement, de tous ceux qui sont tombés lors de la bataille de Poudlard, un an après. J'ai accueilli le Seigneur des Ténèbres sous mon toit pendant une année entière, et je n'ai rien fait.
Drago conclut avec une gravité qui l'effraie lui-même :
– Ne sous-estime pas le poids de l'inaction, Jude.
Le garçon le dévisage sans savoir comment réagir, ses mains toujours dans les siennes. Son emprise s'est desserrée. Il contemple Malefoy comme s'il le voyait pour la première fois, mais Drago ne voit aucun rejet sur son visage. Drago lui-même est surpris par son discours. Il n'a pas parlé de la guerre depuis tellement longtemps... Comme s'il avait tu ces événements à lui-même. Enterrés, avec le jeune homme qu'il était...
Doucement, presque avec tendresse, Drago replace une mèche de cheveux de Jude derrière son oreille et reprend :
– Ne laisse pas tes péchés te définir, petit homme. Sinon, ils te dévoreront. Ils deviendront partie intégrante de toi, et ils ne serviront qu'à te faire plus de mal, qu'à te corrompre un peu plus. Tu dois les accepter pour mieux les surmonter. Et surtout, ne laisse pas le mal qu'on t'a fait prendre le dessus sur toi.
Il l'embrasse sur le front :
– Ta vie t'appartient. Bientôt tu seras dehors, et tu pourras en faire tout ce que tu voudras. Tu n'as pas à être ce que les autres t'imposent. Et surtout, tu n'as pas à te torturer pour un violeur d'enfants qui n'a eu que ce qu'il méritait.
A demi-mots, Drago lui raconte alors ce qu'il n'a jamais raconté à personne : ce que Monroe et ses sbires lui ont fait. Ce que lui-même a subi, et comment il s'en est vengé. Il lui raconte le meurtre de Monroe :
– Tu t'es trompé, Jude. J'ai déjà tué quelqu'un. Je n'ai peut-être pas défoncé son crâne à coups de sels de bain, mais... Je l'ai emmuré vivant et j'ai attendu que le temps fasse son œuvre.
Il s'attend à ce que le garçon le lâche brusquement et recule, mais au lieu de ça, Jude se met à trembler. Il jette ses bras autour de lui tout à coup et le serre très fort. Après quelques secondes d'hésitation, Drago lui rend son étreinte. Quelque chose a changé cette nuit-là, il le sent. Auparavant, il considérait Jude comme une sorte d'orphelin perdu dont il aurait la responsabilité. Une relation filiale dans laquelle il tenait le rôle du modèle froid et distant. A partir de ce soir, ils sont sur un même pied d'égalité. Ils se sont livrés leurs pires faiblesses l'un à l'autre, leurs pires expériences... Ils sont frères, à présent. Ou quelque chose qui y ressemble.
℘
Dans les mois qui s'écoulent, les changements sont visibles au quotidien. Jude se fait moins provocateur et fait de son mieux pour que Drago et lui mènent une existence relativement tranquille. Drago, de son côté, cesse de le traiter comme un enfant qui craint la menace du fouet, et l'introduit davantage dans ses activités quotidiennes. Il tente vraiment de lui expliquer comment la prison fonctionne, ce qu'il faut faire ou non, les gens à éviter absolument, et ceux qui peuvent rendre des services. Il lui enseigne quels gardiens craindre, lesquels flatter ou éviter. Tout comme lui, Jude apprécie Johnson au premier échange. Lorsqu'ils sont seuls dans leur cellule, Drago et Jude parlent de leurs expériences passés, de leurs regrets, de ce qui les a amenés ici, mais aussi de sujets plus légers qui les amènent à se connaître profondément l'un l'autre. Jude possède la sensibilité qui va de pair avec son physique angélique. Une intelligence éclairée, curieuse, comme un diamant brut car non poli à la pointe de l'éducation. Drago essaye de lui enseigner cela également. Il lui prête les livres auxquels il a accès, et lui évoque ses préférés de mémoire. Il lui apprend qu'il existe un autre monde au-delà des murs de la prison et au-delà de la prostitution, au-delà des murs que la vie nous impose. Il lui apprend que tout le monde a le droit de rêver. Et Jude est un grand rêveur.
En définitive, une seule chose reste inchangée, dans ce lien étrange qui s'est créé entre eux. Le comportement légèrement déplacé de Jude vis-à-vis de Drago.
Drago l'a remarqué depuis le début, bien sûr, depuis le premier baiser, mais il a choisi de ne pas y faire attention. Il pense s'être montré très clair à ce sujet. Il est convaincu que Jude a réagi ainsi car c'est ce qu'il a toujours connu, le seul témoignage de reconnaissance ou d'affection qu'on lui ait jamais enseigné.
Mais Drago ne veut pas d'une reconnaissance pareille. Rien que l'idée d'infliger un tel contact à Jude le révulse, lui évoquant en un instant tous ces hommes qui ont déjà dû profiter de lui au cours des dernières années... Merde, ce n'est qu'un gosse !
Pourtant, Jude continue d'avoir cette attitude ambiguë à son égard. Dans sa façon de le regarder. De rechercher le contact physique alors que ce n'est pas nécessaire. Mais il y a plus que cela... Par moments, Jude exprime sans le vouloir une admiration sans borne, qu'il ne parvient pas à cacher. Ses yeux dissimulent une fascination profonde qui transparaît parfois à la surface, malgré lui, et ce n'est pas bon signe. Car s'il cherche à cacher ces émotions, c'est qu'elles sont fortes et vraies. Et Drago sait très bien d'où elles viennent. Jude le regarde ainsi depuis qu'il l'a sauvé d'Huckleberry dans les douches. La reconnaissance qui en a découlé n'a fait qu'évoluer de jour en jour, pour aboutir à cette sorte d'adoration qui met Drago mal à l'aise...
D'autant plus mal à l'aise que Drago reste parfois captivé lui aussi par son jeune codétenu. Par son étrangeté, sa grâce féline, sa sensualité assumée. La seule idée de le repousser lui fait mal. Plusieurs fois déjà, Jude lui a arraché un baiser par surprise, par ruse ou par jeu, rien que pour le narguer, selon ses propres termes. Mais Drago sait qu'il y a plus. Il y a trop d'espoir dans les yeux malicieux de Jude : il teste la résistance de Drago et espère à chaque fois qu'il va le faire céder... Mais Drago ne peut pas. Pas après ce que lui-même a subi des mains de Monroe.
℘
Le temps s'écoule. Jude a purgé plus de la moitié de sa peine. Dans huit mois, il sera libre. On est en juillet, et la chaleur a poussé les prisonniers à chasser draps et couvertures. Drago se réveille instantanément lorsqu'il entend Jude se lever et s'allonger à côté de lui.
Les yeux ouverts dans le noir, sous la clarté de la Lune qui pénètre dans le couloir, Drago soupire :
– Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il aussi froidement que possible tandis qu'il voit Jude sourire, allongé à quelques centimètres de lui.
– Tu es sûr de n'avoir rien oublié ? murmure Jude sans se laisser intimider par ce ton qu'il a appris à bien connaître.
Il lui prend soudain la main pour jouer avec ses doigts. Drago se dégage sèchement :
– De quoi est-ce que tu parles ?
Le sourire de Jude s'élargit :
– C'est mon anniversaire.
Drago secoue la tête :
– Et alors ?
– Alors j'ai dix-sept ans.
Jude se redresse brusquement et lui plante un baiser sur la bouche :
– Ça veut dire que tu n'as plus à t'en vouloir.
Drago reste figé, alors Jude en profite et l'embrasse à nouveau : le plus long et le plus langoureux baiser qu'il ait jamais osé lui voler. Drago finit par reprendre ses esprits pour l'écarter :
– Jude, Jude, Jude... Arrête.
– Pourquoi ?
– Tu sais très bien pourquoi ! Parce que je ne veux pas que tu te sentes obligé...
– Je t'en prie, ne me ressors pas tes conneries de « syndrome de reconnaissance » encore une fois !
Jude se redresse pour le regarder dans les yeux, lui au-dessus de Drago, et Drago ne lui a jamais vu un tel sérieux. Et une telle blessure, également... Ça y est, il a réussi à blesser Jude. Mais quel autre choix avait-il... ?
La répartie du jeune homme le surprend :
– Je sais que tu ne veux pas avoir le sentiment de profiter de moi, énonce-t-il très calmement. Je sais que tu es persuadé que mon enfance m'a traumatisé, et que tu ne veux pas ajouter ton nom à la liste de tous les connards plus âgés que moi qui m'ont déjà baisé. Je le sais, et je te suis reconnaissant pour ça, c'est vrai. Sincèrement. Mais maintenant, je veux que tu comprennes quelque chose. Quelque chose que tu m'as toi-même dis il y a très longtemps. Ne laisse pas mon passé me définir.
Jude reprend son souffle, et Drago n'ose pas détacher son regard du sien :
– Oui, je me suis prostitué, déclare-t-il d'une traite. Oui j'ai été maltraité par des connards, et oui, quand je t'ai embrassé la première fois, ce n'était pas une réaction appropriée de ma part. Tu as eu raison de ne pas y répondre, de me préserver, de me traiter comme tu l'as fait. Mais maintenant tu vas m'écouter, Malefoy. Ce n'est pas parce que j'ai fait la pute que j'en suis toujours une. Ce n'est pas parce que j'ai fait la pute que je suis incapable d'aimer, ou que je ne sais pas faire la différence entre le sexe, l'attirance, la reconnaissance, et l'amour. Je t'aime, bordel de merde ! Je t'aime, et toi tu me piétines, parce que tu n'as même pas la décence d'accepter mes sentiments ! C'est ça qui me tue, Drago ! Tu me traites comme un enfant incapable d'éprouver des émotions vraies et sincères ! Tu ne reconnais pas ce que je ressens pour toi, mon amour n'existe pas à tes yeux ! Je vais te dire : la seule personne ici qui me traite encore comme une pute, c'est toi ! J'en suis encore une uniquement pour et à cause de toi ! Parce que mes émotions n'ont pas de valeur...
Jude s'interrompt, totalement bouleversé, et Drago reste paralysé avec la sensation que chaque mot plante un peu plus ses griffes dans son cœur. Il s'est trompé. Totalement, et depuis longtemps, il s'est complètement trompé...
– Je t'aime..., répète Jude. Et oui je te veux, et je te désire, mais pas parce que c'est la seule chose que j'aie jamais connue au monde. Parce que c'est toi.
Il reprend avec son humour nonchalant :
– Et aussi parce que je n'ai rien fait depuis plus d'un an à cause de toi, et que je suis en manque... Tu dois l'être encore plus toi aussi, d'ailleurs.
Mais il tempère, doux, horriblement charmeur :
– Il n'y a rien d'immoral dans tout ça. Alors, je comprendrais que tu me rejettes parce que tu n'aimes pas les hommes... Mais je te préviens : c'est la seule excuse que j'accepterai de ta part.
Drago secoue la tête. La conversation éclate dans son esprit, et il réalise soudain avec une acuité décuplée la pression du corps de Jude contre le sien, son visage penché sur lui et ses yeux qui attendent sa réponse, intenses, brûlants :
– Je n'ai jamais vraiment eu à me poser la question jusqu'à maintenant, murmure-t-il finalement. Toutes les personnes que j'ai aimées se sont juste trouvées être des femmes, et je n'ai pas cherché plus loin... Mais... Non, ce n'est pas un problème.
Il le réalise comme une chose déjà présente en lui, un élément dont il avait toujours connu et accepté l'existence, sans avoir besoin de l'énoncer. Jude s'autorise alors un sourire, un franc sourire de triomphe cette fois, et il l'embrasse à nouveau. Mais Drago le repousse une dernière fois :
– Je suis trop vieux pour toi...
– Ne me fais pas rire.
Jude capture ses lèvres entre les siennes et ne le laisse pas repartir. Drago sent la douceur de ce baiser, à la fois chaud et profond, et il ne peut plus lui dire non. Les sensations se sont frayées un chemin trop longtemps en lui cette fois-ci, il en veut plus. Jude a raison. Depuis quand n'a-t-il plus connu une telle intimité avec quelqu'un... ? Depuis Astoria. Ce n'est pas seulement physique : c'est un vide émotionnel qu'il cherche à combler, une soif monstrueuse en lui qui s'est accrochée à Jude, malgré lui et sans qu'il s'en rende compte...
Brusquement, alors que Jude introduit sa langue entre ses lèvres, Drago réalise que lui aussi a envie de ce corps penché sur le sien. Lui aussi a envie de le serrer dans ses bras et de s'unir à lui comme si c'était la fin des temps. Mais pas seulement. Jude l'a toujours attiré, même s'il a mis si longtemps à le reconnaître... Mais ce n'est pas pour cela qu'il jette ses bras autour de sa nuque pour lui rendre son baiser. Ce n'est pas pour ça qu'il l'embrasse à perdre haleine jusqu'à sentir son désir croître tout contre lui. Non, Drago embrasse Jude car lui aussi en est tombé éperdument amoureux. Il l'aime. Il l'a aimé comme un fils, comme un frère, comme un ami, et à présent, comme un amant. Il veut l'aimer dans sa chair autant que dans son cœur.
Il reste néanmoins gêné par la jeunesse du garçon, par cette proximité qu'ils ont partagée depuis si longtemps et qui rend leur relation si étrange, et aussi, bien sûr, par ces rapports nouveaux qui n'ont de précédent que le viol, dans son existence. Drago reste paralysé par le souvenir de Monroe. Par ce que Jude a dû subir, lui aussi, aux mains de Norton... Il ne veut pas lui faire mal. Il ne veut pas appartenir à cette catégorie de gens qui blessent de jeunes garçons pour leur simple plaisir.
Jude perçoit sa timidité et procède tout en douceur. Il s'allonge auprès de lui et l'embrasse simplement, jusqu'à ce qu'ils aient le souffle court et puissent sentir leurs désirs l'un contre l'autre. Alors seulement, il caresse Drago à travers l'épaisseur du vêtement, puis passe outre. Drago se tend. Il ne peut pas quitter Jude des yeux. Instinctivement, il reproduit ses gestes et trouve son plaisir par le seul fait de voir les pupilles du garçon se dilater. Pendant un certain temps, ils ne font que se toucher ainsi, avec l'hésitation des premiers rapports, qui rendent les choses si maladroites et si douces.
Puis Jude se déshabille, et Drago retrouve avec cette fascination désormais assumée les lignes souples et graciles de ce corps jeune, adolescent, parfait. Il a presque honte un instant d'envisager de se déshabiller à son tour, mais Jude ne lui laisse pas le choix : il lui retire son haut et embrasse la ligne de ses épaules, sa poitrine, son torse. Il marque un temps d'arrêt et le contemple avec une expression totalement inédite : un amour profond et intense, pour quelque chose qu'il a désiré pendant très longtemps.
– Tu es beau, Malefoy, lui murmure-t-il comme si c'était un péché particulièrement pervers. De tous les détenus de cette prison, c'est incroyable à quel point tu peux avoir l'indécence d'être beau...
Drago éclate de rire :
– Ferme-la, petit con.
La suite se fait d'elle-même. Drago et Jude retirent leur bas de combinaison et leurs corps s'enlacent comme s'ils avaient longtemps attendu inconsciemment de le faire. Avec désinvolture – une désinvolture qui choque momentanément Drago, mais que Jude lui fait oublier d'un baiser – Jude se prépare lui-même sans cesser de l'embrasser. Lorsque Jude l'enjambe enfin pour se mettre au-dessus de lui, Drago a une dernière hésitation. Mais Jude l'anticipe et le regarde sereinement, sans ciller, saisissant son visage entre ses mains en coupe. Il ne dit rien, mais ses yeux expriment : « Tout ira bien ». Alors, Drago acquiesce, Jude se redresse, et le guide lentement pour le faire pénétrer en lui.
Les premières secondes, Drago n'ose rien faire, de peur encore une fois de le faire souffrir. C'est Jude qui entame les premiers mouvements. Il n'a aucune gêne, aucune maladresse, mais pour la première fois, Drago n'y voit pas le reflet d'une expérience forcée : Jude se laisse emporter avec la ferveur d'une personne épanouie, passionnée, totalement en confiance, et heureuse au-delà des mots. Il recherche son propre plaisir et Drago ne peut s'empêcher de réagir à la vague de sensations qu'il provoque en lui : il se relève, enlace le jeune homme par les épaules et l'embrasse, jusqu'à l'allonger sous lui. Alors seulement, Drago oublie tout : l'espace d'une seconde, il oublie qu'ils sont en prison, il oublie Azkaban, Monroe, son père, et tous ceux qui lui ont fait du mal, il oublie qu'il est un Mangemort condamné, et Jude un ancien prostitué qu'on a martyrisé. Il pénètre Jude sans plus aucune crainte, mais parce qu'il aime sentir son corps onduler sous lui, se resserrer autour de lui, parce qu'il aime ses gémissements, son étreinte, et parce qu'il l'aime tout entier, tout simplement. Il aime même cette étrange sensation d'interdit qui les voit s'unir et se réunir, au mépris de toute morale, de toute convention...
Drago gémit lui aussi lorsqu'il se sent venir, et il n'éprouve plus aucune culpabilité : rien qu'un profond sentiment de plénitude. Sa main vient chercher le plaisir de Jude, qui le rejoint bientôt. Tous deux s'effondrent sur la couchette et restent ainsi, éperdus de chaleur, ivres du corps de l'autre. Ils ne disent rien : ils regardent leurs doigts jouer ensemble et s'entremêler, puis Drago se voit revenir peu à peu à la réalité. C'est normal. C'est lui le plus âgé :
– Tu ne peux pas rester dormir là, dit-il à Jude. Nous avons déjà été suffisamment imprudents : un gardien pourrait passer à n'importe quel moment...
– Je sais.
– Et dans la prison... Personne ne doit savoir.
– Je sais.
Jude se redresse. Son visage est une peinture de jeunesse et de maturité curieusement mêlées. Il caresse la joue de Drago :
– Je t'aime, murmure-t-il. C'est tout ce qui compte.
Drago se redresse à son tour, l'embrasse du bout des lèvres :
– Tu as raison, dit-il. C'est tout ce qui compte.
Et ils échangent à nouveau un baiser passionné, juste avant de se séparer. Pas pour longtemps cependant. Tous les deux le savent : la nuit suivante, ils recommenceront. Et la nuit d'après aussi, sans aucun doute. Toutes les nuits que la vie voudra bien leur donner.
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