Réveil
Pour la deuxième fois de sa vie, Drago se réveille dans la chambre d'ami de Potter. Il reconnaît immédiatement le papier peint gris terne et l'espèce de gigantesque armoire en chêne qui lui barre la vue. C'est le petit matin : il le sent à la lueur particulière des lampadaires qui filtre à travers les persiennes. Il fait sombre, mais le soleil est déjà fort. Drago ne sait plus qui il est.
En se redressant légèrement, il perçoit de profondes courbatures à travers tout son corps. Comme si chacun de ses membres avait été lacéré en longueur, pile entre les muscles, pour ne laisser aucune blessure, aucune marque, si ce n'était cette brûlure intense au moindre mouvement...
Drago a du mal à respirer. Sa poitrine l'élance douloureusement : chaque inspiration est un coup de poignard comme ceux qu'il a parfois reçus à Azkaban. Est-ce que ce sont ses vieilles cicatrices qui se réveillent ainsi ? Est-ce que chaque parcelle de son corps se trouve contrainte de revenir au monde, de la plus douloureuse des façons, comme une nouvelle et monstrueuse naissance ?
Oui, c'est cela. Drago a l'impression de renaître au monde. De s'éveiller comme une créature nouvelle et différente. Une créature qu'il n'a pas envie de connaître.
Les visions terribles de son inconscience l'ont quitté au fil des heures. Mais Drago en conserve le souvenir. Brusquement, il plaque le poing sur sa poitrine, là où son cœur palpite, et quelque chose lui semble vide. Il ne saurait dire quoi. Quelqu'un – sans doute Potter – l'a revêtu d'un T-shirt trop grand pour lui. D'un geste vif, si vif qu'il manque de déchirer le tissu, Drago retire le vêtement et presse ses deux mains sur sa poitrine, écartèle sa peau, griffe et creuse encore, à la recherche de ce quelque chose qui manque, un indice, un signe, n'importe quoi, mais le vide demeure inaccessible. Il n'est pas inscrit dans sa chair, il est en lui. Dans son âme.
L'âme...
Drago ferme les yeux, et tout lui revient en mémoire. Brusquement, ses souvenirs affluent et lui fracassent l'esprit comme un pic à glace. Le sous-sol. L'inconnu. Le poignard. La main de Potter autour de la sienne... Et la douleur, les visions, la sensation de sentir quelque chose s'échapper de son corps, et quelque chose mourir, deux morts en vérité : un peu de lui, un peu du mal qui le ronge...
Le virus. Il est parti. Drago a créé un Horcruxe, et le voilà qui s'éveille telle une créature de la nuit, pleurant sur sa nouvelle vie.
Il a dû crier sans s'en rendre compte. Il a dû crier, car Potter débarque soudain dans la chambre, débraillé et les yeux fous :
– Tu es réveillé ! s'exclame-t-il en se précipitant sur le lit. Comment tu te sens ?
Il veut lui prendre la main et lui toucher le front par réflexe, mais Drago reste obnubilé par les souvenirs de la crypte :
– Ne m'approche pas ! rugit-il en manquant tomber du lit.
Potter suspend son geste. Il a peur, Drago le voit : une peur immédiate et totale, et Drago se demande avec un soupçon d'angoisse ce à quoi il peut bien ressembler, pour susciter une réaction pareille. Puis, à nouveau, les souvenirs reviennent :
– Comment tu as pu me faire ça... ? murmure-t-il, car la force de ce qu'il ressent tout à coup l'étouffe, et qu'aucun autre mot ne parvient à franchir ses lèvres.
Potter, à défaut de pouvoir s'approcher, s'agenouille auprès du lit :
– Je t'ai sauvé la vie..., souffle-t-il.
– Conneries !
– Le virus est parti, tu es guéri, tu ne vas plus mourir !
– MAIS A QUEL PRIX ?!
Drago n'a pu retenir ce hurlement : il s'échappe de lui sans le moindre contrôle, comme s'il appartenait à un autre :
– Tu m'as pris ma vie ! hurle-t-il. C'était ma vie, Potter, MON choix ! Je l'avais accepté, bordel de merde !
– Tu avais accepté de mourir ?!
– Oui ! Oui, tout plutôt que ce que tu viens de m'infliger !
– Je t'ai sauvé !
– Tu m'as rendu comme lui !
Drago reprend son souffle. Il se sent faible et la douleur lui perce les poumons. Mais la colère est plus forte. En face de lui, Potter écarquille les yeux, comme un enfant qui vient seulement de réaliser l'ampleur de sa bêtise :
– Tu m'as fait boire du sang de licorne ! reprend Drago, incapable de s'arrêter. Tu m'as forcé à tuer un homme, à créer un Horcruxe, à séparer mon âme en deux ! Aucun autre mage noir n'avait jamais commis un tel sacrilège à part Voldemort depuis des siècles et des siècles ! Pourquoi, à ton avis ?
Drago agrippe soudain Potter par le devant de son haut, sans prévenir, pour le forcer à le regarder dans les yeux. Pour qu'il contemple son œuvre :
– Tu as fait de moi un être contre-nature, articule-t-il lentement. Je suis vivant, oui, mais je n'ai plus qu'une demi-vie : une vie maudite. Qui pourrait vouloir d'une telle vie ?
Drago le secoue brusquement, et Potter se laisse faire :
– Tu as pris une partie de mon âme ! hurle-t-il, et des larmes brûlantes se frayent un chemin tout contre ses pointes lacrymales. Tu m'as volé le seul contrôle qu'il me restait sur mon existence : le choix de mourir !
– Parce que tu voulais mourir ? rétorque soudain Potter comme si ces simples mots avaient agi comme un électrochoc.
– Bien sûr que non, crache Drago. Mais ce que tu m'as fait est pire que la mort.
Il le relâche soudain, totalement exténué, mais surtout lassé au plus profond de lui-même. La vision de Potter le dégoûte. Il lui inspire une colère telle qu'il n'a même plus la force de la ressentir. Il a peur : peur de ce qu'il est devenu, de ce qui gît tout au fond de lui... Peur de ces visages morts qui le contemplent par-delà le voile de la conscience...
Drago tressaille tout à coup :
– Quel jour sommes-nous ? demande-t-il.
Potter le dévisage bêtement, surpris par son changement d'attitude et de ton :
– Le vingt-et-un..., finit-il par balbutier.
Drago sent l'adrénaline pulser dans ses veines :
– Je dois partir, déclare-t-il.
Ce n'est pas comme la dernière fois, lors de sa fuite après le baiser de Potter. Il a dit cela d'un ton calme, mesuré, déterminé. Peut-être est-ce aussi cela le nouveau lui, désormais... Plus froid, plus détaché, car amputé de sa capacité à ressentir... Pourtant, si Drago ressent quelque chose en ce moment, c'est bien l'urgence de la situation :
– Je dois partir, répète-t-il.
Et Potter n'ose pas contester cette décision. Il le voudrait, Drago le voit dans ses yeux. Mais il n'ose pas. Quelque chose dans le regard de son interlocuteur l'a réduit au silence, mais Drago ne veut pas savoir ce que c'est. Soudain, porté par un accès de haine aussi glacé que colossal, Drago articule simplement :
– Je ne veux plus jamais te revoir.
Et il transplane. Tout d'abord chez lui, pour prendre le temps de passer des vêtements autres que le bas de jogging de Potter. Ensuite, il prend une profonde inspiration et transplane dans l'un des derniers endroits où il souhaiterait se trouver sur Terre. Le village de pêcheurs en face de la prison d'Azkaban.
Face au soleil levant, Drago s'assoit sur le quai à même le ponton, et attend tout en observant le ressac des vagues frapper la digue. Il ne distingue pas l'île au loin. Pourtant, jamais il n'a été autant attiré par elle. Il voudrait que son regard puisse percer l'horizon, par-delà vents et marées, pour lui apporter l'information qu'il recherche...
Les fantômes de ses rêves le hantent. Pas sa mère ni son père, ni les sœurs Greengrass, non. Le fantôme de Jude. De tous les revenants qui l'ont torturé, tout le temps qu'a duré son inconscience, Jude était sans aucun doute le pire. Celui qu'il voyait constamment, et qu'il ne pouvait fuir ou atteindre, malgré tous ses efforts... Pourquoi a-t-il vu Jude ? Tous les autres étaient morts depuis des années, alors pourquoi a-t-il vu Jude... ? Drago a peur de répondre à cette question. Il a peur et en même temps, il doit savoir... Son cœur bat plus fort dans sa poitrine, son cœur mutilé à vie, et Drago ressent pour la première fois dans ses veines la saveur si particulière de cette vie damnée que Potter lui a promise...
Drago chasse cette pensée. Potter n'a plus aucune importance désormais : il n'est rien pour lui et ne le sera jamais. Seul compte Jude... Jude qui doit sortir aujourd'hui.
Dans un élan désespéré, Drago ne peut s'empêcher d'entourer son corps de ses bras. Il meurt d'envie de voir le jeune homme. Ces quelques semaines ont semblé être une éternité pour lui, surtout depuis qu'il s'est su condamné... Alors que chaque minute comptait, que chaque jour pouvait être le dernier... Drago s'est fait la promesse de tenir jusqu'à ce jour, le vingt-et-un, jusqu'à la libération de Jude... Et aujourd'hui, voilà qu'il se tient sur le quai, maudit, mais libre... Libre de vivre une vie longue, avec lui. Avec Jude. Mais si Jude est condamné lui aussi...
Drago incline la tête. La culpabilité qu'il ressent le consume de toute part. Elle est aussi forte que son amour pour le garçon. La pensée qu'il ait pu le contaminer en couchant avec lui...
Ils l'ont fait si souvent, et pendant si longtemps que cela relèverait du miracle si Jude n'était pas infecté. La seule consolation de Drago est que si Jude est bel et bien atteint du VIH, alors l'infection remonte à moins d'un an, et avec une prise en charge correcte, lui aussi pourra vivre encore très longtemps, plus de trente ans peut-être... Mais Drago n'en demeurera pas moins responsable.
Lorsque Potter lui avait demandé si d'autres personnes avaient pu le contaminer dans la prison, en dehors de Monroe et de ses sbires, Drago avait répondu non. Car Jude, comme tous les prisonniers labellisés « prostitués », avait reçu à son arrivée à Azkaban la fameuse injection le rendant non-contagieux vis-à-vis des autres détenus. Mais cette injection ne le protégeait pas de la contamination...
Drago serre les poings et relève la tête. Il en a assez d'attendre. L'inquiétude commence à se frayer un chemin dans son esprit : lente, insidieuse. Il est presque midi, et le bateau devrait être là depuis longtemps.
Se relevant lourdement à cause de ses courbatures, Drago regarde autour de lui, explore le village des yeux. Le quai est désert, à l'exception d'une masure qu'il reconnaît comme celle appartenant à Charon. Alors même que Drago s'en approche, la porte s'ouvre, comme si le passeur avait guetté sa présence :
– Malefoy ! s'exclame le vieil homme qui fait traverser gardiens et prisonniers depuis des générations. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Drago plisse les yeux. Le soleil le blesse et il a la gorge sèche lorsqu'il prononce ces mots :
– J'attends un prisonnier ! crie-t-il pour couvrir le bruit de la houle. Judicaël Blake. Il est censé sortir aujourd'hui.
Charon se gratte la tête et fronce les sourcils :
– Judicaël Blake ? répète-t-il.
Un instant d'hésitation se glisse dans sa voix, et c'est dans cet instant que Drago voit son monde basculer :
– Il est mort ! déclare Charon.
Et c'est comme si un coup de massue venait de s'abattre sur la mer. Drago recule :
– Quoi... ? articule-t-il tandis que Charon fait mine de le rejoindre.
– Il est mort, énonce à nouveau le vieil homme. Peut-être trois jours après ta libération. Des prisonniers l'ont passé à tabac.
Drago n'entend plus rien. Son sang bourdonne à ses oreilles, comme concentré dans sa boîte crânienne. Il ressent brusquement l'envie de vomir :
– Ce n'est pas possible..., souffle-t-il, incapable de respirer.
Déjà, Charon rentre dans sa masure, indifférent à sa réaction, mais Drago le retient :
– Je veux le voir ! hurle-t-il. Je veux le voir !
– Le voir ? ricane Charon, ce qui choque profondément Drago. Mais mon garçon, il est enterré depuis longtemps ! Azkaban a son propre cimetière : je crois que tu y as vécu suffisamment longtemps pour le savoir !
C'en est trop pour Drago : il agrippe le vieil homme à deux mains et le plaque contre la façade de la maison :
– Qui a fait ça ? hurle-t-il. Je veux savoir : qui a fait ça ?!
Charon lève les mains en signe de défense et perd son sourire. Rien que pour ça, Drago voudrait lui éclater les dents. Mais il répond :
– Deux... deux prisonniers... Manz, et Lensher. Oui, c'est comme ça qu'ils s'appelaient. Manz et Lensher. J'ai entendu dire qu'ils avaient laissé aucune chance au petit après l'avoir tronché...
Drago blêmit. L'espace d'une seconde, une seconde intense, il sent ses doigts se resserrer autour du cou du vieil homme comme pour l'étrangler. A nouveau, il ne ressent plus rien, à part cette détermination immense qui se fraye un chemin en lui à coups de longs hurlements, les hurlements de Jude...
Puis il se perd. La douleur palpite en lui comme un animal brûlant, vivant, qui le déchire en dévorant ses organes un par un. Drago voit le visage mort et détruit de Jude, et il entend sa voix dans sa tête : « Pourquoi est-ce que tu m'as laissé ? Tu m'as abandonné. Tu m'as abandonné, et regarde ce qu'il est advenu de moi ! ».
Les traits de Jude disparaissent soudain dans un assaut de vermine : ses paupières se trouent, ses joues se percent d'une myriade d'insectes grouillants, et Drago transplane par réflexe en hurlant, espérant en vain échapper à ses visions...
Le sortilège déchire ses chairs avant même qu'il ne touche le sol. Drago s'effondre, la poitrine en sang, sans rien voir de ce qu'il se passe autour de lui. Une voix féminine hurle, se précipite sur lui, verse sur son torse désartibulé un liquide qu'il ne connaît pas. La douleur physique s'atténue, mais l'autre est toujours là : le cadavre de Jude, et ses beaux traits réduits à néant, et sa voix qui le supplie dans les ténèbres...
– Malefoy ! crie une voix. Malefoy !
– Je suis désolé..., articule doucement Drago. Je n'avais nulle part où aller...
Il tend la main, sent sous ses doigts la pulpe chaude d'un visage en larmes, puis succombe face à tous les spectres qui l'attendent.
Drago perd connaissance dans le bureau d'Hermione Granger.
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